Propos autour d’internet : l’histoire et l’oubli

Internet assure une conservation illimitée contrairement au livre ou au journal qui s’oublie, qui s’épuise, que l’on bouillonne ou encore qui brûle.

Internet est d’accessibilité immédiate dans l’espace grâce aux ordinateurs portables, quel que soit son objet puisqu’il suffit d’inscrire un nom sur un moteur de recherches pour que tout apparaisse sur la personne concernée, sans limitation de durée. Le livre, lui, doit être retrouvé dans une bibliothèque. Il faut y rechercher l’information enfouie à l’intérieur.

À la mémoire éphémère du papier s’est substituée une mémoire inaltérable et universelle qui ne laisse aucune chance à l’oubli. Or toute personne humaine a droit au respect de sa vie privée, de sa vie intérieure, à ses secrets et à l’oubli de ce qu’elle veut taire. C’est un droit inscrit dans la physiologie de la personne : si nous devions éprouver à un instant donné toutes les émotions que nous avons ressenties depuis notre naissance, avec leur intensité du moment, nous en mourrions net.

Ce droit peut se trouver en conflit avec l’histoire : l’histoire est une liberté publique. Les peuples n’évoluent et ne grandissent que s’ils ont la mémoire d’eux-mêmes. Un peuple dont on réécrit l’histoire est sous la domination d’un tyran. Le peuple qui oublie volontairement son histoire se déshonore.

De même, le droit au secret et à l’oubli peut céder le pas à des impératifs de sécurité.

Les démocraties cherchent à préserver l’équilibre fragile entre les droits de la personne et les nécessités collectives. Internet est sur le point de tout bousculer.

Il permet en effet à la mémoire de l’emporter pour toujours sur l’oubli.

La bibliothèque d’Alexandrie a brûlé. Mais si les Grecs avaient disposé d’Internet, nous pourrions assister aujourd’hui aux pérégrinations de Socrate sur l’agora d’Athènes et l’entendre directement parler à ses disciples au lieu de lire, à travers les dialogues de Platon, quelques bribes de sa pensée. Comment ne pas saluer cet immense progrès ?

D’un autre côté, Internet au service d’une passion sécuritaire toujours plus grande risque d’anéantir la liberté. On peut penser en effet que la sécurité conçue comme le bien suprême l’emportera toujours davantage sur la fatalité devenue insupportable.

Les sociétés pauvres se résignent au fatum, à la nécessité, au destin et tentent de les conjurer par le recours au religieux. Leur foi transcende les malheurs du temps.

Les sociétés prospères ne veulent ni de la mort ni de la souffrance, ni de la douleur ni même du risque. Le bonheur matériel, objectif toujours inassouvi, ne se satisfait pas de la résignation à Dieu.

Enfin, ceux qui exercent le pouvoir veulent tout savoir du présent, sans rien oublier du passé. La technologie d’Internet peut être ainsi détournée, sous prétexte de sécurité, pour livrer à la curiosité universelle tout de la vie privée, des mouvements, des désirs, des engagements, des origines de chacun d’entre nous.

***

Il appartient aux parlementaires de devenir des législateurs de la résistance au monstre froid qui veut nous dominer. Des ingénieurs sans âme et des politiques avides de pouvoir nommeront cette résistance « réaction ». Qu’importe ?

Le moment est venu d’une proclamation des droits inaliénables de la personne à son intimité, au secret et à l’oubli et de dire solennellement que les exceptions à ces droits ne sont que rarement légitimes et ne peuvent être conçues que de manière restrictive et constamment contrôlée.

Ainsi feront exception au droit à l’oubli les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide tels que précisément définis dans le statut de la Cour pénale internationale et dans notre droit pénal interne qui s’en inspire de manière très précise.

Pour ce qui touche à la protection des personnes, les directives européennes à venir ou les lois internes devront, en préambule, proclamer ces principes et faire en sorte :

  • d’interdire ce qui réduit la singularité à un archétype (croisement de fichiers, statistiques abusives à partir de données personnelles, définition de « cibles » ou de « profils ») ;
  • d’organiser l’accès à tout fichier informatique la concernant par toute personne qui le désire ;
  • de faire contrôler par des juges (de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif) la création et l’utilisation de toute banque de données ;
  • de prévoir des recours à ces mêmes juges, largement accessibles à tous, en cas de refus d’accès ou de refus de suppression.

***

Reste le problème très délicat de la diffamation véhiculée par internet.

La loi du 21 juin 2004 dite « pour la confiance dans l’économie numérique » institue au profit des fournisseurs d’accès ou d’hébergement une présomption d’irresponsabilité, à raison des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de leurs services s’ils n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou des faits et circonstances faisant apparaître ce caractère.

La connaissance par eux des faits litigieux est présumée acquise lorsque leur est notifiée une série d’éléments à la requête d’une personne concernée. Le paragraphe 5 de l’article 6 de la loi énonce de manière très précise les obligations de la personne qui somme le fournisseur d’accès ou d’hébergement de retirer le contenu litigieux.

Quand la sommation demeure sans effet, l’autorité judiciaire peut prescrire, en référé ou sur requête, toutes les mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu jugé illicite.

Si le juge fait injonction de supprimer le message illicite et que le fournisseur d’accès ou d’hébergement n’y défère pas, il commet un délit pénal.

Une difficulté particulière se pose à propos des diffamations publiques envers des particuliers en raison de leur caractère juridique spécifique. L’action civile fondée sur ces atteintes se prescrit par trois mois. Ce délai expiré, aucune action n’est possible.

Or une diffamation publique proférée envers un particulier peut avoir été publiée sur un véhicule écrit (un journal ou un livre) tout en passant inaperçue de l’intéressé. Le temps, à l’égard du papier, fait son office : rien n’est plus vieux que le journal de la veille. Mais par le biais d’Internet, le vieux journal ou le livre oublié demeurent accessibles pendant des années : il suffit de cliquer sur le nom d’une personne pour que paraisse à l’écran tout ce qui a été stocké sur elle.

En l’état actuel du droit, il paraît impossible d’obtenir la suppression d’une très ancienne diffamation qui bénéficie de la prescription de trois mois depuis bien longtemps. Comment justifier la demande de suppression d’un message contre lequel plus aucune action n’est possible ? Qui le jugera illicite et dommageable ? De la sorte, l’action en suppression du message n’est plus possible puisque l’action contre le message lui-même n’est plus recevable. Il faut donc inventer une action en suppression qui échappe à la prescription courte de trois mois.

Cette action n’aura pas pour but de faire revivre le droit, désormais prescrit, à solliciter une réparation, pas plus qu’elle ne devra mettre en échec la liberté d’expression. En effet, tandis que l’injure ne permet aucun débat sur la preuve, en revanche une diffamation poursuivie dans le délai de la prescription peut être justifiée ou excusée si le diffamateur, dans les conditions de la loi du 29 juillet 1881, rapporte la preuve de la vérité des propos diffamatoires ou réussit à prouver qu’il était de bonne foi.

L’action en suppression répondra donc aux mêmes exigences que l’action intentée dans le délai de la prescription contre une diffamation et bénéficiera des mêmes moyens de défense. La suppression ne sera pas acquise si la diffamation est justifiée. En revanche, si elle ne l’est pas, la suppression sera de droit tout en constituant la seule mesure que le juge aura le droit d’ordonner, s’il est saisi alors que la prescription est acquise au diffamateur présumé.

Voici le texte de loi que je propose à la réflexion de ceux qui pratique le droit de la presse :

Article 1
La prescription de trois mois prévue à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse ne fait pas obstacle à l’action en suppression d’une imputation diffamatoire, ouverte à toute personne concernée, sans limitation dans le temps.

Article 2
L’action en suppression d’une diffamation est ouverte pendant le délai d’un an à compter de la notification prévue au paragraphe 5 de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance en l’économie numérique.
Les dispositions des articles 35, 55 et 56 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, sont applicables à la procédure de suppression.

Article 3
L’action ne peut avoir pour objet que la seule suppression des imputations diffamatoires qui n’ont bénéficié ni du fait justificatif de la preuve de la vérité ni de l’excuse de bonne foi.
La suppression peut être ordonnée sous astreinte.
Aucune autre réparation ne pourra être demandée ni obtenue à l’exclusion des dommages et intérêts fondés sur les articles 699 et 700 du code de procédure civile.

***

Ainsi aura été rétabli un équilibre : à la brève mémoire du papier s’appliquera toujours la prescription courte de trois mois. Mais la mémoire inaltérable de l’internet justifie que ce qu’il véhicule ne bénéficie d’aucune prescription.

Christian Charrière-Bournazel
Avocat au Barreau de Paris