CCB/VP
04.02.13
Colloque international du Centre d’études théologiques de Caen
Vendredi 1er février 2013
SOIF D’ABSOLU ET JUSTICE HUMAINE
Permettez-moi de justifier le titre de mon intervention. Je ne suis ni théologien, ni philosophe et je ne saurais m’aventurer à feindre de connaître ce que j’ignore. Mais j’ai compris aussi qu’il s’agit moins aujourd’hui, selon le Pr Perot, de refaire un travail d’apologétique déjà accompli, pas plus que de trouver de nouveaux arguments ou une nouvelle « communication », mais d’établir une sorte de pragmatique de l’apologétique. Il ne me paraît pas que la justice puisse, en elle-même, être apologétique. En revanche est plus importante la question de savoir comment infuser en elle les valeurs chrétiennes.
L’arrêt Lautsi, dont je dirai un mot, ne constituera pas l’essentiel de mon propos. La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a eu l’occasion de rendre deux arrêts successifs sur la réclamation formulée par un père de famille qui se plaignait qu’un crucifix fût accroché dans les salles de classe de l’établissement où étaient ses fils.
Dans son dernier arrêt, la Grande chambre de la Cour européenne de Strasbourg a estimé que la présence de l’État ne caractérisait pas une démarche d’endoctrinement de la part de l’État défendeur. Elle a relevé qu’il s’agissait d’un symbole essentiellement passif. Selon la Cour, l’évocation d’une tradition ne saurait exonérer un État de son obligation de respecter les lois et libertés consacrées par la Convention et ses protocoles et a estimé que, dans cette matière, les États jouissent d’une marge d’appréciation.
Il ne s’agit pas ici d’une apologétique active, mais d’une tolérance.
Pour ce qui me concerne, je voudrais en toute humilité vous livrer les réflexions de l’avocat chrétien que je suis sur les rapports entre la soif d’absolu qui est le propre de notre condition et la justice humaine. Je m’efforcerai de montrer qu’elle n’est juste que si elle est imprégnée de l’humanisme chrétien.
Mon propos s’articulera autour de deux parties :
– l’absolu de la valeur justice et la relativité du droit ;
– l’espérance chrétienne et la justice humaine.
I – L’ABSOLU DE LA JUSTICE ET LA RELATIVITÉ DU DROIT
A – LA PASSION DE LA JUSTICE
La soif de justice est universelle. Elle hante notre conscience depuis notre plus tendre enfance jusqu’à notre mort.
Comme le Bien, le Beau et le Vrai, elle fait partie des valeurs fondamentales, la plus importante sans doute puisque c’est la seule qui ait donné son nom à une institution humaine.
Il n’existe pas de ministère du bien, ni du ministère du beau, ni du ministère du vrai. Il existe un ministère de la justice. Rien ne donne davantage la mesure de notre soif absolue de justice que notre révolte contre l’injustice et l’aversion qu’elle nous inspire.
À son propos, Bernanos écrit :
« Hélas ! Elle ne jette à terre, elle n’écrase d’un coup sous son poids que les misérables qu’elle dédaigne. Contre les autres, nés pour la haïr, et qui sont seuls l’objet de sa monstrueuse convoitise, elle n’est que jalousie et ruse. Elle glisse entre leurs mains, fait la morte à leurs pieds, puis se redressant les pique aux talons. Dès lors, ils lui appartiennent à leur insu, ils ont dans les veines ce venin glacé. Pauvres diables qui croient que le royaume de l’injustice peut être divisé contre lui-même, opposant l’injustice à l’injustice ! » (Grand cimetière sous la lune).
La justice est de l’ordre du divin, l’injustice d’essence satanique, ce qui conduit le curé de Torcy à dire au petit curé de campagne :
« Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour… Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout ne va pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux comme un dompteur ! Tu n’échapperas pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que jusque ce qu’il faut et ne la regarde jamais sans prier ! »
De manière plus sobre, c’est ce qu’exprimait La Rochefoucauld :
« L’amour de la justice n’est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l’injustice ».
Mais comment définir la justice ?
La polysémie de la notion de justice rend confuse son approche.
On parle, pêle-mêle, de justice sociale, distributive ou distributrice, commutative, de justice immanente, nationale, internationale, de justice de vainqueurs, de justice révolutionnaire, républicaine, royale, seigneuriale, constitutionnelle, pénale, civile, administrative, militaire, maritime, ecclésiastique, divine, céleste.
Un mot à qui l’on accole autant de qualificatifs ou de désinences que signifie-t-il exactement ?
La portée du mot est double : soit il se rapporte au principe légal au nom duquel le droit doit être respecté, soit à la vertu qui consiste à être équitable.
C’est à partir du XIème siècle et par métonymie que le terme « justice » est employé par référence à l’action de juger : faire justice (1080), rendre justice à quelqu’un (1680), demander justice au sens de demander son dû (1306). Ainsi le même mot signifie-t-il à la fois :
– le respect de ce qui est conforme au droit ;
– l’exercice d’un pouvoir juridictionnel ;
– la punition, la condamnation, la sentence, la sanction d’une faute.
Mais quelle justice est légitime si elle applique un droit inique ?
B – LA RELATIVITÉ DU DROIT
Le droit, en effet, est contingent, relatif, parfois contradictoire et surtout éphémère.
Montaigne l’avait déjà exprimé :
« Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
Le droit est soit la règle imposée par le plus fort, soit l’expression d’un moment de la conscience collective.
Le droit évolue moins vite qu’elle et souvent la loi paraît décalée pour avoir été figée à un moment donné. L’évolution du temps et les mentalités la rendent obsolète.
La législation sur l’avortement en fournit un exemple patent. Des juges, dans leur jeunesse, ont condamné des femmes criminelles parce qu’elles s’étaient fait avorter. Au soir de leur carrière, les mêmes juges ont été amenés à condamner des femmes coupables d’avoir empêché d’autres femmes d’exercer leur droit à avorter.
Variation du droit à cent quatre-vingt degrés en l’espace d’une vie. Et l’on touche du doigt ce paradoxe qui veut que le même mot « justice » désigne une valeur dont nous avons une soif irrésistible et une institution au service de lois perçues par les uns comme justes, par d’autres comme iniques et toujours provisoires.
C’est ce qui faisait dire à Jean-Jacques Rousseau :
« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ».
À quoi fait écho le mot de Paul Valéry :
« Le droit est l’intermède des forces ».
C – L’ESPRIT DE JUSTICE
Ainsi l’ordre du droit positif d’un État souverain à un moment donné de son histoire peut-il n’avoir rien de commun avec le sens de la justice et son attente impatiente que ressent le peuple ?
D’un côté, l’étonnante proclamation d’un Louis XVI disant :
« C’est légal parce que je le veux ».
À quoi fait écho Albert Camus :
« L’État peut être légal mais il n’est légitime que lorsque, à la tête de la nation, il reste l’arbitre qui garantit la justice et ajuste l’intérêt général aux libertés particulières. »
Il nous faut donc distinguer entre un ordre du droit qui peut heurter totalement la morale, le respect des personnes, l’équité et la valeur justice, comme il faut distinguer la valeur justice de la justice au sens d’une institution judiciaire qui, lorsqu’elle sert un état du droit arbitraire, perd toute dignité et légitimité.
Adolf Hitler a été porté au pouvoir par le peuple allemand tout entier qui ne pouvait ignorer l’injustice, au sens propre, du régime qu’il allait instaurer.
Au nom des lois de l’État français, des juges formés au temps de la IIIème république ont présidé des sections spéciales jugeant une deuxième fois ceux qui avaient déjà été condamnés.
À ce mystère poignant de l’injustice, Bernanos oppose pour seule réponse celle de l’amour enseigné par le Christ :
« La justice qui n’est pas selon le Christ, la justice sans amour, devient vite une bête enragée (…). On a lâché la justice sans Dieu dans un monde sans Dieu et elle ne s’arrêtera plus (…). Elle ne s’arrêtera qu’elle n’ait ravagé la terre. »
Notre justice n’est légitime qu’autant qu’elle est irradiée, même sans le savoir, par l’humanisme chrétien.
II – JUSTICE DE DIEU, JUSTICE DES HOMMES
Rien ne m’autorise à parler de la justice de Dieu. Mais comme le brave paysan inculte fixant le crucifix dans l’église d’Ars où l’avait surpris Jean-Marie Vianney :
« Je l’avise et il m’avise » !
La représentation de la justice divine a longtemps été austère, le Grand Juge paraissant plus impitoyable que ne l’a jamais été aucune cour spéciale de justice militaire.
L’évocation par Michel-Ange de Caïn fuyant la justice de Dieu ou la description de l’enfer sur le rétable du couvent des Antonins à Issenheim ou encore l’évangile du jugement dernier suscitent davantage d’angoisse que d’espérance.
Ces visions froides et impitoyables d’un Dieu comptable s’expliquaient par le souci de pousser les paroissiens à s’abstenir du mal pour éviter le châtiment. Qu’il me soit permis de partager avec Péguy la joie du rachat lorsque Dieu, parlant du sacrifice de son fils, dit :
« Pour éternellement liant les bras de ma justice
Pour éternellement déliant les bras de ma charité … ».
Un Dieu, tout-puissant et aimant au point de s’incarner jusqu’au supplice pour racheter à Satan l’immense foule de ses créatures humaines, a pardonné avant même qu’il lui soit demandé pardon.
Je conçois sa justice comme l’immense lumière qui se lève et éclaire d’un coup chacune de nos vies en nous permettant de voir le mal auquel nous avons délibérément consenti. Et si au lieu de nous haïr nous acceptons son pardon avec l’humilité nécessaire, nous serons pour toujours en larmes sur son épaule.
Cette justice de Dieu, intransposable à notre condition, est celle du Créateur, maître de tout et de toute chose. Elle est justice réparatrice : l’enfant torturé ne l’aura pas été, ni la jeune fille violée, ni les suppliciés amputés, gazés ou broyés.
Que signifieraient, autrement, le pardon des péchés et la résurrection de la chair ?
Bref, une justice qu’on ne saurait fuir, qui montre clairement à celui qui comparaît la réalité de ce dont il est coupable et lui fait prendre la mesure du mal qu’il a causé, tout en lui offrant d’être pardonné plutôt que de se haïr, le juge se chargeant lui-même de la restitutio in integrum.
– L’approximation judiciaire
Ce qui caractérise la justice humaine, c’est l’opposition criante entre ses limites et sa prétention. Il ne s’agit pas de nier sa nécessité. La loi, sans sanction, n’est plus une loi, c’est « un précepte moral, aussitôt bafoué par les cyniques, trahi par les hypocrites et les pharisiens, trahi par un baiser ».
Pascal l’avait exprimé d’une autre manière :
« La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique ».
Mais l’apparat judiciaire donne l’impression que les hommes et femmes qui jugent sont d’une espèce supérieure à ceux et celles qu’ils jugent. Leur incapacité à pénétrer jusqu’au fond les ressorts d’une âme, à appréhender la part de liberté qu’elle a investie dans son acte et enfin l’impuissance à restaurer la victime dans l’état où elle était avant l’atteinte, sont autant de frustrations que de sujets d’effroi.
Nous avons besoin de la justice et nous savons qu’elle est hors d’atteinte, que tout juge ne fait que balancer entre deux injustices et que le plus digne des juges, lorsqu’il doit trancher, le fait d’une main qui tremble pour reprendre le mot de Montesquieu.
Mais nous avons des raisons de ne pas désespérer.
– Une justice imprégnée des valeurs chrétiennes
Le XXème siècle aura été celui des génocides (les Arméniens à partir de 1915, le Cambodge des années 70, les Tutsis au Rwanda et la tragédie de la Shoah).
Lors des accords de Londres, les puissances alliées s’étaient fixé comme devoir de rechercher les auteurs des crimes commis jusqu’à la fin des temps et jusqu’aux extrémités de la terre.
Voltaire avait déjà eu l’intuition de ces crimes « qui révoltent l’humanité toute entière ».
La notion de crime contre l’humanité a fait son entrée dans le droit en 1945, suivie le 10 décembre 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme puis, le 4 novembre 1950, par l’Européenne.
Une conscience collective a ainsi érigé la personne humaine en valeur absolue, seule source du droit et ultime finalité de toute justice. En même temps, aucune distinction n’était établie entre telle ou telle catégorie de personnes humaines. Le mot « universelle » qu’a imposé René Cassin plutôt que le mot « internationale » signifie, en réalité, l’appartenance de chacune et de chacun à la même famille humaine et déjà l’affirmation d’une fraternité, faisant écho au vers de Victor Hugo que je ne me lasse jamais de redire :
« Ô insensé qui croit que je ne suis pas toi ! ».
Nous sommes exactement dans la ligne de l’héritage chrétien.
À la rentrée du barreau de Paris de 2008, j’avais organisé un colloque intitulé « Les avocats du monde ». Un avocat présent avait contesté le caractère universel des droits de la personne humaine comme s’il résultait d’une vision néocolonialiste de la condition humaine.
Une avocate nigériane était alors montée à la tribune, Mme Brahim, la tête recouverte de son hijab et expliquant que dans son pays, elle se bat pour que les femmes ne soient plus lapidées, ni mariées contre leur gré, ni les enfants réduits en esclavage. Elle eut cette phrase admirable :
« Pas une femme au monde ne trouve légitime d’être lapidée ou violée ; pas un enfant au monde ne trouve normal d’être réduit en esclavage. C’est à l’universalité de la souffrance humaine que l’on mesure l’universalité des droits de la personne humaine ».
Enfin, la juridiction européenne des droits de l’homme de Strasbourg remplit une fonction remarquable. Il ne s’agit pas d’une juridiction pénale internationale comme la CPI, ni d’un tribunal ad hoc comme la juridiction pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda.
Elle n’a pas pour fonction de voir comparaître des personnes objet de jugement pour les condamner. Son rôle est de veiller au respect des droits de chaque personne humaine fondée à la saisir contre son État d’appartenance au cas où la loi de l’État ou sa pratique judiciaire auraient porté atteinte à l’un de ses droits fondamentaux.
L’arrêt Lautsi du 18 mars 2011 de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a légitimé la présence d’un crucifix sur le mur d’une classe en Italie par le fait qu’il s’agit non point d’une prise de position de l’État par la pratique d’une religion, mais du simple rappel d’une identité historique culturelle. Très bien !
J’attache davantage d’importance encore à la diffusion de l’héritage chrétien dans tous les systèmes juridiques et toutes les institutions juridictionnelles : respect de chaque personne et charité active sous toutes les formes de l’entraide. L’évangile du bon samaritain a directement inspiré la loi qui réprime l’omission volontaire de porter secours.
Quant à la justice, il appartient à ceux qui s’expriment devant elle comme « passeurs d’hommes », pour reprendre le mot de mon confrère Jean-Marc Varaut, d’exiger d’elle la plus grande humilité et la plus grande humanité.
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* *
CONCLUSION
Permettez-moi de revenir une dernière fois vers Bernanos parlant de la justice :
« Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n’est rien de lui-même si la charité ne l’anime. »
Il eut l’occasion de réagir au procès d’Eugène Weidmann, assassin de six personnes parmi lesquelles une célèbre danseuse américaine. Il sera le dernier condamné à mort guillotiné en place publique. Mais alors que le verdict n’était pas rendu, Georges Bernanos écrivit à l’avocate de Weidmann, notre confrère Renée Jardin Birnie qu’il ne connaissait pas :
« Madame,
… Je n’ai aucune prévention romantique en faveur des assassins. Mais il me semble que, passé un certain degré dans l’horreur, le crime se rapproche de l’extrême misère, aussi incompréhensible, aussi mystérieux qu’elle. L’une et l’autre mettent une créature humaine hors et comme au-delà de la vie.
J’ignore tout du misérable que vous assistez. Mais il est impossible de regarder sans une espèce de terreur religieuse les admirables photographies de « Paris soir », particulièrement celle du mardi 14, qui est, entre deux braves têtes de gendarmes quelconques, l’image même de la solitude, d’un surnaturel abandon. Je dînais ce soir-là dans un monastère proche de Toulon, et je répétais aux religieux qui me tenaient compagnie et qui ignoraient cet effrayant fait divers, la parole que les journalistes mettent – faussement d’ailleurs peut-être – dans la bouche d’Eugène Weidmann (« C’est parce que vous me parlez avec douceur… »).
Je ne vous rapporterai pas notre conversation, qui s’est prolongée bien tard dans la nuit. Qu’un enfant ait pu venir au monde avec ce signe invisible déjà écrit sur son front, cela doit fournir le prétexte à beaucoup d’ingénieuses hypothèses de la part des psychologues ou des moralistes. Je ne suis pas psychologue et encore moins moraliste, étant chrétien.
Une telle pensée n’éveille en moi que le sentiment déchirant, déchirant jusqu’à l’angoisse, et au-delà de l’angoisse, déchirant d’une espérance à peine concevable : – la solidarité de tous les hommes dans le Christ.
C’est à vous, Madame, que je remets le soin d’exprimer ou de taire à Eugène Weidmann ma pensée et celle de mes amis moines. Pour moi, je ne lui apporte pas grand-chose. Je voudrais qu’il fût capable de comprendre que des religieux dans leur solitude, font mieux que de le plaindre, prennent fraternellement désormais une part de son épouvantable fardeau. »
La justice approximative des hommes se débrouille comme elle peut. Nous savons, nous, qu’il n’existe pas de faute qui ne soit notre faute et qu’il n’est qu’un jugement, celui de la compassion et du pardon dont seul Dieu est capable.
C’est cela dont il importe à l’avocat chrétien de témoigner.
Paris, le 31 janvier 2013
Christian Charrière-Bournazel