L’être humain est éphémère et rêve d’éternité.
Borné dans toutes ses entreprises, il est hanté par l’absolu.
Étranger à son propre corps dont il jouit ou qu’il subit sans le dominer, il rêve de rendre compte de la complexité de l’univers.
Il ignore d’où il vient et s’accommode mal de sa sortie certaine.
Il rêve d’une puissance invisible, commencement et fin de toute chose, qui s’intéresserait humblement à chaque seconde de sa vie.
Les dinosaures auraient vécu de cent trente millions d’années à soixante millions d’années avant Jésus-Christ, soit soixante-dix millions d’années. L’homme ne serait advenu que cinquante-quatre millions d’années après leur disparition et encore, sous la forme de l’hominidé, c’est-à-dire d’une créature plus proche du primate que de l’homme.
Plus que la maîtrise du feu ou l’invention de l’écriture, ce qui a caractérisé la mutation de l’animal vers l’humain, c’est le souci d’ensevelir les morts. Le tombeau revêt une double fonction : il soustrait au regard des vivants la décomposition de l’autre, en même temps qu’il lui tient lieu d’habitacle intemporel, à la manière d’un vaisseau spatial, pour atteindre l’éternité.
Cette déréliction à laquelle nous sommes voués sur ce petit grain de sable que nous appelons la terre nous est insupportable. L’univers incommensurable n’est qu’un vide monstrueux et noir qu’éclairent ponctuellement des milliards d’astres en fusion comme autant de minuscules étincelles dans une nuit sans fond.
Nous n’aurons jamais l’occasion de rencontrer d’autres solitudes semblables à la nôtre sur les milliards de planètes, peuplées elles aussi, mais que nous ne pourrons atteindre qu’après des millénaires de voyages dans des navires interstellaires voguant à la vitesse la plus proche possible de la lumière et à bord desquels les hommes et femmes embarqués se reproduiront puis mourront jusqu’à ce que cent ou mille générations plus tard, peut-être, leurs descendants parviennent à y aborder.
Pendant ce temps, comme depuis l’aube de l’humanité, l’on continuera à vouloir inventer Dieu, à recevoir la parole définitive de gourous humains assez persuasifs pour nous faire croire que Dieu leur a parlé et entourés de disciples assez assoiffés de pouvoir pour instaurer leur domination spirituelle, morale et financière sur leurs fidèles.
Ainsi ont fonctionné les religions égyptienne, juive, chrétienne et musulmane pour ne citer qu’elles.
Chacun au nom de son Dieu théorise ou, plus subtilement, exerce un empire intellectuel et moral qui interdit même de douter.
Le sage Montaigne écrivait en pleine guerre de religions :
« Qu’est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures ? Le régler et le monde à notre capacité et à nos lois ? Nous servir aux dépens de la divinité de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plu départir à notre naturelle condition ? Et parce que nous ne pouvons étendre notre vue jusques en son glorieux siège, l’avoir ramené çà-bas à notre corruption et à nos misères ? ».
L’auteur des Essais se gardait bien de nier Dieu.
Mais il avait également la sagesse de s’interdire d’en rendre compte à la manière des prophètes plus au moins inspirés.
Plus encore, il se refusait de le voir enfermé dans des règles purement humaines justifiées par des arguties d’où ne rayonne aucun absolu.
Charles Péguy imaginait un Dieu célébrant avec émerveillement l’espérance comme la plus belle des vertus humaines. Mais Alfred de Vigny, avant lui, avait manifesté sa douloureuse amertume en ces mots :
« Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité ».
Car le spectacle du malheur des hommes ne peut que nourrir le plus grand doute quant à l’existence d’un créateur infiniment bon et infiniment aimant.
Jossuah, le sublime petit rabbin de Nazareth, que nous appelons Jésus, nous a laissé un testament humaniste magnifique : Dieu serait notre Père, aimant chacun de ses enfants comme nous ne saurions l’imaginer :
« Si votre fils vous demande un pain, allez-vous lui donner une pierre ? S’il vous demande un poisson, lui donnerez-vous un serpent (ou un scorpion) ? Alors si vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui l’en prient ! ».
Certes !
Mais si, tout méchant que je suis, j’essaie d’être malgré tout un père de la terre soucieux de ses enfants, si je vois deux de mes fils se battre jusqu’à se crever les yeux, s’égorger ou l’un enfourner l’autre dans une chambre à gaz, les laisserais-je faire sans intervenir, au prétexte de respecter leur liberté ? Laisserais-je l’un de mes enfants se réclamer de moi le père pour infliger à des jeunes filles innocentes le supplice du viol ou commettre des attentats aveugles faisant des centaines de morts innocents ?
Je songe à cette femme, rescapée d’un camp d’extermination, qui disait à son fils, trésorier de la synagogue : « Je croirai en Dieu quand il m’aura demandé pardon pour Auschwitz ».
De toutes mes forces j’aimerais pouvoir croire qu’il existe un Dieu semblable à celui dont on m’a fait rêver. Mais le spectacle de l’humanité que précède celui de la nature sauvage, à quelques exceptions près, ne révèle que des prédateurs prompts à se tuer les uns les autres ou à se réduire en esclavage. Peut-être l’homme a-t-il mal usé de sa liberté jusqu’à consciemment choisir le mal. Mais les animaux innocents, d’un bout à l’autre de l’échelle, dans les airs, sur terre ou au fond des mers, passent leur temps à chercher des proies qu’ils dévorent impitoyablement, étant eux-mêmes à leur tour une proie. Dieu les a donc voulus féroces au détriment des autres.
Si nous ne pouvons nous passer de Dieu, du moins passons-nous des religions.
J’en suis navré pour ceux qui grâce à leur engagement ont une position dans la société : rabbins, clercs, pasteurs, imams. Mais cultivons sans relâche, avec une volonté inébranlable et une obstination forcenée ce qui nous rendra, le moment venu, heureux et fiers d’avoir vécu : la fraternité.
Elle n’a que faire des dogmes.
J’ai peu de commerce avec les anges et les morts sont muets. Mais mon semblable est là, à qui je puis apporter quelque chose ; de qui je puis recevoir un message ou une leçon ; qu’il m’est plus facile de comprendre que de haïr.
Victor Hugo en avait si bien conscience qu’il a conçu ce vers admirable :
« Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».
La méditation de cette pensée et la mise en pratique de ce qu’elle implique sont de nature à combler le vide de nos existences, à faire s’épanouir nos cœurs et à nous rendre sereins, le jour de notre départ, pour avoir aidé, compati, aimé.
Christian Charrière-Bournazel
Le 26 février 2015