REGARD

CCB/VP

15.05.07

REGARD

Nous sommes menacés d’une transformation radicale de notre société, un peu à la manière dont Eugène Ionesco avait imaginé la mutation d’êtres humains composant le corps social en rhinocéros. Le plus préoccupant était que cette métamorphose se déroulait sans résistance, les mutants, l’un après l’autre, donnant l’impression d’y consentir.

Nous vivons déjà sous l’imperium d’une directive européenne qui oblige l’avocat à déclarer à son Bâtonnier le soupçon qu’il peut nourrir à l’égard de son client quand celui-ci veut investir dans une opération à laquelle l’avocat prête son concours comme juriste. Le Bâtonnier doit en parler au président du Conseil National des Barreaux et décide ou non de transmettre le soupçon à Tracfin.

La Belgique a réagi la première contre cette directive et la Cour d’arbitrage (aujourd’hui Cour constitutionnelle) du Royaume, saisie par les avocats, a posé une question préjudicielle à Luxembourg. L’audience s’est tenue le 12 septembre 2006. Selon l’usage, les conclusions de l’avocat général ont été communiquées ensuite. Elles sont préoccupantes et l’on ignore ce que sera l’arrêt.

Dans le même temps, la troisième directive européenne sur le blanchiment, qui doit être transposée en droit interne avant le 15 décembre prochain, fait obligation à tout avocat de déclarer un soupçon que lui inspire son client, directement auprès de Tracfin, sans passer par le Bâtonnier et, plus effrayant encore !, sans le dire à son propre client.

Est-il nécessaire de rappeler que le blanchiment consiste à réinjecter dans le circuit économique toute somme provenant d’un crime ou d’un délit, encore que le crime ou le délit soit prescrit ou n’ait pas été poursuivi, pourvu qu’il s’agisse d’un fait que le code pénal punit d’une peine d’au moins un an d’emprisonnement ?

Comme le recel, le blanchiment est imprescriptible et peut faire l’objet de poursuites même si le délit principal a échappé à la justice.

La nouvelle assemblée issue des élections de juin peut, demain, transposer cette directive.

Supposons que le Sénat ne s’y oppose pas.

Supposons encore que le Conseil Constitutionnel, saisi, estime que la loi n’est pas contraire à la Constitution parce qu’il existe une norme de droit supérieur – la directive -, nous aurons changé de société : l’avocat aura cessé d’être le confident nécessaire à qui chacun peut recourir pour lui confier ses espérances, ses soucis, voire ses fautes.

Tout citoyen s’adressant à un avocat saura qu’il s’adresse à son éventuel délateur dans une société ayant enfin atteint le degré de la transparence absolue dans un meilleur des mondes devenu monstrueux.

Le Canada, qui n’est pas tenu à la directive européenne, mais qui avait suivi les recommandations du GAFI, avait adopté une loi aux conséquences identiques.

Un recours juridictionnel a été jugé par la Cour Supérieure de Colombie Britannique. Elle a dit que le fait de transformer l’avocat en délateur de son client lui ôte toute indépendance, alors que cette indépendance est de l’essence même de sa mission. Elle a donc déclaré la loi anticonstitutionnelle comme portant atteinte à l’un des fondements de la démocratie.

Il ne s’agit pas de défendre le secret comme un pavillon de complaisance sous lequel l’avocat pourrait contribuer à écouler je ne sais quelle marchandise avariée, frelatée ou interdite.

M. Yves Bot, aujourd’hui avocat général à la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg, disait fort justement dans un colloque que lorsqu’un client vient voir un avocat, « c’est la rencontre d’une confiance et d’une conscience ».

L’avocat qui abuse du secret pour devenir complice de son client doit être impitoyablement sanctionné, voire chassé du barreau.

De la même manière, nous conviendrons aisément que si le secret professionnel appliqué aux activités juridictionnelles ou de conseil est absolu, il est relatif lorsque l’avocat agit dans d’autres activités comme, par exemple, le mandat ou la fiducie.

Nous conviendrons, sans difficulté, que le secret ne peut faire obstacle à des intrusions légitimes de la puissance publique qui demande à l’avocat le nom de son mandant ou de son fiduciant sous un certain nombre de garanties et dans des circonstances définies.

Mais il existe un abîme entre l’intrusion légitime de la puissance publique, encadrée par des lois protectrices, et l’obligation de dénonciation par l’avocat de son client, à l’insu même de ce dernier.

Si nous nous résolvons à cette monstruosité, notre société démocratique est, à l’évidence, menacée de mort, plus sûrement que par le terrorisme ou le pouvoir économique des mafieux avancés pour justifier l’obligation de dénonciation. C’est, en effet, au nom de ces deux dangers que, sous l’impulsion des Etats-Unis, cette directive liberticide a été élaborée. Par peur d’être tué, on préfère se suicider.

Or on ne sauve pas la liberté en l’étouffant.

Christian Charrière-Bournazel

Avocat au Barreau de Paris,

Bâtonnier désigné