Questions au bâtonnier de Paris :
1° – Pourquoi le bâtonnier de Paris, au-delà de la notoriété et l’importance du barreau, a-t-il été toujours l’objet d’un traitement différencié ?
Il y a en France plus de cent soixante barreaux dont l’importance varie de quelques dizaines à près de vingt et un mille avocats.
Seuls cinq barreaux comptent plus de mille avocats. Paris regroupe près de la moitié des avocats de France.
Ce n’est pas la taille du barreau qui fait le grand avocat. Mais, plus le barreau est nombreux, plus les modes d’exercice y sont variés et plus nombreux sont les spécialistes dans des domaines extrêmement spécifiques du droit : on rencontre à Paris des avocats particulièrement compétents dans des domaines qui ne sont pas nécessairement dus à la position géographique de Paris, comme en droit maritime par exemple ou en matière de baux ruraux. Bien sûr il existe des avocats spécialisés dans d’autres barreaux de France. Paris a une position d’exception en ce qu’elle est la capitale économique de la France et qu’elle constitue une place attractive pour les hommes d’affaires comme pour les juristes étrangers. Le barreau est à son image. On y trouve non seulement toutes les compétences, mais aussi des personnalités issues des quatre points de l’univers qu’elles enrichissent de leur culture propre.
Cette richesse humaine s’observe aussi dans la pratique de loisirs extrêmement variés : footballeurs, rugbymen, tennismen côtoient des passionnés de musique classique, de gospel, des écrivains, historiens, romanciers, poètes et auteurs d’ouvrages juridiques ; amateurs de cirque ou de prestidigitation, sans parler des femmes et des hommes publics qui, à un moment donné, ont rempli des fonctions ministérielles ou parlementaires. Le Conseil constitutionnel a toujours compté dans ses rangs des avocats. Deux présidents depuis qu’il existe étaient avocats au barreau de Paris et neuf présidents de la République depuis 1875 ont été membres de notre barreau dont le plus prestigieux sans doute, en raison du cumul de ses titres, fut Raymond Poincaré, ancien premier secrétaire de la Conférence, bâtonnier, président de la République et membre de l’Académie française.
C’est à son barreau que le bâtonnier en exercice doit, sinon un traitement différencié, du moins une considération particulière : à travers sa personne, les pouvoirs publics et les représentants des corps constitués rendent hommage à la fonction qu’il remplit : élu par ses pairs, on sait qu’il porte la voix de ses confrères et de ses consoeurs. Avocat des avocats et bouclier des droits de la défense et des libertés, il est au service d’un honneur plus grand que le sien. Très naturellement on lui prête une réelle attention. Sa légitimité n’est jamais discutée puisque c’est presque la moitié des avocats inscrits et honoraires qui participent régulièrement aux élections. Pour une élection professionnelle, c’est un taux de participation très supérieur à ce qu’il est ailleurs. Les avocats sont conscients de la nécessité d’être unis et d’avoir un représentant qui parle en leur nom, veille au respect de leur identité, de leur liberté d’exercice et tente d’améliorer leur vie quotidienne.
Dans sa tâche, le bâtonnier est considérablement aidé par les quarante-deux membres du conseil de l’Ordre, par les anciens membres qui continuent à se dévouer et par le personnel de l’Ordre comme par celui de la CARPA ou de l’École de formation du barreau. Nos confrères ne mesurent pas toujours avec quel extraordinaire dévouement ceux qu’ils ont élus travaillent dans leur intérêt, qu’il s’agisse de régler les différends qui se présentent à l’occasion de l’exercice professionnel ou de collaborations, de répondre aux questions déontologiques difficiles sur lesquelles ils les interrogent ou encore de faire avancer la réflexion sur tous les projets d’avenir et la mise en œuvre des innovations auxquelles le bâtonnier s’est engagé quand il était candidat.
En résumé, si le bâtonnier de Paris jouit d’une considération et d’une écoute réelle de la part des magistrats et des pouvoirs publics, c’est beaucoup moins à ses qualités personnelles qu’il le doit qu’au nombre et aux qualités variées de ses mandants ainsi qu’à l’énergie et à la compétence de ceux qui travaillent avec lui sur chaque dossier d’intérêt collectif. Je tiens à insister pour qu’il n’y ait point de méprise. Il existe nombre de grands avocats et de grands bâtonniers dans des barreaux de moindre taille, comme l’avaient été mon propre père et mon grand-père dans un barreau de quarante avocats, celui de la ville où je suis né, où j’ai été scolarisé et où j’ai fait mes deux premières années d’études universitaires en droit et en lettres.
2° – Quel est désormais le domaine réservé du bâtonnier de Paris, aux côtés du CNB, dans les relations avec les pouvoirs publics et notamment avec le ministère de la justice ou la présidence de la République ?
Le bâtonnier de Paris n’a pas de domaine réservé. Du moins est-il en première ligne sur toutes les questions concernant les avocats du barreau de Paris.
Pour celles intéressant la profession toute entière et pour tout ce qui touche aux droits de la personne humaine, aux droits de la défense, aux libertés, à la présence du droit et de la justice, le Conseil national des barreaux a comme mission de parler au nom de tous les avocats de France, d’une même voix. Cette institution n’a pas vingt ans. Les barreaux, eux, existent depuis Saint Louis. Il existe à Paris, comme dans les autres barreaux, un bâtonnier tous les deux ans, ce qui, sauf exception, représente une cinquantaine de bâtonniers en un siècle. Or l’actuel président du Conseil national des barreaux est seulement le sixième depuis sa création. Cette institution importante a dû conquérir, en peu de temps, à la fois une légitimité et une efficacité qui ne se conquièrent pas en un jour.
Jusqu’à mon mandat de bâtonnier de Paris, ont coexisté de manière séparée la Conférence des bâtonniers qui regroupe tous les bâtonniers de France sauf Paris, le barreau de Paris et le Conseil national des barreaux.
Pour améliorer les relations entre ces trois institutions, a été créé un groupement d’intérêt économique entre le président du Conseil national des barreaux, le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris. Cette structure, parallèle aux trois institutions, était une très heureuse initiative destinée à maintenir un dialogue permanent pour que ne soit pas portée de manière contradictoire la parole des avocats. Il est arrivé que les positions prises par le Conseil national des barreaux sur tel ou tel sujet aient rencontré l’opposition tantôt de la Conférence des bâtonniers, tantôt celle du barreau de Paris. Je n’en fais grief à personne, tant il est vrai que les intérêts des uns et des autres, leur pratique professionnelle respective, leur vision personnelle de l’avenir ne coïncident pas toujours.
Pour éviter des incompréhensions, des contradictions, voire des oppositions, j’ai pensé qu’il était sage que le bâtonnier de Paris que je suis se présente aux élections de décembre 2008 au titre du collège ordinal de Paris pour siéger au Conseil national des barreaux afin de participer aux travaux de l’assemblée générale, d’y faire entendre le point de vue de Paris, de comprendre la position des autres et d’élaborer en commun les meilleures réponses possibles aux questions du temps présent pour les faire exprimer par le président du Conseil national des barreaux. Élu comme membre du CNB, je me suis présenté à l’une des vice-présidences. J’y ai été élu à la quasi unanimité, non pas à cause de mes mérites, mais parce que tous les avocats de France avaient conscience de l’intérêt que nous avons tous à être unis.
Mais cette démarche n’était pas complète : le président de la Conférence des bâtonniers, en effet, ne s’était pas présenté aux élections au CNB et n’y siégeait donc pas. En outre, si mon mandat au CNB couvre les années 2009, 2010 et 2011, mes fonctions de bâtonnier cessent le 31 décembre 2009. Mon successeur en décembre 2008 était candidat au bâtonnat. Les électeurs n’auraient pas compris qu’il le soit en même temps au CNB. Du même coup, ce n’est plus le bâtonnier en exercice du barreau de Paris qui siégera au CNB en 2010 et 2011.
J’ai donc proposé à l’assemblée générale du CNB, en parfait accord avec le président Paul-Albert Iweins, ancien bâtonnier de Paris, et son successeur à la tête du CNB, le président Thierry Wickers, de décider que le bâtonnier de Paris en exercice et le président de la Conférence des bâtonniers en exercice deviendraient de droit membres du Conseil national des barreaux avec rang de vice-présidents. L’assemblée générale l’a accepté. Il ne restait plus qu’à inscrire dans les textes cette réforme, ce qui est fait. De la sorte le groupement d’intérêt économique dont je parlais tout à l’heure n’a plus lieu d’être.
C’est au sein même du Conseil national des barreaux que les représentants de toutes les composantes de la profession siégeant aux côtés des élus ordinaux de Paris et de province, et aux élus des syndicats et des listes indépendantes, contribueront à la définition d’une politique commune.
De la sorte, il est naturel que, pour tout ce qui touche aux compétences que la loi donne au CNB, ce soit le président du Conseil national des barreaux qui soit l’interlocuteur des pouvoirs publics : il a en effet compétence exclusive en matière d’édiction des normes déontologiques et pour tout ce qui touche à la formation. Naturellement chaque barreau conserve le droit, dans la ligne des règles adoptées par le CNB et validées par un décret du ministre de la justice, de décliner dans son règlement intérieur des règles qui précisent la mise en œuvre pratique de la norme pourvu qu’elles n’entrent pas en contradiction avec elle. Chaque barreau a en effet ses contraintes spécifiques.
Cela ne signifie pas pour autant l’effacement du barreau de Paris. J’en prends deux exemples :
– En matière déontologique, en raison du nombre, les membres du conseil de l’Ordre en charge de ces problèmes répondent à des dizaines de milliers de questions par an. Les commissions restreintes de déontologie et la commission plénière émettent des avis extrêmement nombreux. Enfin, le barreau de Paris est organisé en quatre sections du conseil de discipline qui siègent très régulièrement et qui sont appelées à rendre plusieurs dizaines de décisions par an. Les avis de principe et les décisions devenues définitives (anonymisées quand elles n’ont pas été assorties de la publicité) sont mises en ligne sur notre site et peuvent être consultées par tous les barreaux de France, non pour s’y conformer, mais pour s’en inspirer le cas échéant. Les arrêts de la Cour d’appel rendus sur les décisions des sections du conseil de discipline de Paris sont également disponibles sur le site. De la sorte, Paris contribue à développer le corpus doctrinal et jurisprudentiel qui est utile à tous. Paris le fait sans aucune prétention et ne poursuit comme but que d’être utile.
– Un deuxième exemple tient aux délibérations du conseil de l’Ordre de Paris concernant les évolutions de la profession et, notamment, les champs d’activité nouveaux. Comme il se réunit toutes les semaines, qu’il comporte quarante-deux membres et qu’au surplus, dans toutes les disciplines, existent des spécialistes remarquables, le barreau de Paris est souvent en avance sur le travail du Conseil national des barreaux qui ne peut tenir son assemblée générale qu’une fois par mois en raison de la diversité des origines géographiques des uns et des autres. Pour autant Paris n’impose rien, mais vote des motions, élabore des projets et manifeste son opinion sur telle ou telle réforme législative. Je prends soin d’en informer immédiatement le président du Conseil national des barreaux. Bien évidemment, c’est l’assemblée générale du Conseil national des barreaux qui est ensuite appelée à délibérer lorsqu’il est de sa compétence de donner un avis définitif sur un projet de texte, de loi ou de décret, ou encore de suggérer une évolution.
Il ne s’agit en aucune manière d’une querelle de préséance mais d’un souci d’efficacité : Paris, dont beaucoup de membres siègent dans les commissions du Conseil national des barreaux, soit comme membres élus, soit comme personnalités qualifiées, soit comme experts, apporte tout naturellement sa contribution, et le Conseil national des barreaux décide. Il peut y avoir des divergences d’appréciation, des oppositions sur des questions de principe, entre telle ou telle sensibilité composant le CNB. Nous débattons afin de dégager, grâce au vote qui suit, une position qui devient la position officielle du barreau de France. Nous pouvons, un jour ou l’autre, être confrontés sur un point donné à une opposition radicale, mais nous le ferons en toute transparence avec beaucoup de respect les uns pour les autres. Cela ne s’est pas encore produit. Je souhaite que nous ne connaissions pas une situation de cette nature. Nous mettons tout en œuvre pour construire l’unité.
De la sorte, lorsque le bâtonnier de Paris s’exprime ou qu’il est en contact direct avec le ministère de la justice ou la présidence de la République, il prend soin de porter la parole collective. S’il exprime un avis purement parisien, il prend soin de dire qu’il ne parle qu’au nom de Paris.
3° – Quel est le rôle du bâtonnier de Paris sur la scène internationale ?
C’est un rôle particulièrement important pour les mêmes raisons de nombre, de réputation et de diversité de ce barreau. Nombre de cabinets d’origine anglaise ou américaine, mais aussi des avocats venus des pays de l’Europe unie ou d’ailleurs sont membres du barreau de Paris. Pour exemple, je citerai le cas de l’actuel président de la section internationale de l’American bar association qui est avocate aux États-unis et au barreau de Paris. Je rappelle que Madame Christine Lagarde, ministre de l’économie et des finances, a été avocate au barreau de Paris en même temps qu’elle a été le numéro un du plus important cabinet d’avocats au monde, Bakers & Mc Kenzie, qu’elle a dirigé depuis les États-unis.
Le barreau de Paris est donc attractif pour les étrangers et il est invité et reçu dans toutes les capitales du monde. Le bâtonnier de Paris est considéré avec beaucoup d’égards et se trouve toujours à la table d’honneur lors du congrès annuel de l’Association du barreau américain qui regroupe un nombre d’avocats dix fois supérieur au nombre total des avocats français. Je n’en conçois évidemment aucun orgueil. Encore une fois, ces prévenances et cette considération vont à la fonction du bâtonnier de Paris et au barreau qu’il représente. Il existe des personnalités tout aussi importantes comme le président de la Law Society britannique qui regroupe cent quarante-six mille sollicitors ou le président du barreau d’Inde qui en compte plusieurs millions et bien des barreaux prestigieux comme les barreaux canadiens, les barreaux d’Allemagne, d’Italie ou d’Espagne, pour ne citer que ceux-là.
Le bâtonnier de Paris doit donc être à la hauteur de l’estime qu’on lui porte et qui rejaillit sur son pays. Mais il ne doit pas se faire d’illusions. La montée en puissance de la Common law et l’importance économique des pays anglo-saxons, même en dépit de la crise, risquent d’entraîner une perte d’influence d’autant plus sensible que la langue que parle désormais l’univers entier est l’anglais et non plus le français. Beaucoup d’avocats étrangers nous font l’honneur de pratiquer encore notre langue, mais ils sont de moins en moins nombreux et nous avons nous-mêmes un retard considérable dans l’ouverture au monde anglo-saxon.
Or on ne défend sa culture, ses valeurs et ses règles que si l’on connaît parfaitement la culture de l’autre. C’est la raison pour laquelle, ayant moi-même un fils qui a fait des études en Angleterre et aux États-unis et qui est devenu avocat au barreau de New-York, sollicitor à Londres et avocat au barreau de Paris, j’ai voulu permettre le même cursus aux élèves de l’École du barreau de Paris qui sont chaque année environ mille quatre cents. Mais les études coûtent cher et tous n’ont pas les moyens de fournir une caution quand ils empruntent. Avec notre banque institutionnelle, la BNP Paribas, j’ai conclu un contrat qui permet à tous les élèves de l’École du barreau qui le désirent, soit avant leur entrée à l’École, soit quand ils viennent d’obtenir le CAPA, de solliciter des prêts jusqu’à soixante-dix mille euros au taux actuel de 2,73 % hors assurance vie, sans avoir à justifier d’une situation de fortune personnelle ou à fournir une caution de leurs parents ou de leurs proches. Il n’y a plus de distinction par l’argent pour ceux qui veulent se parfaire par des études au Canada, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, au Brésil, en Italie ou ailleurs.
Pendant les deux ans qui suivent le prêt, ils n’ont pas à rembourser et ne payent pas d’intérêts. La banque et l’Ordre les prennent en charge. Ensuite, un délai de cinq ans leur est ménagé pour pouvoir rembourser leur emprunt. Toutes les études ne coûtent pas des sommes aussi importantes que des études aux États- unis, loin de là. Certains ont besoin d’un prêt complémentaire, ayant déjà quelques ressources. Les autres peuvent emprunter ce qu’ils veulent. Il leur est seulement demandé d’avoir un niveau de connaissances suffisant dans la langue du pays où ils veulent se rendre.
De la même manière, nous recevons au barreau de Paris des dizaines de stagiaires étrangers tous les ans, venus de tous les pays, aussi bien du monde occidental que du Japon ou de la Chine.
Enfin, nous avons des coopérations pour aider à la formation dans des pays francophones comme le Liban, ou des États africains, et nous essayons de développer ces contacts nécessaires à l’époque où le monde n’a plus de frontières.
Quant à nos relations plus immédiates avec les pays de l’Europe unie, le barreau de Paris a des délégués au Conseil des barreaux européens (CCBE) où il essaie de peser de tout son poids sur toutes les questions qui concernent les avocats d’Europe, depuis la législation sur le blanchiment jusqu’aux modifications que souhaiterait voir apporter tel ou tel pays à des règles déontologiques qui lui semblent essentielles.
4° – Quelle est votre conception du rôle du bâtonnier de Paris dans la défense des libertés et droits fondamentaux ?
C’est un rôle essentiel à l’intérieur de nos frontières, comme à l’extérieur. Le 6 décembre 2008, à l’occasion du quarantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, se sont réunis à la Maison du barreau, à mon invitation, plus de quatre-vingt-dix représentants d’associations d’avocats et de barreaux du monde entier. Nous avons signé solennellement, en présence de personnalités éminentes venues de partout, la Convention des avocats du monde, rappelant l’identité de l’avocat et son rôle essentiel dans la défense des libertés fondamentales et de l’état de droit. Nous avons pris l’engagement de tout faire dans nos pays respectifs pour que les avocats puissent, librement, remplir leur mission aux côtés de ceux de leurs confrères en difficulté dans tel ou tel point du monde.
De même le barreau de Paris est présent devant la Cour pénale internationale et les juridictions internationales ad hoc. En liaison avec les organisations gouvernementales comme la Fédération internationale des droits de l’homme, la Ligue des droits de l’homme française, Amnesty International, la LICRA, SOS Racisme, le barreau de Paris mandate de jeunes avocats bénévoles pour se rendre dans les pays où se déroule un procès mettant en cause les libertés fondamentales, la liberté de la défense et le sort même des avocats poursuivis ou persécutés pour avoir eu le courage de dire non. Notre présence n’inverse pas nécessairement le cours de l’histoire mais elle est un témoignage de solidarité essentiel pour ceux qui sont en difficulté, en même temps qu’elle est l’occasion d’une leçon de courage pour ceux de nos confrères qui s’y rendent. J’ai eu moi-même l’occasion d’effectuer nombre de missions pour le compte d’ONG au cours de ma vie professionnelle, et j’ai reçu plus que je n’ai donné en matière de bravoure, de désintéressement, de dignité.
A l’intérieur de nos frontières, mon barreau est extrêmement actif, que ce soit pour dénoncer la monstrueuse obligation de déclaration de soupçon qu’une directive européenne impose aux avocats, contraints à trahir leurs clients sans le leur dire. Nous nous y opposons de toutes nos forces. Nous nous sommes battus aussi contre l’état déplorable de la souricière et du dépôt de Paris dans lesquels sont retenus des hommes et des femmes dans des conditions inhumaines et dégradantes. Nous avons pu obtenir un déblocage des crédits pour remettre en état ces locaux indignes. Nous sommes extrêmement soucieux de l’état déplorable de nos prisons. Nous sommes en relation avec le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Monsieur Delarue, dont l’action est remarquable. Enfin, nous veillerons à ce que la réforme de la procédure pénale mette nos contemporains à égalité de droits avec nos autres amis d’Europe pour que cessent enfin les abus de la garde-à-vue et que l’avocat soit présent dès la première minute au côté de la personne suspectée, ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire et de l’écrire récemment dans Le Figaro.
Les avocats du barreau de Paris font un travail extraordinaire : le bus de la solidarité qui sillonne Paris pour permettre à ceux qui sont sans droits et souvent sans abri de recevoir des conseils et une assistance ; ils sont présents pour la défense des étrangers qui comparaissent devant la Cour nationale du droit d’asile, et en permanence présents pour assister au palais de justice de Paris, y compris le samedi et le dimanche, les personnes déférées qui ont besoin d’une assistance. Aucune personne humaine ne doit être déférée à la justice sans avoir pu recourir à un avocat, qu’elle ait ou non les moyens de le payer. C’est une de nos préoccupations constantes.
En tout dernier lieu, je voudrais citer les actions de concert que nous menons contre la peine de mort, en faveur des droits des femmes, là où elles sont maltraitées, et de toutes les minorités jusqu’à la création récente de l’association « Alliance des avocats pour les droits de l’homme » en relation avec notre confrère François Zimeray, ambassadeur de France des droits de l’homme auprès du ministre des affaires étrangères, destinée à apporter le concours d’avocats bénévoles des grands cabinets d’affaires dans le cadre d’un pro bono pour toutes les missions juridiques ou judiciaires dont les ONG ont besoin.
5° – Quelle est la plus forte émotion ressentie à l’exercice de ce mandat prestigieux ?
Il y en a beaucoup que je ne saurais classer par ordre d’importance. Je songe à cet avocat de quarante ans qui est venu me voir un jour, en juillet, pour me demander de le relever d’une suppléance car, me disait-il, il allait mourir. Sa tenue et sa dignité étaient remarquables. J’ai tenté de le réconforter. Il était sûr de son issue prochaine, à cause de tumeurs au cerveau. Je l’ai raccompagné à la porte de mon bureau en l’embrassant et en lui disant que nous serions là si sa veuve avait besoin de nous ainsi que ses quatre enfants. Il est mort un mois et demi plus tard.
Je pense à cet avocat d’origine africaine chez qui j’ai dû me rendre un matin, à l’aube, avec un juge d’instruction et la gendarmerie, parce qu’il faisait l’objet d’une perquisition dans son petit appartement plus que modeste où j’ai dû intervenir assez vivement pour que l’on ne réveille ni sa femme ni ses enfants.
Je voudrais évoquer encore tous ceux avec qui la vie est cruelle et qui viennent se confier à moi et pour qui je ne peux pas toujours faire grand-chose.
Ce sont aussi les moments tragiques où nous avons dû accompagner jusqu’à leur dernière demeure les bâtonniers Lussan, Mollet-Vieville, de Bigault du Granrut, trois grands bâtonniers dont la présence nous manque et dont l’exemple ne peut que nous inspirer.
Si je devais citer un événement public d’une très grande intensité, je vous parlerais de l’hommage que nous avons rendu à Pierre Masse, dont j’ai fait apposer le médaillon en bronze dans la galerie de la première présidence pour être dévoilé par Madame Simone Veil. La cérémonie qui a suivi dans la salle haute de notre bibliothèque a été l’occasion pour moi de relire les lettres extraordinaires de ce martyre. Nous avons entendu un discours du bâtonnier Mario Stasi et une extraordinaire évocation par Robert Badinter du sort des avocats juifs pendant les années d’occupation jusqu’à la déportation et la disparition à Auschwitz.
Pierre Masse était le fils d’un bâtonnier de Strasbourg qui, en 1870, avait préféré quitter l’Alsace, abandonnant son cabinet et son patrimoine, pour s’installer en « France de l’intérieur » comme on dit, afin de ne pas devenir allemand. Lui- même combattant de la guerre de 1914-1918, puis de la guerre de 1939-1940, avait été secrétaire d’État à la justice militaire aux côtés du Maréchal Pétain après Verdun. Il était sénateur de l’Héraut, maire et président du Conseil général. Ancien premier secrétaire de la Conférence, il avait été membre du conseil de l’Ordre et comptait parmi les plus prestigieux avocats du barreau de Paris. Les lois anti-juives lui retirèrent les qualités de membre du barreau et de Français. Il fut arrêté, puis déporté, laissant plusieurs lettres d’une extraordinaire intensité. J’avais tenu à lui rendre cet hommage, non pas seulement pour honorer la mémoire de ce très grand avocat, mais pour que nous ne perdions jamais de vue que la culture des droits de la personne humaine est fragile ; que nous devons constamment opposer à la lâche tentation d’oublier, l’honneur de nous souvenir et que dans le temps présent nous devons nous rappeler sans cesse que ce n’est pas le droit qui nous garde mais nous qui gardons le droit.
Paris, le 7 septembre 2009
Christian Charrière-Bournazel