LE RACISME N’EST PAS UNE OPINION MAIS UN ACTE

CCB/VP

25.09.12

Université d’été de la LICRA – Le Havre – Samedi 8 septembre 2012

LE RACISME N’EST PAS UNE OPINION

MAIS UN ACTE

Nous avons entendu M. Alain Terrenoire, rapporteur du projet de loi dite « loi Pleven ».

Le 7 juin 1972, voici plus de quarante ans, M. Alain Terrenoire, rapporteur, avait dit à l’Assemblée Nationale :

« Il n’y a pas pire racisme que celui qui ne s’avoue pas. Hypocrite, discret, mais quotidien, ce mal, dont nous avions l’illusion de croire qu’il avait disparu après les folies hitlériennes, demeure plus vivant que jamais ».

Déplorant la « contagion raciste » et soulignant que l’acte raciste devient « banal, quotidien », M. Alain Terrenoire justifiait la création d’une incrimination pénale créant un délit nouveau d’incitation à la discrimination raciale et de provocation à la haine ou à la violence raciste.

Il ne se faisait pas d’illusion sur le fait que cette lutte dépend davantage des mœurs que des textes. Mais du moins les textes avaient-ils le mérite de décourager les lâches par peur d’une condamnation. L’Histoire nous l’a appris : il a existé une sorte de préméditation française du crime nazi, comme je l’avais rappelé lors du procès Barbie.

Barrès s’était écrié :

« Que Dreyfus ait été capable de trahir, je le conclus de sa race ! ».

Léon Bloy, dans Le salut par les juifs, écrivait : « le youtre est le confluent de toute la pestilence du monde » ou encore : « et l’argent, ce métal infortuné, devint une proie entre leurs griffes d’oiseaux des morts et l’âme des peuples à la longue s’encrassa de leur pestilence ».

Pour cette raison, je pense que nous ne devons jamais désarmer.

Nous sommes ici dans une philosophie opposée à celle des Américains.

Le premier amendement de la Constitution américaine consacre une sorte d’intégrisme de la liberté d’expression qui permet tout, justifie tout et absout tout, depuis les injures racistes jusqu’aux intrusions les plus insupportables des paparazzis dans la vie privée des célébrités.

Je développerai mon intervention sur deux axes :

– les principes contenus dans la loi de 72 ;

– leurs applications jurisprudentielles.

I – LES PRINCIPES

A – LIBERTÉ D’EXPRESSION ET ACTE DÉLICTUEUX

Le titre de cette université d’été parle de lui-même : le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit !

Au cours de ces longues et trop courtes années où il m’a été donné de participer aux travaux de la commission juridique et de la présider, j’ai eu à affronter ici ou là ce que j’appelle, sans méchanceté, les intégristes de la liberté d’expression.

Parce qu’une chose serait écrite dans un journal, proférée devant un micro, transmise par un média, elle jouirait de l’immunité de la liberté d’expression.

Cet argument relève du sophisme.

Nous savons déjà depuis le 29 juillet 1881 que les mots ne véhiculent pas nécessairement une pensée : tel est le cas de l’injure distinguée de la diffamation.

Tandis que la première implique l’allégation d’un fait précis concernant une personne déterminée, l’injure, au contraire, c’est l’absence de toute allégation précise. C’est l’invective.

Oserait-on soutenir que le mot qui n’a pas de sens pourrait être coupable alors que celui qui en a un serait innocent parce qu’il serait lourd d’une signification ? Ce serait méconnaître les incriminations pénales qui se fondent sur des mots : le harcèlement sexuel ou le harcèlement moral, les violences verbales assimilées aux violences physiques par l’article 222-11 du code pénal et la jurisprudence, l’outrage à magistrat, le chantage, les menaces, etc … Ces mots ont forcément un sens, faute de quoi ils ne pourraient remplir la fonction à laquelle leur auteur les destine : obtention d’un avantage indu, intimidation ou blessures profondes à l’âme. Pour autant, la loi ne les considère pas comme des opinions bénéficiant de l’immunité, mais comme des actes répréhensibles.

On comprend l’intérêt que peuvent avoir les organes de presse à solliciter une immunité, en cela assistés par des avocats brillants.

Il n’en demeure pas moins que la liberté d’expression n’est pas leur privilège. Elle appartient à tous et si un journaliste indigne est condamné, il n’y a aucune atteinte à la liberté d’expression, pas plus qu’il n’est porté atteinte aux droits de la défense par la radiation d’un avocat déshonoré.

Ce qui nous importe à nous les avocats et aux militants que nous sommes, c’est d’abord la protection des autres. Nous ne sommes pas avocats pour nous-mêmes, nous le sommes pour les autres.

J’avais été très impressionné au Canada, en 1975, quand j’avais entendu nos confrères ne pas parler de leurs clients mais évoquer « les personnes que nous avons mission de servir ».

Dans la société, celui qui est le petit, l’isolé, le minoritaire, le faible, celui qui se distingue parce qu’il n’est pas dans l’esprit du temps, dans le politiquement correct de l’époque, c’est celui-ci qui mérite le plus d’attention de la part du militant, de l’avocat, et du juge.

C’est parce que nous nous enracinons dans des valeurs supérieures que nous pouvons ensuite, quand nous plaidons ou quand nous jugeons, en dépit des fluctuations de la jurisprudence, revenir à l’essentiel : la protection de celui dont on a fait un objet, comme dans les cours de récréation de notre enfance où de méchants enfants jouaient aux quatre coins en prenant le plus faible d’entre eux pour se le renvoyer de l’un à l’autre. Cela faisait rire tout le monde sauf celui qui en était la victime.

Il ne s’agit d’empêcher personne de se dire à lui-même ou de penser la chose immonde. Mais la mauvaise pensée peut être féconde si elle se communique comme une contagion. Je ne puis m’empêcher de rappeler la phrase du petit curé de campagne dans le roman de Georges Bernanos :

« Ah Madame, savons-nous quel mal, à la longue, peut sortir d’une mauvaise pensée ! ».

Le président Montfort a rappelé des phrases apparemment anodines proférées à propos des Roms. On pourrait les juger banales. Je suis, pour ma part, assez peu porté à la concession parce que nous avons la charge, nous humanistes, nous français, de porter et de transmettre l’héritage formidable que nous avons reçu de nos ancêtres.

Je disais un jour que la France, patrie des droits de l’homme, semble aujourd’hui plus écrasée par son héritage que soucieuse de le porter haut et loin devant. Robert Badinter m’avait répondu : « Christian, la France n’est pas la patrie des droits de l’homme. C’est la patrie des déclarations des droits de l’homme ». Et il n’avait pas tort. Mais quel héritage tout de même !

Le combat que nous menons aujourd’hui s’inscrit exactement dans la ligne de la devise républicaine : « liberté, égalité, fraternité ».

Liberté bien sûr : j’ai le droit de penser, d’être critique, d’être réticent. Mais l’égalité suppose que je ne traite pas l’autre avec mépris. La fraternité implique qu’à défaut de ne pas le haïr ou dans l’incapacité de l’aimer, que du moins je ne le méprise pas.

Nous comptons dans notre tradition à la fois Lamartine et Hugo.

Lamartine disait :

« Je suis concitoyen de tout homme qui pense : la liberté c’est mon pays !».

Victor Hugo s’écriait :

« Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».

Nous avons connu la chance d’avoir René Cassin comme compatriote. C’est lui qui a imposé le mot « universel », de préférence au mot « international », dans le titre de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Il fut le rédacteur de la Déclaration européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1950. C’est à lui que nous devons l’honneur d’accueillir sur le sol de France, à Strasbourg, la Cour européenne de justice.

C’est le mérite de la Convention européenne et de la jurisprudence de la CEDH d’établir un équilibre sage entre la liberté d’expression et le droit des autres à n’être pas haïs pour ce qu’ils sont, ni discriminés.

De la critique légitime, on peut, sans s’en rendre compte, glisser vers le rejet, la haine, le retranchement de l’autre, jusqu’à le considérer criminel d’être né, pour reprendre le mot terrible d’André Frossard.

B – LA LOI EUROPÉENNE

L’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1950 définit la liberté de pensée, de conscience et de religion et l’article 10 la liberté d’expression.

L’alinéa 2 de l’article 9 est trop oublié. Je le rappelle :

« L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Ainsi cette liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, n’a-t-elle rien d’absolu. Elle connaît des limites en raison d’autres droits fondamentaux qui peuvent entrer en contradiction avec elle comme le droit, prévu à l’article 8, au respect de la vie privée et familiale ou celui de l’article 9, ou encore l’article 14 issu du protocole n° 11 intitulé « l’interdiction de discrimination », etc …

Il appartient au juge d’établir l’équilibre entre ces différents droits essentiels qui peuvent entrer en conflit les uns avec les autres.

Tel est le rôle de la jurisprudence.

 

II – L’APPLICATION PAR LES TRIBUNAUX DE LA LOI DE 1972

L’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 dispose :

« Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement d’un an et d’une amende de 45.000 € ou de l’une de ces deux peines seulement ».

S’y est ajoutée ensuite, grâce à une loi du 30 décembre 2004, la définition du délit commis à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap.

A – LES SUBTILITÉS DE LA JURISPRUDENCE

La provocation peut être directe ou indirecte.

Elle est directe lorsqu’elle contient une incitation à adopter un comportement précis. Le caractère direct implique donc « un appel explicite et évident à la commission d’un acte déterminé » (B. Beignier, B. de Lamy, E. Dreyer (ss dir.), Traité de droit de la presse et des médias : Litec, Traités, 2009, n° 825).

En revanche, la provocation est indirecte lorsque l’auteur n’incite pas à la commission d’infractions déterminées, mais cherche à exhorter à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison d’un caractère discriminatoire. Dans ce cas, les propos visent à créer un état d’esprit particulier.

Le délit de provocation à la discrimination et à la haine raciale est prévu et réprimé par l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881.

Ce délit se distingue de l’apologie, qui est tournée vers le passé, alors que la provocation indirecte est tournée vers l’avenir.

Ainsi, constitue une provocation, tout propos susceptible d’inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim., 30 mai 2007 : JurisData n° 2007-039742 ; JCP G 2007, I, 210, obs. E. Tricoire).

Toutefois, d’après la Cour de cassation, « les restrictions à la liberté d’expression sont d’interprétation étroite » (Cass. crim., 12 nov. 2008, n° 07-83.398, F PF, V. c/ Assoc. Act Up Paris et a.).

C’est pourquoi, en cas de poursuite, la Cour de cassation exerce son contrôle sur le sens et la portée des propos, qui doivent inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim., 17 février 1998, n° 96-85.567 ; 7 Juin 2011, n° 10-85.179).

L’analyse de la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation sur l’interprétation de la provocation à la discrimination raciale révèle l’application de critères limitatifs.

Seront successivement évoquées, les causes de la provocation (1), la nécessité d’une incitation (2), l’identification possible des personnes visées (3) et l’existence d’un tiers destinataire des propos (4).

  1. Les causes de la provocation ou l’intention de l’auteur

L’auteur des propos cherche à susciter la discrimination, la violence ou la haine.

La discrimination visée par l’article 24 de la loi de 1881 consiste à appliquer un traitement particulier à des personnes en raison d’une différence.

L’article 24, 8e alinéa, sanctionne la provocation à la « haine ou à la violence ». Le Code pénal contient deux sections visant les violences (C. pén., art. R. 624-1 à R. 625-1), se divisant en « violences légères » et « violences ». Les violences concernent également les « atteintes volontaires à l’intégrité de la personne » (C. pén., art. 222-1 à 222-18-2) qui ont été visées dans l’alinéa 1er de l’article 24 relatif aux provocations non suivies d’effet.

Quant à la notion de haine, elle ne correspond pas à un délit. Il s’agit plutôt d’un mobile. Pour les tribunaux, la provocation à la haine prend la forme du rejet d’autrui. Il n’est pas nécessaire que les propos constituent une exhortation directe à la haine ou à la violence ; il suffit, pour que l’infraction soit constituée, que les passages soient de nature à susciter ces sentiments qui se distinguent du simple mépris.

Les juridictions ne font généralement pas la distinction entre les trois causes de provocation. La notion de rejet emporte leur conviction.

Ainsi, un politicien avait présenté une communauté en ces termes : « le jour où nous aurons en France, non plus 5 millions mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont » et en prédisant alors que « les Français raseront les murs, descendront des trottoirs » sous peine de représailles physiques. De tels propos qui laissent penser que les Français seront menacés font naître des réactions de rejet et de haine et constituent un acte de provocation au sens de l’article 24, alinéa 8. Si le débat sur l’immigration reste possible et légitime, il n’autorise pas pour autant des outrances caractérisant le délit de provocation (TGI Paris, 17e ch., 2 avr. 2004 : Légipresse 2004, n° 215, I, p. 142).

Le dessin d’un tract représentant Menton sous les aspects d’une ville du Moyen-Orient, une mosquée implantée sur le site de la basilique Saint-Michel, le bâtiment de Sciences Po surmonté d’une coupole intitulé Sciences Po Moyen-Orient, avec le maire figuré comme un Grand Calife yeux baissés, tenant son chameau par les rênes en compagnie, de son épouse, en tenue orientale, provoque un net sentiment d’envahissement de la ville par une population musulmane. L’ensemble de ce tract a pour objet de susciter un sentiment de rejet, d’hostilité et de haine envers un groupe de personnes à raison de son origine et de sa religion (Cass. crim., 11 sept. 2007, n° 07-80.783).

Mais un message peut être choquant, sans être provocant. De même, contrairement à ce qui est admis pour l’injure, le délit de provocation n’est pas excusé par une attaque préalable.

  1. La nécessité d’une incitation

L’incitation est définie par l’exhortation de l’auteur des propos à la discrimination, à la haine ou à la violence, de nature à produire un effet sur les tiers. La Cour de cassation exige que cet élément soit caractérisé (Cass. crim., 29 janvier 2008, n° 07-83.695, Prado Claude, F-P+F N° Lexbase : A7374D4U ; Cass. crim., 16 juill. 1992, n° 91-86.156 : JurisData n° 1992-002151 ; Bull. crim. 1992, n° 273).

Les décisions ayant retenu la provocation à la violence ne sont pas légion, les propos tenus étant rarement aussi explicites. En revanche, les décisions où l’auteur des propos incite à la haine ou à la discrimination, en présentant une population déterminée sous un jour néfaste, sont nombreuses.

Le plus souvent, l’auteur des provocations suscite un sentiment, instille une idée, pour créer un sentiment de rejet de la population désignée (Cass. crim., 14 mai 2002, n° 01-85.482 : JurisData n° 2002-015301 ; Dr. pén. 2002, comm. 107, note M. Véron) ; éveiller des sentiments de crainte et de haine (Cass. crim., 22 juin 2010, n° 10-82.337 : JurisData n° 2010-014819) ; créer la conviction que la sécurité passe par le rejet des immigrés et que l’inquiétude et la peur, liées à leur présence en France, cesseront à leur départ (Cass. crim., 13 nov. 2001, n° 01-80.510 : JurisData n° 2001-012265).

Dans une autre espèce, un autre prévenu a été condamné du chef de provocation à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à la suite de la publication sur un site internet de messages comportant des passages qui prêtaient à la communauté juive des visées « suprématistes » destinées à permettre le remplacement physique des Européens. Les juges du fond ont considéré qu’en tenant de tels propos, le prévenu avait désigné cette communauté « à la vindicte de ses lecteurs, en suscitant dans leur esprit l’existence d’un complot les vouant à la disparition, éveillant ainsi des sentiments de crainte et de haine ». Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la chambre criminelle (Cass. crim., 22 juin 2010, n° 10-82.337).

De même, la Cour d’appel de Toulouse a déclaré coupable du délit de provocation à la discrimination en raison de l’appartenance à une religion, le rédacteur d’un article qui présentait, les musulmans en général et sans distinction, comme les pratiquants d’une religion violente par nature, et ceux d’une commune en particulier comme se réunissant pour maudire les croisés, l’Amérique et Israël.

Pour la cour, « de telles assertions ne se limitaient pas à l’expression d’une opinion, mais invitaient bel et bien le lecteur à la discrimination de ces croyants, qui seraient à distinguer des autres habitants de cette commune, parce qu’ils pratiquent cette religion stigmatisée en tête d’article, et recommandaient de les haïr comme eux-mêmes haïssent les croisés, l’Amérique et Israël. » (CA Toulouse, 19 oct. 2010 : JurisData n° 2010-029598).

Le délit peut même être caractérisé en l’absence d’exhortation à la haine, l’infraction étant constituée par le seul fait de faire naître un tel sentiment (CA Paris, 16 déc. 1998, n° 98/02015 : JurisData n° 1998-024072).

Par conséquent, cette infraction requiert, pour être caractérisée, que des propos menaçants aient été proférés à l’adresse d’une personne ou d’une catégorie de personnes, et qu’ils soient de nature à conduire un individu à se comporter de manière haineuse, discriminatoire ou violente à l’égard de son prochain.

Ainsi, dans une espèce, l’association SOS Racisme s’était-elle constituée partie civile, du chef, notamment, de provocation à la discrimination raciale, à la suite de la publication d’un ouvrage intitulé : « Noires fureurs, blancs menteurs – Rwanda 1990-1994 ». Saisie d’un pourvoi suite à la relaxe du prévenu, la Cour de cassation a décidé qu’il ne saurait y avoir infraction lorsque les propos « que les développements relatifs à la « culture du mensonge et de la dissimulation » telle que décrite par [l’auteur de l’ouvrage] dans les quatre pages visées aux poursuites et replacées dans le contexte de l’ouvrage, même si leur formulation peut légitimement heurter ceux qu’ils visent, ne contiennent néanmoins aucun appel ni aucune exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’encontre des Tutsis » (Cass. crim., 8 nov. 2011, n° 09-88.007).

  1. L’identification possible des personnes visées

Il n’y a guère de difficulté pour identifier la provocation à la haine, la discrimination ou la violence envers une personne. En revanche, l’identification d’un groupe peut être malaisée.

Il a été ainsi jugé qu’il ne résulte pas des faits et circonstances de l’espèce que le prévenu entendait viser, en mettant en vente des t-shirts portant la mention « J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime », les Français en tant que groupe constitutif d’une nation (Cass. crim., 1er mars 2011, n° 10-83.267 ; V. également Cass. crim., 23 janvier 2007, n° 06-85.329).

A ce jour, il n’y a pas eu de décision sanctionnant la provocation à la discrimination, la haine ou la violence envers les personnes morales. La protection de l’article 24 ne serait réservée qu’aux personnes physiques et groupes de personnes physiques.

Toutefois, des poursuites ont été diligentées sur le fondement de l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, incriminant la provocation à la discrimination et à la haine, notamment raciale, à l’égard d’une prévenue ayant apposé, sur des produits des rayons d’un supermarché provenant de l’État d’Israël, des étiquettes appelant à leur boycott.

Les juges du fond, dont la Cour de cassation a approuvé le raisonnement (Cass. crim., 22 mai 2012, n° 10-88.315), concluent à la consommation du délit puisque de tels propos incitent à entraver l’exercice normal d’une activité économique et visent de façon discriminatoire les producteurs et fournisseurs de ces produits en raison de leur appartenance à une nation déterminée, en l’espèce Israël (CA Bordeaux, 22 oct. 2010 : JurisData n° 2010?025589 ; D. 2011, p. 931, obs. G. Poissonnier). Au-delà des produits, ce sont des personnes qui sont discriminées.

 

  1. L’existence d’un auditoire

La seule violence ou le caractère public d’un propos ne sont pas suffisants. Il faut qu’autrui soit directement appelé à faire preuve, à l’égard de la personne visée, de haine, de violence ou de discrimination.

La provocation suppose un échange qui dépasse un simple dialogue, pour impliquer autrui. Elle ne peut être appréciée dans une querelle interpersonnelle, fût-elle audible par d’autres que le destinataire du message.

La Cour d’appel de Toulouse avait ainsi condamné un commandant de bord qui avait lancé à la personne chargée d’assurer un contrôle aéroportuaire rigoureux : « Si je vous avais connu il y a soixante ans à Vichy, je vous aurais cramée ».

La Cour de cassation a cassé cette décision, personne n’ayant été directement appelé à faire preuve, à l’égard de la personne visée, de haine, de violence ou de discrimination, bien que son opinion soit désobligeante ou outrageante pour une communauté (Cass. crim., 29 janv. 2008, n° 07-83.695). C’est une confirmation de jurisprudences antérieures (Paris, 11e ch. B, 15 nov. 2007, Juris-Data, n° 349401 ; 8 nov. 2007, Juris-Data, n° 355397 ; Cass. crim., 11 sept. 2007, n° 07-80.783).

  1. L’effet dynamique et entraînant

Une jurisprudence de la 17ème chambre, chambre de la presse, avait dit que, pour être réprimés, les propos doivent avoir « un effet dynamique et entraînant ».

Ce fut pour moi l’occasion de gloser sur cette jurisprudence que je n’avais pas vu passer mais qui avait été reprise dans les conclusions de mon très distingué confrère Georges-Paul Wagner et j’avais eu le front d’ironiser.

En réalité, comment déterminer l’effet dynamique et entraînant d’un propos sinon par la subjectivité des juges ? Et c’est toute la difficulté de la matière.

J’évoquerai, pour terminer, quelques cas significatifs.

B – QUELQUES JURISPRUDENCES

– Mgr Lefèbvre :

Marcel Lefèbvre, évêque « suspens a divinis », avait dit qu’un musulman ne peut pas être catholique. On s’en doute. Il avait aussitôt ajouté qu’il ne peut donc pas être français. Puis, sur sa lancée, il avait continué en affirmant qu’il ne fallait pas laisser les musulmans avoir des lieux de culte ou de rassemblement car ils finiraient par enlever nos femmes et nos enfants pour les mettre dans des quartiers réservés à Casablanca !

S’il n’y avait eu que la phrase déceptive et méprisante sur le musulman qui ne peut pas être français, le tribunal n’aurait peut-être pas condamné. Mais l’incitation à la défiance jusqu’à la peur en faisant créer un sentiment d’insécurité liée à la première affirmation avait entraîné la condamnation.

– Un journaliste du Figaro :

Dans une émission, ce journaliste avait justifié les contrôles au faciès au prétexte que la plupart des délinquants en prison seraient noirs ou arabes. Le tribunal ne l’a pas condamné sur cette affirmation, au prétexte qu’elle reflétait une vérité objective. Or l’incitation à la défiance ou à la haine peut résulter d’un fait énoncé de manière brute, même s’il est véridique, alors qu’il pourrait être tempéré, par prudence, grâce à un membre de phrase complémentaire. En l’espèce, le journaliste aurait pu ajouter : « mais je souligne au passage que l’immense majorité des noirs et des arabes ne sont pas des délinquants ».

Ainsi aurait été dissociée la stigmatisation de la délinquance avec celle d’une ethnie ou d’une race. Ce n’est pas l’ethnie ou la race qui fait la délinquance, c’est le défaut d’intégration et la misère sociale.

Le journaliste a, par ailleurs, été condamné pour avoir justifié la discrimination à l’embauche, en prétendant que c’était un droit de l’employeur. La condamnation était évidente puisqu’il affirmait le contraire même de ce que la loi énonce.

– L’excuse de l’humour :

Deux jurisprudences méritent d’être rappelées :

– Un présentateur de télévision avait, sous prétexte de caricature, singé le président du Front National en chantant « casser du noir ». Dans cette imitation, il reprenait les propos qui auraient pu être les siens. Il ne bénéficia pas de l’excuse de la caricature qui, en cette matière, n’est pas retenue.

– La devinette sur Batman/Superman :

De la même manière, sous prétexte de faire rire, un journaliste dans une émission célèbre avait posé une devinette : « Qui vole au volant de sa voiture ? Batman ! Qui vole de gratte-ciels en gratte-ciels ? Superman ! Qui vole de supermarché en supermarché ? Musulmane ».

L’excuse de la plaisanterie n’a pas davantage été retenue. L’avocate générale de la 11ème chambre de la Cour, Mme Christine Chanet, avait d’ailleurs finement remarqué que si c’était pour la rime, pourquoi n’avoir pas dit : « cleptomane » ? En réalité, le rire était une autre forme de l’efficacité de l’incitation.

– l’antisémitisme récurent :

– Jean-Edern Hallier :

Dans un article intitulé : « Le sentier de la guerre », l’écrivain avait tenu des propos dignes des pires écrits antisémites du 19ème siècle : il voyait les juifs sépharades sortir des caniveaux comme des rats et toute sorte de choses de la même facture. Il fut naturellement condamné.

– Le journal Présent :

Un magistrat, M. Lévy, avait été pris pour cible, son nom étant martelé à plusieurs reprises pour caractériser l’influence prétendument pernicieuse qu’il aurait exercée sur « les chacals de la presse cosmopolite ». La jurisprudence hésita : une condamnation en première instance, une relaxe en appel, une cassation et un renvoi irrecevable.

– National Hebdo :

Le journal avait dit d’une journaliste célèbre qu’elle était une juive mal assimilée de tendance socialiste, marchande de soutien-gorge à TF1 et d’un autre journaliste célèbre de radio qu’il était marchand de bretelles à RTL, juif plus assimilé de tendance centriste.

Le tribunal est entré en voie de condamnation.

Voilà pour l’antisémitisme brut au premier degré.

Mais il y a eu plus subtil et je citerai deux exemples :

– Le dessin de Konk

On voyait un quai de gare et des wagons de marchandises. Le long des wagons, un officier et un soldat. L’officier portait une casquette nazie, le militaire un casque nazi. Entre eux, un énorme chien. Une immense foule se dirigeait vers les wagons de marchandises où elle allait être contrainte de monter. Sur la visière de l’officier et sur le casque du soldat figurait une étoile de David. La foule était composée de femmes avec des hijab et des hommes en djellabah coiffés de keffiehs. Dans une bulle, l’officier disait : « Les femmes à Gaza, les hommes à Jéricho ». La défense soutenait que ce n’était que de l’humour destiné à stigmatiser la politique de l’État d’Israël. Elle tentait de faire croire à une plaisanterie qui se serait voulue pédagogique.

En réalité, il ne s’agissait pas de la critique d’Israël qui n’a jamais déporté de palestiniens dans des wagons de marchandises en séparant les hommes des femmes. Ce n’était même pas une caricature cruelle de la politique de cet État. Le dessin signifiait clairement que les israéliens feraient aujourd’hui subir à d’autres ce qu’ils prétendraient avoir subi eux-mêmes.

Ce n’était donc pas une agression à l’égard du gouvernement d’Israël, qu’on a le droit de critiquer comme tout gouvernement, mais à travers ce rappel de la Shoah et du supplice subi par les juifs de 1933 à 1945, le dessinateur renvoyait à la responsabilité de tout un peuple, à travers l’étendue de son histoire et l’universalité de ses membres, un acte supposé de cruauté qu’un gouvernement particulier commettrait aujourd’hui.

Le tribunal, puis la Cour, ont condamné ce dessin comme une incitation à la haine de l’ensemble du peuple juif.

– Le peuple déicide

Mon ami Michel Zaoui et moi-même avons plaidé devant la Cour d’appel d’Agen contre un lecteur de Sud-Ouest qui, dans une correspondance à ce journal, avait exprimé des réserves sur le rapprochement accompli par l’évêque de Bordeaux avec la communauté juive. Il se montrait très réservé et avait écrit en substance : « comment oublier le couronnement d’épines, la flagellation, la crucifixion commise sur Jésus par les juifs, eux qui deux mille ans après n’ont toujours pas demandé pardon ? ».

Président de la Commission juridique de la LICRA, cette phrase m’avait été insupportable. J’avais estimé devoir intéresser le juge laïque à ce qui n’était pas un débat religieux mais une incitation à la haine du peuple juif à travers toute l’étendue de l’histoire. Connaissant à peu près les textes de l’Évangile chrétien, j’avais plaidé, adossé à une salle remplie d’un public attentif, probablement plus partisan de l’auteur de la lettre que de la LICRA que je représentais.

Qu’il me soit permis de rappeler ce que j’avais plaidé, m’inspirant de Jules Isaac :

« Que nous apprennent les textes de notre Évangile et l’archéologie ? L’atrium de Pilate devait contenir à peu près trois cents personnes et peut-être quelques autres en plus à l’extérieur qui, en se serrant bien, pouvaient entendre. Quatre cents à cinq cents personnes sur un peuple composé de plusieurs centaines de milliers de personnes répandues en diaspora à travers le bassin de la Méditerranée, lesquelles n’avaient jamais entendu parler de Jésus. C’est le gouverneur romain qui livre l’homme à ses soldats. Ce sont eux, et eux seuls, qui vont le revêtir de la robe pourpre des fous et, en signe de dérision, placer un roseau dans sa main au lieu du sceptre du roi des juifs. Ce sont les soldats de Pilate qui enfoncent sur la tête du juif la couronne d’épines après l’avoir flagellé. Revenu devant la petite foule après avoir été torturé, c’est le gouverneur romain qui le condamne à mort. L’homme juif n’aura plus à faire qu’à des romains : ce sont eux qui chargent ses épaules de la croix, symbole d’un supplice romain. Lorsque le juif, épuisé, tombe sous le poids de la croix, ce sont les soldats romains qui le fouettent pour qu’il se relève. Un homme lui témoigne de la compassion, Simon de Cyrène, un juif. La tradition nous dit qu’une femme va, sur son passage, essuyer le sang et les crachats de son visage : Véronique, une juive. Arrivé au Golgotha, ce sont les romains qui vont coucher ce juif sur la croix romaine et enfoncer dans ses mains et ses pieds les clous forgés à Rome. Ce sont les soldats romains qui hissent la croix et lui donnent à boire du vinaigre quand il a soif. Pendant que le juif agonise, les soldats romains lui volent ses vêtements en les tirant au sort. Ce sont eux encore qui enfoncent dans le cœur du juif la lance forgée à Rome pour s’assurer qu’il est bien mort, avant de s’en aller en plaisantant et en emportant ses vêtements.

Qui pleure au pied de la croix ? Des hommes et des femmes juifs ! Qui arrive du fond de la nuit portant le linceul blanc et offrant le tombeau qu’il a acheté la veille ? Joseph d’Arimathée, un juif. Dans toute cette scène, telle que nous la tenons de l’Évangile chrétien, je ne vois de cruauté que romaine et de compassion que juive. Et vous ne demandez aucun compte au peuple de M. Berlusconi comme déicide ? ».

Et j’avais terminé en disant :

« Et parce que quelqu’un, chez Pilate, aurait crié : « que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », il faudrait admettre qu’un Dieu ait trouvé légitime les deux mille ans de persécutions antisémites, les pogroms, les expulsions, les déportations, la Shoah et l’extermination de tout un peuple et de ses enfants ? J’espère que ce Dieu là n’existe pas et en tout cas, je vous le laisse ».

La mauvaise pensée couvée pendant des siècles a produit ses fruits hideux. Nous avons, nous avocats, nous militants, la responsabilité d’une civilisation qui devrait aujourd’hui justement être fière de porter un humanisme qui a triomphé et voudrait encore triompher sur l’obscurantisme des siècles passés. Nous ne voulons pas perdre de vue que nous sommes responsables de cette universalité de l’humanisme.

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CONCLUSION

L’honneur du 20ème siècle, en dépit de ses injustices et de ses crimes, aura été de placer la personne humaine au-dessus de tout comme source et finalité du droit, depuis la Déclaration universelle de 1948 jusqu’à la création de la Cour pénale internationale grâce à la Convention de Rome de 1998, en passant par la Déclaration européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 50 et la Convention de New-York sur le droit des enfants, et j’en passe.

Je terminerai en vous citant l’exemple de Mme Brahim. À la rentrée du barreau de Paris en 2008, j’avais consacré nos débats à la Déclaration universelle des droits de l’homme dont c’était le soixantième anniversaire. J’avais fait signer par les représentants de tous les barreaux présents une convention des avocats du monde s’engageant à se prêter main forte les uns aux autres partout où besoin en serait. Mme Brahim est montée à la tribune après que se furent exprimés des avocats disant : « Mais la Cour pénale internationale, la Convention universelle, tout cela ce sont des instruments de l’occident à vocation colonisatrice pour imposer sa philosophie ». Cette avocate nigériane a dit alors :

« Je me présente devant vous avec mon hijab parce que je suis musulmane.

Je me bats dans mon pays pour que les femmes ne soient pas lapidées, pour que les enfants ne soient pas réduits en esclavage. Et je vais vous dire pourquoi les droits de l’homme sont universels : c’est parce qu’il n’y a pas une femme au monde qui accepte d’être mariée contre son gré ou d’être lapidée, pas un enfant qui accepte d’être réduit en esclavage quinze heures par jour. C’est à l’universalité de la souffrance que se mesure l’universalité des droits de la personne humaine. »

Je vous laisse cette phrase en méditation car c’est à cette reconnaissance de l’universalité que nous consacrons nos efforts, que nous devons les consacrer comme militants, comme avocats, comme juges, et c’est à l’épanouissement de cette universalité que je dédie mon espérance.

Paris, le 7 septembre 2012

Christian Charrière-Bournazel