CCB/VP
09/12/99
NOTE SOUS L’ARRÊT DU 24 NOVEMBRE 1999
La 2ème Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt récent du 24 novembre 1999, vient d’énoncer un principe qui jusque-là n’avait fait l’objet d’aucun arrêt :
« Dans les instances civiles en réparation des délits prévus par la loi du 29 juillet 1881, la prescription, suspendue pendant la durée du délibéré, est interrompue par le jugement rendu à la requête de la partie poursuivante. »
Jusque-là, seule la doctrine avait été unanime (cf Blin, Chavanne, Drago et Bonnet, Droit de la presse, prescription, par Monsieur Philippe Bilger, fasc. 240, n° 13 et 14 ; J.cl. droit civil, art. 1382 à 1386, fasc. 435, V° presse, par Monsieur Michel Pierchon, avocat, n° 81 ; Encyc. Dalloz Pénal, V° presse, n° 906). Les cours d’appel, notamment Versailles et Paris, avaient rendu des arrêts en sens opposés.
Quel est le problème ?
L’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, modifié le 4 janvier 1993, définit comme interruptifs de la prescription les actes d’instruction ou de poursuites.
S’agissant d’une liberté fondamentale, la liberté d’expression, la jurisprudence a toujours interprété strictement ce qui emporte restriction à la liberté, au civil comme au pénal. Dans les instances civiles, seul constitue un acte de poursuite l’acte de la procédure « par lequel le demandeur manifeste à son adversaire l’intention de continuer l’action engagée ». Il appartient à la partie poursuivante, maîtresse de son procès, de se manifester elle-même tous les trois mois. Ni les conclusions du défendeur, ni les injonctions des magistrats ne peuvent pallier la carence du demandeur de qui doit émaner régulièrement l’acte manifestant sa volonté de poursuivre le procès.
Un formalisme procédural est nécessaire qui a conduit à considérer que les lettres échangées entre avocats n’ont pas ce caractère, même si les règlements intérieurs des barreaux autorisent désormais les lettres officielles destinées à se substituer à des actes de procédure. Le demandeur n’interrompt la prescription que par acte extra-judiciaire ou à tout le moins, par acte du palais. En revanche, l’acte suffit sans qu’il soit nécessairement explicite : les conclusions qui se déclarent interruptives sont par excellence la manifestation de la volonté de poursuivre ; mais il en va de même des bordereaux de communication de pièces ou des sommations de communiquer notifiées par acte du palais à la requête du demandeur.
La question n’était pas tranchée pour ce qui concerne l’effet interruptif du jugement civil sur la prescription de l’action en diffamation. On savait qu’entre l’audience de plaidoiries et le jugement, la prescription se trouve suspendue. La parenthèse ouverte par l’audience de plaidoiries et qui dure le temps du délibéré, se trouve refermée par le prononcé du jugement. La prescription ne saurait courir contre un demandeur qui n’a plus la maîtrise de son procès lorsque ce procès est devenu objet de réflexion et de décision entre les mains des seuls juges.
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris que vient de casser la Cour Suprême faisait l’objet d’un pourvoi articulé autour de deux moyens :
– l’audience de plaidoiries doit être tenue pour un acte interruptif de prescription et non pas pour une cause de suspension ;
– le prononcé du jugement lui-même interrompt à nouveau la prescription, laquelle de toute façon a été suspendue pendant le cours du délibéré, c’est-à-dire entre l’audience de plaidoiries et l’audience de jugement.
C’est ce que la Cour de cassation vient de dire. Non seulement la période qui s’étend entre l’audience des plaidoiries et le jour du jugement est une période pendant laquelle la prescription est suspendue, mais encore le jugement lui-même est interruptif de la prescription. Un nouveau délai de trois mois court à compter de son prononcé.
Toutefois, la Cour de cassation ne se prononce pas sur l’effet interruptif ou non de l’audience des plaidoiries, ce qui au demeurant est accessoire : le demandeur a dû prendre la précaution, jusqu’à l’audience de plaidoiries, de manifester tous les trois mois son intention de poursuivre l’action engagée. Il suffit que l’audience de plaidoiries ait un effet suspensif sur la prescription pour que le demandeur ne se trouve pas démuni après un délibéré de plus de trois mois, puisque le jugement interrompt la prescription tout en mettant fin à la période de suspension.
Conforme au bon sens et à l’équité, cet arrêt est en même temps d’une parfaite rigueur juridique.
Au regard du bon sens et de l’équité, il y avait quelque incohérence à imposer à un demandeur qui a plaidé et qui attend le jugement de continuer à computer des délais à partir de ses dernières conclusions en date pour ne pas manquer de signifier par acte du palais des conclusions interruptives alors même que le jugement est rendu mais qu’il n’a pas encore été tapé à la machine par le greffe. C’est pourtant ce que les praticiens de cette matière s’astreignaient à faire avant l’arrêt du 24 novembre 1999.
L’excès de formalisme révèle bien souvent la perte de l’esprit des lois au profit d’un intégrisme procédural qui fait la joie perverse des seuls maniaques. Mais surtout, comment pouvait-on soutenir en droit qu’un jugement rendu sur la demande d’un plaideur a moins de force que la demande elle-même ? Une telle conception qui fait primer le cri du plaignant sur la parole d’un juge procède d’une inversion juridique des valeurs à laquelle on ne peut que louer la Cour Suprême d’avoir mis bon ordre.
Paris, le 9 décembre 1999
Christian Charrière-Bournazel
Avocat au barreau de Paris