(Contribution aux réflexions du Haut Conseil à l’intégration Groupe religions et République)
La loi de 1905 proclame la liberté.
Une réflexion sur les rapports entre la République et les religions ne peut pas faire l’économie des règles de droit applicables.
A la lumière de ces principes, nous devons faire l’analyse de nos propres réactions de rejet à l’égard de telle ou telle forme de manifestations religieuses. C’est seulement après ce premier travail que nous pourrons, de bonne foi, proposer telle ou telle mesure.
I – RAPPEL DES PRINCIPES ET DES RÈGLES DE DROIT
A – LA LOI DU 9 DÉCEMBRE 1905
Elle est d’abord une loi qui promulgue la liberté de conscience et de religion :
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci- après dans l’intérêt de l’ordre public ».
S’inscrivant dans le droit fil de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi dite de séparation des Églises et de l’État est d’abord une loi qui proclame une liberté : liberté de croire, liberté de ne pas croire.
En son article 2, la République se désengage du fait religieux :
« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
De la combinaison des articles 1 et 2 résulte :
– la réaffirmation de la liberté de conscience ;
– la garantie de l’État pour l’exercice de cette liberté ;
– la neutralité totale de l’État et son désengagement du religieux. En même temps, une exception est prévue au deuxième alinéa de l’article 2 : des budgets pourront être affectés à des services d’aumônerie dans les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons afin d’assurer le libre exercice des cultes dans ces établissements publics.
On mesure, dès cet instant, l’ambiguïté de la position de l’État par rapport aux cultes : il n’en reconnaît ni n’en salarie aucun. Mais le principe d’une présence d’aumônerie dans certains établissements publics est consacré et l’argent public pourrait être affecté aux dépenses y afférant.
C’est une séparation, ce n’est pas un divorce, car le fait religieux fait partie intégrante des droits de la personne humaine et l’État, qui est laïc, doit en protéger, voire en favoriser, le libre exercice.
B – LA CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES
La Convention européenne, promulguée à Rome le 4 novembre
1950, comporte un article 9 intitulé : « liberté de pensée, de conscience et de religion ».
Cette liberté avait été proclamée dans le corps de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Mais tandis que la Déclaration universelle n’a pas de force normative, la Convention européenne de 1950 est entrée dans le droit positif des États qui l’ont signée. Elle a, en même temps, créé une juridiction supranationale, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, que tout membre d’un État signataire peut saisir contre un manquement à ses principes commis par l’un des États après qu’ont été épuisées les voies de recours internes ou lorsqu’il n’existe pas de recours effectif à l’intérieur de cet État.
L’article 9 dispose : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites »
Le deuxième alinéa de cet article 9 dispose : « La liberté de manifester sa religion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Ainsi, l’État ne peut-il s’opposer ni à la construction de lieux de culte, ni à des manifestations publiques comme les processions, ni au port des insignes d’appartenance à une religion dans les espaces publics.
Chaque État est renvoyé à l’appréciation raisonnable de la sécurité publique et de la protection de l’ordre. Toute liberté fondamentale, comme l’est celle-ci, ne peut faire l’objet, aux termes même de la jurisprudence de Strasbourg, que de limitations nécessaires et proportionnées dans une société démocratique.
Tout prosélytisme agressif peut justifier une limitation au nom du respect des droits et de la liberté d’autrui. En revanche, le simple port de signes distinctifs (croix, kippa, hijab) dans l’espace public s’inscrit dans le droit de la personne à manifester sa religion ou sa conviction en public, individuellement ou collectivement.
Reste à définir l’espace public et les limites qu’imposent les droits et libertés d’autrui.
II – L’ÉQUILIBRE À TROUVER ENTRE L’INTOLÉRANCE ET LES DÉRIVES POSSIBLES
Notre société n’a pas trouvé son profil d’équilibre entre le principe de laïcité et le respect du religieux.
A – L’INTOLÉRANCE
l’intolérance.
La France est exposée depuis des siècles à la tentation de
De la Saint Barthélémy jusqu’à l’affaire Callas en passant par la révocation de l’Édit de Nantes, l’intolérance française catholique à l’égard des protestants a été cause d’expatriations forcées s’ajoutant aux crimes commis.
Vanini, parce qu’il était libre penseur, a été brûlé vif à Toulouse au début du XVIIème siècle.
Et les Juifs n’ont été faits citoyens français qu’en 1793 !
En pleine guerres de religions, Montaigne écrivait :
« Qu’est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures ? le régler, et le monde, à notre capacité et à nos lois ? nous servir aux dépens de la divinité de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plu départir à notre naturelle condition ? et parce que nous ne pouvons élever notre vue jusques en son glorieux siège, l’avoir ramené çà-bas à notre corruption et à nos misères ? »
C’est encore l’intolérance qui a conduit un jeune Allemand à tuer à coups de poignard une jeune Égyptienne qui portait le voile.
B – LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ
Contre ces effroyables excès, la République française a conçu le principe de laïcité.
Il ne saurait se confondre avec la haine ou l’aversion du spirituel et du religieux. La laïcité n’a de sens que parce qu’elle s’inscrit dans le principe de tolérance : la fraternité républicaine implique qu’aucun groupe n’envahisse le champ de la liberté au moyen des croyances qui lui sont propres jusqu’à infléchir les règles de la vie commune en fonction de ses propres impératifs religieux.
Toute pratique et toute manifestation de son appartenance à une religion est légitime.
En revanche, ne peut être admise la prétention d’enfreindre la loi républicaine ou de la modifier pour qu’elle coïncide avec des préceptes religieux.
La laïcité pourrait se définir comme une neutralité positive qui permet à chacun d’épanouir pour lui-même sa relation avec la transcendance sans l’imposer le moins du monde à ceux qui l’abordent autrement ou qui n’y croient pas.
C – LES MALENTENDUS ET LES OMBRES
Notre histoire, notre culture est d’inspiration judéo-chrétienne. Notre conscience collective en est imprégnée.
Nous sommes peu à peu passés d’un État théocratique à un État laïc dont les saisons demeurent rythmées par la référence aux fêtes chrétiennes : Toussaint, Noël, Pâques, Pentecôte, sans oublier le repos du dimanche.
Les cloches de nos églises lui font un fond sonore qui ne choque personne, pas même les athées.
Accepterions-nous d’entendre s’élever de la mosquée, voisine de l’église paroissiale, le chant d’un muezzin ?
Poser la question entraîne pour beaucoup un malaise. Voilà un premier malentendu au sens propre et figuré.
Une religieuse vue dans la rue dans son costume traditionnel ou un prêtre en soutane ne choque pas davantage qu’un rabbin avec son chapeau, sa barbe et son costume. Une femme en hijab doit-elle nous troubler davantage que la religieuse avec son voile ou sa cornette, même si elle ne les porte plus souvent ?
On se couvre la tête dans la synagogue comme naguère les femmes catholiques ne seraient jamais entrées dans une église sans un fichu. Nous sommes gênés de voir de plus en plus de musulmanes la tête couverte. A cela de mauvaises raisons : l’incompréhension de l’autre et le rejet, bien inconscient, de sa différence. Comme si celui qui se distingue rejetait l’autre !
On songe au vers de Victor Hugo : « Oh ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ». En réalité, seules deux questions sont légitimes :
1) chacun et chacun de ceux qui affichent leur appartenance à leur religion sont-ils contraints de le faire au risque d’être en danger s’ils refusent ?
2) est-il légitime d’interdire l’intrusion du religieux et de ses signes dans certains espaces publics ?
III – PROPOSITIONS DE RÉFLEXIONS
Je ne prétends pas donner des solutions. Je pose seulement des questions.
– Dans le domaine du religieux, est-il permis de se faire juge de la liberté de l’autre ?
A la Révolution, les couvents furent investis et fermés au prétexte que les jeunes filles qui s’y trouvaient y avaient été enfermées par contrainte. C’était sans doute vrai pour certaines. Pas pour toutes. Je vous renvoie aux Dialogues des carmélites de Bernanos dont Bruckberger avait tiré un film où Pierre Brasseur, en commissaire de la République, interpelle la jeune Blanche de l’Agonie du Christ qui revendique sa liberté mais dont il dit qu’elle a bien retenu sa leçon !
– N’est-il pas légitime de préserver la neutralité laïque des écoles, des universités, des hôpitaux, des hospices, des asiles et des prisons ?
J’ai personnellement été critiqué pour m’être insurgé contre la création d’une aumônerie à l’École de formation des barreaux comme je me serais opposé à l’ouverture d’une synagogue, d’une mosquée, d’un temple bouddhiste ou d’un temple maçonnique.
En revanche, rien n’interdit d’afficher sur les panneaux réservés à la publication des élèves des informations sur les lieux extérieurs où peuvent se réunir celles et ceux qui partagent une croyance commune.
Les lieux d’enfermement doivent au contraire être accessibles aux coreligionnaires dont les reclus ont besoin.
– Est-il légitime qu’une femme refuse d’être examinée par un gynécologue homme et demande à l’être par une femme ?
Cela relève du choix de chacun. Beaucoup de femmes athées ne veulent pas livrer leur intimité à un homme.
– L’espace judiciaire est-il laïc ?
Dans les couloirs du palais de justice, chacun est libre de déambuler avec un costume qui révèle sa croyance.
En revanche, l’égalité républicaine essentielle à l’administration de la justice veut qu’on ne porte aucun signe distinctif sur une robe d’avocat ou de magistrat à l’audience.
J’ai interdit à une avocate de continuer à plaider la tête recouverte de son hijab, comme j’avais naguère interdit à un avocat de plaider avec sa kippa.
– Indépendamment de nos considérations religieuses, la burka est-elle légitime alors que chacun doit pouvoir justifier de son identité, sans même parler de toutes les caméras de vidéosurveillance qui fleurissent aux quatre coins de nos villes ?
– Quiconque n’appartient pas au groupe religieux qui se réunit dans un espace de culte, peut-il être interdit d’entrée ?
Croyant ou non, je puis entrer dans une église, dans un temple protestant, dans une synagogue, dans une mosquée, pourvu que dans l’église je ne porte pas de couvre-chef, que j’en porte un à la synagogue et que j’enlève mes chaussures avant de pénétrer dans la mosquée.
Pour autant, est-il illégitime que telle association philosophique ou telle assemblée de personnes réunies par un principe ou des valeurs communes refuse l’accès de leur réunion à ceux qui n’en sont pas membres ?
Conscient de n’avoir rien résolu, je me suis simplement attaché à ouvrir quelques pistes de réflexion.
Sur ces questions d’une terrible difficulté, nous ne devons jamais nous départir du respect dû à l’autre, de la vertu de tolérance, cet acquis culturel qui n’est pas inné, et d’une vigilance humaniste pour que les rapports sociaux ne soient pas régis par les règles d’une religion au point d’offenser la liberté de ceux qui ne la partagent pas.
Paris, le 13 novembre 2009
Christian Charrière-Bournazel