CCB/VP
27.03.03
CLERMONT-FERRAND
Le 27 mars 2003
TRANSPARENCE ET SECRET : RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES ET DES LIBERTÉS INDIVIDUELLES
par Christian Charrière-Bournazel
Mesdames, Messieurs,
Vous attendiez un conseiller d’État, un avocat le remplace : signe que le sujet qui m’est imparti n’est susceptible d’aucune appropriation partisane et qu’à la place qui était assignée à Jean-Michel Belorgey, je n’élaborerai pas une approche contraire à la sienne.
Transparence et secret. Ce qui est en question dans la juxtaposition de ces mots, c’est d’abord le conflit entre les droits individuels et la nécessaire régulation collective ; c’est ensuite l’antinomie entre ce qui est supposé pouvoir rester caché et ce qui devrait pouvoir être vu ; enfin, c’est la distinction qu’il vous appartient de faire, à vous travailleurs sociaux, entre ce que vous avez le devoir de taire, la faculté de dire ou l’obligation de rapporter.
D’autres professions ont une problématique voisine : les médecins astreints à des obligations de dénonciation ; les prêtres à qui l’on a reproché de couvrir leurs confrères, notamment dans des affaires de pédophilie ; les avocats qui sont confrontés quotidiennement à l’obligation de trier entre ce qu’ils peuvent plaider et ce qu’ils doivent taire et dont les cabinets sont exposés, sous la forme des perquisitions, à des violations du secret professionnel parfois illégitimes.
Pour ce qui vous concerne, vous travailleurs sociaux, en quoi puis-je vous être utile sinon en tentant de vous convaincre d’une évidence : aussi insatisfaisant que soit l’état du droit, vous devez vous y tenir comme un skipper à son voilier, à peine d’être jetés à la mer et perdus.
Mon propos comprendra deux parties :
– je rappellerai d’abord l’articulation des règles de droit qui vous concernent entre transparence et secret ;
– en second lieu, j’évoquerai les rapports entre le droit et la morale à travers les conflits de devoirs et les éventuelles transgressions.
I – L’ORDRE DU DROIT
Le programme de cette journée précise en préambule : « La réponse donnée par la loi aux professionnels quant à l’attitude à tenir n’est pas vécue comme d’une clarté éblouissante ; le droit a la réputation d’être plein de contradictions et de justifier tous les comportements, y compris les plus corporatistes et frileux. ».
Il est précisé plus loin : « L’ambition de cette formation est de rappeler les règles du jeu applicables, mais surtout les expliquer et offrir les cadres du raisonnement afin que les intéressés découvrent eux-mêmes les réponses aux questions concrètes auxquelles ils pourront être confrontés sur le terrain ».
Je me réjouirais d’avoir pu servir cette ambition.
Sans empiéter sur le sujet de Monsieur Pierre Verdier ou celui de Monsieur Jean-Pierre Rosenczveig, je voudrais réfléchir un moment sur les règles qui vous régissent avant de vous livrer quelques réflexions sur la nécessité d’un droit même fragile ou confus.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les règles sur le secret, sur les dérogations au secret et sur la transparence.
A – LE SECRET
L’article 226-13 du code pénal a aujourd’hui dix ans. Il a remplacé l’article 378 de l’ancien code.
Il ne définit pas le secret professionnel. Il se borne à édicter la peine dont se trouve punie « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire » (un an et 100.000 francs d’amende).
Aucune définition légale n’est donnée du secret.
Mais la jurisprudence, depuis déjà longtemps, a précisé ce que cette notion recouvre. Un arrêt de 1995 l’a redit : le secret s’impose « dans l’intérêt des particuliers pour garantir la sécurité des confidences que ceux-ci sont dans la nécessité de faire à certaines personnes du fait de leur état ou de leur profession ».
Pour définir ce qui est de l’ordre du secret, trois éléments sont donc à prendre en compte :
– une confidence,
– à un dépositaire par état ou par profession,
– à qui il est nécessaire de la faire.
Le même arrêt de 1995 rappelle que le délit a été institué à la fois dans l’intérêt général pour assurer la confiance qui s’impose dans l’exercice de certaines professions, mais également dans l’intérêt des particuliers.
Il est d’une haute signification morale.
D’une manière tout à fait judicieuse, Monsieur Yves Bot, procureur de la République du Tribunal de grande instance de Paris, avait usé d’une formule lors d’un colloque, il y a quatre ans, à propos des rapports entre l’avocat, la vérité et le secret : « La rencontre entre un client et son avocat, c’est la rencontre d’une confiance et d’une conscience ».
Ce devoir de secret que la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a érigé en « norme européenne » est général et absolu. Le devoir de secret s’impose même s’agissant d’un fait connu ou simplement susceptible de l’être, même si d’autres personnes connaissent les faits couverts par le secret, même lorsqu’il s’agit d’informations que le professionnel avocat n’a pas reçues de son client mais qui concernent son adversaire.
Le médecin comme l’avocat ne peuvent même pas dire de qui ils sont les conseils. Un médecin a été condamné naguère en correctionnelle parce que, médecin d’un homme célèbre, il était intervenu publiquement pour dire que, quoique spécialiste d’un certain type d’affections, la personne célèbre en cause n’en était pas atteinte. Ainsi, l’intervention faite dans l’intérêt même de la personne avait-elle été jugée délictueuse au regard du secret auquel le médecin était tenu.
Quelles catégories de professionnels sont astreintes au secret en raison de leur profession, de leur état ou de leur fonction temporaire ?
Vous le savez tous :
– les assistantes du service social et les élèves des écoles qui les préparent à cette profession ;
– les fonctionnaires des trois fonctions publiques (l’étatique, la territoriale et l’hospitalière) ;
– les personnes appelées à collaborer au service départemental de protection maternelle et infantile, à transmettre les dossiers médicaux des enfants, à prendre connaissance du carnet de grossesse, à transmettre l’attestation de passation du premier examen médical prénatal, à prendre connaissance des renseignements du carnet de santé du jeune enfant ou à transmettre le certificat de santé ;
– les agents du service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée ;
– toute personne appelée à intervenir dans l’instruction des demandes ou l’attribution de l’allocation ou encore dans l’approbation et la mise en œuvre du RMI ;
– toute personne intervenant dans l’attribution de la révision des admissions à l’aide sociale ;
– les personnes chargées de la surveillance dans les établissements hébergeant des personnes âgées, des adultes infirmes, des indigents valides et des personnes accueillies en vue de leur réadaptation sociale ;
– les membres de la Commission départementale des hospitalisations psychiatriques ;
– les personnes entendues par le conseil de famille des pupilles de l’État ;
– les agents de la sécurité sociale ;
– les agents de probation ;
– les travailleurs sociaux dans le cadre des établissements pénitentiaires.
Chacune de ces catégories de personnes est visée par un texte précis qui renvoie à l’article 226-13 du code pénal qui réprime la violation du secret professionnel.
B – LES DÉROGATIONS
1°) Les divulgations autorisées
L’article 226-14 du code pénal indique, de manière générale, que dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret, les professionnels sont dispensés du secret.
Le même article précise que le secret n’est pas applicable à quiconque « informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de sévices ou privations dont il a eu connaissance et qui ont été infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique ».
Ainsi, le travailleur social a-t-il la faculté de dénoncer, mais non pas l’obligation.
2°) Les dénonciations non exemptées du secret
Pour tout citoyen, est un délit le fait de ne pas informer les autorités judiciaires de ce que va être commis un crime dont on peut encore prévenir ou limiter les effets.
De même, est un délit le fait pour quiconque ayant la preuve de l’innocence d’une personne de ne pas aussitôt apporter son témoignage aux autorités judiciaires ou administratives.
Mais les personnes astreintes au secret professionnel sont dispensées de cette obligation.
Ainsi, les acteurs sociaux ne sont-ils jamais obligés légalement de dénoncer un crime ou de témoigner en faveur d’un innocent si cette dénonciation ou ce témoignage sont de nature à porter atteinte à leur secret professionnel.
3°) Les abstentions fautives
Il en est deux sauf omission :
– L’obligation pour toute personne participant aux missions du service de l’aide sociale à l’enfance de transmettre, sans délai, au président du Conseil général ou au responsable désigné par lui toute information nécessaire pour déterminer les mesures dont les mineurs et leur famille peuvent bénéficier en particulier pour ce qui touche aux mineurs susceptibles de faire l’objet de mauvais traitements.
Si l’article L.221-6 du code de l’action sociale et des familles soustrait aux obligations du secret professionnel la personne tenue de transmettre de telles informations, cette personne encourt des poursuites disciplinaires pour être restée passive devant une situation de maltraitance par exemple.
– L’obligation faite à tout citoyen, au titre de l’article 223-6 du nouveau code pénal, d’empêcher par son action immédiate que se commette un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle d’une personne et alors même qu’il ne court aucun risque pour lui ou pour les tiers. C’est le même article qui punit l’omission volontaire de porter secours.
Les travailleurs sociaux tenus au secret professionnel sont, comme tout citoyen, susceptibles d’être poursuivis sur ce fondement de l’abstention délictueuse.
Tout cela est-il contradictoire ?
C – LA TRANSPARENCE
Les travailleurs sociaux sont tenus à une forme de transparence depuis la loi du 4 mars 2002 qui a pour but d’améliorer l’information des malades, l’accès à leur dossier et plus généralement l’accueil dans les établissements d’hospitalisation.
En outre, le décret du 15 mars 2002 a modifié la procédure d’assistance éducative en introduisant des innovations dans neuf articles du nouveau code de procédure civile.
De quoi s’agit-il ?
D’abord, il faut éviter des confusions et des amalgames.
La transparence n’est pas une obligation faite aux personnes, ce qui serait contradictoire avec le respect toujours plus grand des droits individuels et la protection, par le secret renforcé, des confidences que chacun peut être amené à faire à un dépositaire nécessaire.
La transparence c’est celle qui, en réalité, est requise dans l’intérêt des citoyens de la part d’un certain nombre d’acteurs de la vie publique :
– les administrations qui doivent communiquer aux intéressés leur dossier et dont les actes doivent être accessibles à chacun ;
– les femmes et hommes publics qui ne doivent rien cacher de leur passé, de leurs engagements et de leur fortune ;
– les entreprises cotées en bourse qui ne doivent pas tricher sur leurs comptes quand elles font appel à l’épargne : ce mot de transparence est d’ailleurs utilisé dans les textes du code monétaire et financier.
La transparence, pour être acceptable, doit s’entendre comme une liberté publique de plus : celle de peuples mûrs auxquels il n’est pas question en démocratie de mentir. La transparence est le contraire de l’opacité au service d’intérêts obscurs et partisans.
Elle deviendrait inacceptable si elle se confondait avec l’obligation pour chacun d’être transparent, diaphane, translucide, c’est-à-dire vidé de sa propre substance.
Le décret du 15 mars 2002 s’inscrit dans le souci de la transparence au service des personnes.
Ainsi en va-t-il des mesures concernant :
– l’information dès l’ouverture de la procédure (article 1182 du nouveau code de procédure civile) ;
– la possibilité pour le mineur de désigner lui-même son avocat ou la faculté laissée au juge des enfants de désigner un administrateur ad hoc qui fera le choix d’un conseil ;
– l’accès au dossier de l’assistance éducative (article 1187) qui permet désormais à l’avocat de chaque partie de solliciter la copie des pièces ;
– sa consultation ;
– par le mineur, en présence de son père, de sa mère ou de son avocat.
C’est dans la transparence que s’inscrit ainsi cette faculté désormais d’accéder directement au dossier dans le cadre d’une procédure qui n’est plus tout à fait secrète même si elle n’est pas parfaitement contradictoire.
II – DROIT ET MORALE : CAS DE CONSCIENCE ET TRANSGRESSIONS
Le droit paraît souvent difficile à appréhender, en raison de l’empilement des lois les unes sur les autres, de leur contradiction apparente, de leurs modifications incessantes et enfin des évolutions de la jurisprudence.
Je voudrais vous livrer quelques réflexions sur le droit avant de proposer quelques clés pour régler les conflits de devoirs.
A – L’ORDRE NÉCESSAIRE ET FRAGILE DU DROIT
Nous devons nous souvenir d’abord que l’ordre du droit, contrairement à l’ordre de la nature, est variable, contingent et fragile.
L’ordre de la nature et ses lois préexistent à toute conscience humaine.
La chimie organique ou les lois du cosmos régissaient l’univers avant l’apparition de l’homme et continueront à le régir quand il aura disparu.
L’ordre du droit, au contraire, est fantasmé par l’homme.
Il est une création de l’esprit humain, une tentative pour organiser les rapports sociaux et mettre un peu d’ordre dans le chaos des désirs, des puissances et des passions.
Il est donc variable dans le temps et dans l’espace.
Il est la résultante d’une conscience collective à un moment donné d’un groupe donné.
Voltaire disait : « On peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et parfaitement innocent dans tout le reste du monde ».
C’est lui encore qui constatait qu’en se déplaçant à l’intérieur du pays, on changeait plus souvent de loi que de cheval.
Dans une planète devenue plus étroite, les variations du droit sont sensibles non seulement entre les civilisations aussi différentes que la civilisation chinoise et la civilisation musulmane qu’au sein de la civilisation occidentale chrétienne entre, par exemple, l’Europe qui s’est débarrassée de la peine de mort et les États-Unis qui la pratiquent encore.
La variation du droit dans le temps s’accélère de manière spectaculaire : de vieux avocats exercent encore au barreau de Paris qui, dans leur jeunesse, ont plaidé aux assises pour des femmes criminelles parce qu’elles s’étaient fait avorter. Au soir de leur vie, les mêmes avocats peuvent être amenés à plaider devant des tribunaux correctionnels où comparaissent des hommes et des femmes délinquants parce qu’ils ont tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter.
Cette simple constatation de la fragilité du droit, qui peut se modifier du tout au tout en l’espace d’une vie humaine, se double d’un second constat : le droit ne se confond ni avec la recherche de la vérité, ni avec le service de la morale, ni avec le souci de l’équité.
Ne croyez pas que je cherche à cultiver le paradoxe. Je vais donner quelques exemples.
1°) Le droit et la vérité
Jusqu’en 1972, le code civil interdisait d’établir en justice une filiation adultérine. L’enfant adultérin pouvait tout juste obtenir ce qu’on appelle des aliments, sans que soit établi pour autant son lien de filiation.
Plus près de nous, un mineur qui doute de sa filiation n’a pas le droit de demander que ses parents soient soumis à des tests ADN pour savoir s’ils sont son père et sa mère.
Un troisième exemple : l’enfant né sous X n’a pas le droit de connaître ses origines.
Il arrive au droit de camper contre la vérité.
2°) Le droit et la morale
Nous conviendrons tous ici que si la prostitution est une chose bien triste, le proxénétisme, lui, est odieux puisqu’il consiste à battre monnaie avec les faveurs sexuelles qu’un être humain vend à un autre.
Cela n’a jamais empêché l’administration fiscale de taxer d’office les revenus du proxénète comme ceux de la prostituée, d’en débattre juridiquement devant le tribunal administratif ou le Conseil d’État, l’un puis l’autre rendant des décisions de justice qui font jurisprudence.
Le droit des successions offre des bizarreries du même ordre : un père donne 50.000 € à chacun de ses enfants. Puis il meurt. Au moment de régler la succession, chacun rapportera non pas la somme qu’il a reçue, mais ce qu’elle est devenue : celui qui l’a dépensée en faisant la fête et qui n’a plus rien ne rapportera que l’argent qu’il avait reçu. Celui, au contraire, qui a investi la même somme dans l’achat d’un fonds de commerce qu’il a fait fructifier par son travail, devra rapporter la valeur du fonds de commerce, multipliée éventuellement par dix, quinze, vingt ou cent, et non pas la somme d’argent. Est-ce moral ?
3°) Le droit et l’équité
Les règles de la prescription font que, à un jour près, un droit est périmé et pourtant le préjudice est le même avant ou après l’expiration du délai de trois ans en cas de vol par exemple.
Ces approximations sont liées à la nature humaine. Chacune de ces règles, soumises à variations, à changements, s’explique au moment où elle est édictée, puis se trouve décalée puisque le droit est toujours à la remorque des évolutions sociales. Figé au moment où il est promulgué, il se trouve très vite dépassé.
Mais si nous n’avions pas le droit comme règle, nous serions renvoyés à l’arbitraire de chaque conscience et malgré la phrase optimiste de Rousseau qui veut que la conscience soit le guide infaillible du bien et du mal, il n’est pas certain que la sagesse de chacun vaille mieux que l’approximation juridique commune.
En tout état de cause, la sécurité des relations en société impose une règle unanime, la même pour tous, qui soit sacrée, mais qui, en raison de son caractère relatif, impose à ceux qui l’appliquent de le faire avec humilité.
Au surplus, comment juger sans règles aussi précises que possible et égales pour tous ?
Et si l’on ne juge pas, que devient la loi ?
Georges Bernanos disait : « Sans le jugement, la loi n’a pas de force ; elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques ».
B – LES CONFLITS DE DEVOIRS ET LES TRANSGRESSIONS ASSUMÉES
Nous avons vu que l’état du droit positif :
– impose le respect du secret professionnel, c’est-à-dire oblige à se taire ;
– sauf lorsque la loi impose ou autorise la révélation d’un secret, notamment lorsqu’il s’agit d’informer les autorités judiciaires, médicales ou administratives à propos de sévices ou privations infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne vulnérable ;
– impose à tout citoyen d’empêcher un crime ou un délit, ou de porter secours à une personne en péril et réprime l’abstention comme délictueuse.
Ainsi, l’édifice juridique auquel est confronté l’acteur social renvoie-t-il à la conscience de chacun le soin d’opérer des choix, y compris la responsabilité d’éventuelles transgressions.
1°) Les cas de conscience
Comment cheminer au service de l’enfant entre les contradictions apparentes du droit sans pour autant s’en remettre à l’arbitraire de sa conscience ?
Prenons l’exemple du travailleur social qui a révélation par une jeune fille mineure de quinze ans de l’inceste que son père lui fait endurer. Elle lui confie son drame sous la foi du secret, tout en précisant que pour rien au monde elle ne veut que son père aille en prison parce que la famille sera condamnée à la misère ou parce que la mère, malade, sera en péril de mort ou parce que sa culpabilité personnelle lui sera plus insupportable à vivre que les atteintes qu’elle subit.
Que doit faire le travailleur social, professionnel astreint au secret ?
Il a la faculté de dénoncer aux autorités judiciaires, médicales ou administratives sans se voir reprocher une violation de son secret professionnel.
C’est une faculté.
Est-ce une obligation ?
On imagine ce que peut représenter la décision à prendre : il faut trahir une confidence, celle d’une quasi-enfant en pleine détresse, au risque de créer un traumatisme terrible et de jeter le discrédit sur une profession désormais perçue comme plus proche du policier que de l’aide sociale.
Est-ce que la loi commune oblige à cette dénonciation ?
Non. L’article 223-6, qui réprime les abstentions volontaires délictueuses et qui s’applique à tout le monde, dispose :
« Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 500.000 francs d’amende.
Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».
Ce qui est imposé, c’est de mettre en œuvre une action immédiate ou une action personnelle de nature à empêcher l’accomplissement d’un crime ou d’un délit.
L’action immédiate ou l’action personnelle, en l’occurrence, peut être de parler au père, de l’informer sur les conséquences des crimes qu’il a commis, au besoin de le menacer en lui expliquant ce qu’il risque s’il continue, de le faire consentir à ce que la jeune fille soit éloignée du foyer, bref de mettre en œuvre tout ce qui est du ressort de l’action sociale jusqu’à la dénonciation exclue, à la condition que cette action immédiate et personnelle ait pour effet d’empêcher le crime ou le délit de se commettre.
La dénonciation du délit ou du crime antérieur n’est pas une obligation imposée au travailleur social. La jurisprudence l’avait très clairement dit sous l’empire de l’article 63, alinéa 1er du code pénal ancien : cette prescription n’impose pas l’obligation de dénonciation.
La question se poserait différemment si, malgré une action immédiate et personnelle allant jusqu’à la menace, le travailleur social n’avait pas d’autres moyens pour empêcher la réitération du crime ou du délit que de mettre en œuvre les procédures judiciaires appropriées dès lors que, dans ce cas, il peut le faire sans encourir les peines réprimant la violation du secret professionnel.
La contradiction n’est qu’apparente entre deux règles de droit qui ne se recouvrent pas totalement et qui laissent la place à l’action personnelle et immédiate d’un acteur social soucieux à la fois de ne pas altérer la confiance faite à sa profession et d’éviter que ne se reproduise un drame qu’il vient de découvrir.
Il n’est pas tenu de dénoncer d’abord.
A mon avis, il a l’obligation de tout tenter dans l’ordre de l’action personnelle et immédiate et de ne le dénoncer que si c’est son dernier recours.
La présentation donnée par le Dictionnaire Permanent de l’Action Sociale me paraît inverser l’ordre des valeurs.
Je cite :
« Malgré les dispositions du dernier alinéa de l’article 434-3 (qui autorise à ne pas dénoncer un mauvais traitement), les personnes astreintes au secret doivent se montrer très vigilantes sur l’opportunité qui leur serait laissée de ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives du fait d’avoir eu connaissance de mauvais traitements ou de privations infligés à un mineur de quinze ans.
A cet égard, le fait pour un professionnel de transmettre à ses supérieurs hiérarchiques une information concernant la maltraitance d’un mineur ne le dispense pas de tout mettre en œuvre, dans la limite de ses possibilités, afin de protéger la victime et d’éviter une éventuelle réitération, notamment en alertant parallèlement et de façon concomitante l’autorité judiciaire. »
Et le Dictionnaire Permanent de conclure :
« Le devoir d’informer ne dispense pas de l’action personnelle ».
Or, j’aurais inversé la proposition : l’action personnelle est le premier devoir et la dénonciation aux autorités judiciaires peut ne pas être le seul moyen d’action au sens de l’article 223-6 du nouveau code pénal, même si dans beaucoup de circonstances il n’y a pas d’autre voie pour empêcher un crime ou un délit.
Les termes dans lesquels la problématique se pose sont donc ceux du conflit de devoirs.
Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit ni de tolérance, ni de laxisme, ni d’indifférence. Le conflit de devoirs ne se pose que dès lors que l’on a conscience de ses devoirs, c’est-à-dire au point le plus haut de la conscience.
Demeure l’obligation contenue à l’article L.221-6 du code de l’action sociale et des familles qui impose à toute personne participant aux missions du service de l’aide sociale à l’enfance « de transmettre sans délai au président du Conseil général ou au responsable désigné par lui toute information nécessaire pour déterminer les mesures dont les mineurs et leur famille peuvent bénéficier ».
Il faut considérer que le devoir de communication au Conseil général ou au responsable désigné par lui revient à une pratique de secret partagé, même si cette transmission d’informations est rendue obligatoire par un texte.
Il ne serait pas concevable, en effet, que le professionnel, alors qu’il n’est pas tenu de dénoncer les crimes et délits, y compris les mauvais traitements à enfant, à l’autorité judiciaire ou administrative et qui est vigilant sur son secret pour des raisons de confiance sans lesquelles son métier n’est plus possible, se trouve transformé, malgré lui, en indicateur par la révélation faite à un élu qui, à son tour, la transmettrait aux autorités judiciaires.
C’est pourquoi il faut considérer que le contenu de la transmission et ses modalités, institués dans l’intérêt des mineurs, ne doivent pas avoir pour conséquence de réduire à néant la faculté qu’a le professionnel de ne pas dénoncer aux autorités judiciaires les crimes et délits dont il a connaissance.
Il y va, en réalité, de l’efficacité du travail social qui a pour objectif premier non pas la répression mais l’assistance et la prévention.
Voilà un point qui sera certainement en débat.
A l’opposé de ce cas de conscience, figure l’autre, plus rare : la non-disculpation d’un innocent.
Est institué en délit, avons-nous dit, le fait de connaître la preuve de l’innocence d’une personne et de ne pas en apporter aussitôt le témoignage.
Cette question ne s’inscrit dans un conflit de devoirs que parce que l’on suppose que le témoignage qui disculperait un innocent emporterait, en même temps, violation d’une confidence reçue du vrai coupable.
La rédaction du texte de loi ne dispense pas du respect du secret professionnel. Simplement, elle exempte de toute poursuite celui qui, au nom du secret professionnel, a refusé de donner son témoignage.
Il s’en déduit deux conséquences :
a – personne ne peut forcer l’acteur social à transgresser le secret professionnel, même au profit d’un innocent injustement poursuivi ou condamné ;
b – le professionnel d’action sociale, qui a révélé une confidence reçue pour témoigner en faveur d’un innocent, pourra être poursuivi pour violation de son secret professionnel.
Le cas de conscience ne résulte pas alors du choix laissé entre deux devoirs mais du débat entre la loi et la conscience lorsqu’une imperfection de la règle conduit à la transgresser au nom d’un impératif moral jugé supérieur.
2°) Les transgressions assumées
La dénonciation, favorisée à tout prix pour que la justice soit saisie de tout, qu’elle juge tout, en un mot qu’elle passe à tout prix, relève d’une passion malsaine de la transparence.
En revanche, de quoi pèse l’obligation au secret si sa violation est la condition de la cessation d’une injustice ?
Vous vous rappelez les vers admirables de Phèdre lorsque, désespérée de son propre crime et se jugeant impardonnable, elle décide de se suicider. Or, elle choisit non pas la mort instantanée par le glaive, mais le poison et elle s’en explique :
« Le fer aurait plus tôt tranché ma destinée,
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée. »
Peut-on laisser gémir la vertu soupçonnée ?
Nous sommes dans l’ordre de ces débats éthiques où chacun se détermine en fonction de son échelle de valeurs lorsque la loi est impuissante à fournir une solution ou que la solution qu’elle prescrit heurte la conscience.
J’ai évoqué tout à l’heure les cas dans lesquels le droit campait contre la morale. Il s’agit ici de cas, au contraire, où la morale s’élève contre le droit.
La transgression assumée demeure une faute au regard de la loi. Elle n’a de justification qu’autant qu’elle s’inscrit dans la pente haute de la conscience.
Elle implique donc :
1) la connaissance exacte de ce qui est permis par la loi et de ce qu’il ne l’est pas ;
2) la mise en œuvre préalable de tous les moyens légaux permettant de résoudre le conflit de valeurs : l’invitation pressante faite au coupable de se dénoncer lui-même, par exemple ;
3) la mise dans la confidence d’un collègue ou d’un supérieur hiérarchique avec qui l’on peut partager le secret pour tenter de trouver une solution ou pour se ménager pour l’avenir un témoin du débat de conscience ;
4) une volonté calme et réfléchie permettant d’assumer les conséquences éventuellement dommageables de l’acte.
Le cas se présente de la même manière pour celui qui ne dénonce pas un crime ou un délit dont il sait qu’il va se commettre, alors même que d’éventuelles victimes vont être placées dans une situation de violente injustice.
Si la passion de la vérité n’autorise pas l’administration judiciaire à violer les secrets professionnels des confidents nécessaires, sauf lorsqu’ils sont eux-mêmes compromis dans un crime ou un délit, en revanche doit-on faire prévaloir le secret sur toute norme, y compris sur celle de la justice entendue non plus comme institution mais comme valeur et qui ne peut s’accommoder du martyre de l’innocent ?
Autre point en débat.
Les évolutions législatives ont eu au moins le mérite de purger un débat auquel j’avais eu l’occasion de m’intéresser il y a bien des années lorsque la référence au secret professionnel de l’article 226-13 n’était pas aussi généralisé qu’aujourd’hui. Entre le refus de témoigner qui est un délit et la violation du secret, j’avais toujours suggéré qu’il était moins déshonorant d’être condamné pour refus de témoigner que pour manquement à son secret professionnel.
Ce n’était, là encore, qu’une opinion personnelle.
CONCLUSION
Les professionnels de l’action sociale se trouvent au cœur, plus que tout autre, de la confrontation entre le secret de la vie privée conçu comme une liberté fondamentale et la régulation sociale qui exige des échanges d’informations et immixtions des différents pouvoirs (administratif, judiciaire, médical) au sein des familles.
Il doit être clair que la norme qui prime toutes les autres est désormais celle du secret professionnel conçu non pas comme un privilège pour l’acteur social, mais comme un droit fondamental des personnes et une norme à caractère absolu et général, primant même sur les nécessités de la répression judiciaire.
Si la transparence est demandée dans l’intérêt des particuliers à tous ceux qui participent à une mission de service public, se manifestant notamment dans l’accroissement des droits d’accès au dossier et à la défense, il ne s’agit pas pour autant de faire vivre dans une cage de verre les individus, les familles, les acteurs sociaux eux-mêmes comme si tout devait être su de tous.
Les difficultés auxquelles sont confrontés les professionnels de l’action sociale ne peuvent être résolues que s’ils ont d’abord une formation juridique extrêmement rigoureuse. Nul n’est légitime de lui-même. La loi, aussi relative et changeante soit-elle, est le câble auquel il faut se relier en permanence à peine de se perdre.
Le travailleur social n’est pas un indicateur, ni un policier, ni un supplétif de la justice. Sorte de médiateur plébéien, il est le réceptacle des misères les plus grandes, des souffrances les plus cachées et des détresses les plus poignantes, en même temps qu’il porte comme seul interlocuteur l’espoir tantôt d’un remède, tantôt d’une protection, tantôt d’une vie meilleure.
Ce qui vous donne toute votre noblesse et toute votre importance, c’est que vous êtes frères et sœurs des plus perdus et des plus petits en même temps que vous en êtes le recours et le bouclier.
C’est pour cela que votre tâche est difficile.
C’est aussi pour cela que nous avons toujours grand honneur à nous tenir à vos côtés.