CCB/VP
05/06/2000
LE JUSTICIABLE, L’AVOCAT ET L’EXPERTISE
L’expertise figure un intermède singulier du débat judiciaire. D’une importance capitale puisque 4/5ème des rapports demandés sont déterminants de la décision rendue, elle est le lieu où nul jugement ne se profère. S’il jugeait, l’expert s’exposerait à de vifs reproches du juge lui-même qu’il n’a pour mission que d’éclairer. Au cours d’un récent colloque de Droit et Procédure, l’un des intervenants souhaitait même que l’expert ignore le droit. Façon plaisante et juste de rappeler que c’est la lumière que l’on attend de l’expert, mais en aucun cas la parole qui tranche, déboute ou condamne.
Il lui faut à la fois être le « photophore » d’une vérité que seul le spécialiste peut approcher, tout en rendant accessible à des esprits moins éclairés que le sien cette vérité et les chemins qu’il a empruntés pour l’atteindre.
S’il n’a pas le pouvoir de juger, il a le devoir de connaître ce dont il s’agit, assez d’habilité pour le faire connaître et le souci éthique de ne rien dissimuler. L’expert est au cœur de la relation entre la vérité et la justice, ce qui lui confère un ascendant exceptionnel sur les parties et sur les juges, en même temps qu’il est tributaire d’une responsabilité terrible puisque le rapport déposé au greffe devient une écriture publique.
Le justiciable peut aussi bien ressentir le besoin d’un expert que redouter ses avis, selon qu’il est en situation soit de rechercher, soit de craindre la vérité. Quant à l’avocat, nécessairement moins informé de ce qui est en question que l’expert et parfois même que son client, il a tantôt pour mission de concourir à rendre manifeste et indiscutable le champ du réel exploré par l’expert, tantôt de faire valoir les doutes et les impondérables qui rendent impossible et dangereuse une réponse assurée.
A l’avocat revient d’opérer en permanence un va-et-vient critique d’une proposition à son contraire dans cette phase où s’opère l’inventaire du réel, puis de réaliser une alchimie particulière entre le réel et le droit.
Pour que l’expertise soit utile, il faut qu’elle ait été complète et controversée. De quelle manière la liberté de l’avocat et celle du justiciable sont-elle garantes d’une expertise équitable ?
On peut décliner cette liberté autour de deux axes : la liberté de tout dire et la liberté de tout voir et de tout entendre. On ne peut passer sous silence les restrictions imposées à cette liberté.
I – LES LIBERTÉS FONDATRICES
A – LA LIBERTÉ DE TOUT DIRE
L’acte fondateur de l’expertise est une décision de justice rendue, soit d’office, soit à la demande d’une partie. Dans les deux cas, le recours à l’expert contient un aveu d’impuissance : les juristes ne s’en sortiront pas tous seuls. L’alchimie du fait et du droit ne s’opère pas. Le réel résiste. Dans la phase antérieure à la nomination de l’expert, la parole de l’avocat est fondatrice …
– pour éviter une expertise inutile en rappelant au juge deux principes :
– pour définir la mission que son client souhaite voir ordonner par le juge, la plus complète possible et la plus économe de moyens en ayant le double souci d’éviter le retour devant le juge comme de ruiner le justiciable ;
– par la mise en cause immédiate de toutes les parties à qui les opérations seront ainsi rendues opposables.
Cette faculté de l’avocat de solliciter la mesure ou d’y résister, d’en circonscrire le champ comme d’en désigner les sujets constitue au sens propre un acte fondateur de la mesure d’expertise.
Tout dire, en cours d’expertise, c’est aussi bien solliciter une mesure que critiquer une méthode ou un résultat. C’est tour à tour s’opposer à une intrusion dans les secrets de fabrication d’une entreprise ou l’architecture d’un logiciel que concourir par des productions de pièces, d’analyses, de notes techniques à la manifestation de la vérité ou, plus modestement, à l’éclairage souhaité par le juge. Bref, l’avocat n’est jamais importun. Actif à l’expertise, son utilité sera d’autant plus éclatante qu’il aura rassemblé et transmis le maximum d’informations et de matériaux. Peu importe qu’une fois passés au crible de l’analyse, ils ne soient pas tous validés. L’expertise qui n’est que fragmentaire échoue ; la bonne expertise est exhaustive autant que faire se peut. A l’avocat de le permettre.
A cette liberté de l’avocat de tout dire, répond l’obligation à la charge de l’expert de prendre en considération les observations ou réclamations des parties et, lorsqu’elles sont écrites, de les joindre à son avis si les parties le demandent (article 276 du NCPC).
L’expert ne doit pas seulement annexer à son rapport les dires, mais faire mention dans son rapport de la suite qu’il leur aura donnée. La loi a donc consacré cette liberté de l’avocat de tout dire et l’obligation corrélative pour l’expert de prendre en compte cette parole de l’avocat ou du justiciable.
B – TOUT VOIR ET TOUT ENTENDRE
L’avocat est très naturellement intransigeant sur le respect du principe du débat contradictoire. Une date initialement prévue et modifiée sans qu’on l’ait consulté, une correspondance malencontreusement non communiquée, une conversation à bâtons rompus sur les lieux d’une expertise entre l’expert et la partie adverse, tout lui est insupportable comme à un enfant abandonnique le dîner en ville de ses parents.
Cette paranoïa de l’avocat n’a rien à voir avec un narcissisme névrotique. Elle ne révèle pas davantage une suspicion systématique que l’avocat manifesterait a priori à l’égard des experts ou de ses confrères.
Ce que l’avocat redoute, ce n’est pas la collusion frauduleuse entre l’expert et son antagoniste, mais deux périls qui menacent en permanence de déséquilibrer l’expertise :
1°) être victime d’un déficit d’informations, dès lors qu’il n’aurait pas été mêlé à tous les stades des opérations et de la réflexion et qu’il serait ensuite conduit à des explications décalées au regard de ce que l’expert sait ;
2°) être dans l’incapacité de balayer un argument inopérant demeuré inconnu de lui alors que l’expert, qui en a eu connaissance en catimini, a pu en être ébranlé.
L’avocat tient pour une liberté fondamentale celle de tout voir et de tout entendre. Rien ne doit lui être caché de ce qui s’échange, se constate, se dit ou même se pense au cours de l’expertise, à peine de voir formuler après coup vis-à-vis de l’expert et de son rapport le reproche de partialité.
Pourtant des restrictions existent, les unes nécessaires, les autres critiquables.
II – LES RESTRICTIONS
Trois types d’expertise suscitent un certain nombre de réflexions :
– les expertises que j’appellerais semi-contradictoires,
– les expertises psychiatriques, par définition subjectives et non contradictoires,
– l’expertise pénale.
A – LES EXPERTISES DITES SEMI-CONTRADICTOIRES
Plusieurs cas de figure se présentent.
Le premier est celui de l’analyse de laboratoire qui implique nécessairement une délégation de confiance totale des parties et de l’expert au profit de l’établissement chargé de procéder à l’analyse chimique d’un produit ou au test de résistance d’un matériau ou encore d’une substance (poison, produits dopants, test ADN), toutes opérations auxquelles il serait absurde qu’un avocat exige d’assister alors que, serait-il présent physiquement, il ne verrait ni n’entendrait rien.
L’avocat cependant est en droit d’exiger un certain nombre de contrôles :
– l’excellence et la réputation du professionnel chargé de l’expertise ;
– la fiabilité des expérimentations mises en œuvre et les conclusions que l’on peut en tirer ;
– la traçabilité des éléments soumis à ces analyses depuis leur saisie jusqu’à leur acheminement en passant par les conditions de leur conservation ;
– la description minutieuse et intelligible des opérations effectuées par les spécialistes de l’analyse de laboratoires non contradictoire, afin qu’à défaut d’une présence active utile, l’avocat puisse exercer un contrôle intellectuel suffisant sur ce qui aura été réalisé. L’avocat doit exiger une relation suffisamment précise pour qu’il n’y ait pas d’incertitude sur le point de départ, sur l’itinéraire et sur l’aboutissement.
Une deuxième catégorie d’expertises semi-contradictoires concerne celles où l’expert judiciaire va procéder lui-même à des examens très spécialisés au cours desquels l’avocat, même s’il y assistait, ne pourrait faire valoir aucune parole utile. Le cas typique est celui de l’expertise médicale dans les problèmes de responsabilité professionnelle.
Le patient, demandeur en justice, est en même temps sujet de l’expertise. Son adversaire en justice, c’est le médecin qui l’a opéré. L’avocat ignorant tout de la médecine est plus un embarras qu’un auxiliaire. A peine sert-il, jusqu’à la porte du cabinet médical, de soutien moral relativement précieux à son client. Mais une fois refermée la porte du cabinet médical où se déroule l’examen, le patient est seul avec l’expert judiciaire médecin, le professionnel médecin dont il se plaint et un troisième médecin, cette fois conseil et expert de la compagnie d’assurance. Il est seul face à trois médecins sans personne à ses côtés.
Les avocats coutumiers de ce genre de procédure ont l’habitude de conseiller à leurs clients de se faire assister d’un médecin parfaitement compétent dans la spécialité en question et, de surcroît, diplômé de l’évaluation du dommage corporel. Mais ce n’est qu’une faculté ou un droit. Ce devrait être la règle. Par souci du contradictoire, le parallélisme des formes devrait s’imposer.
Dès lors qu’une partie à l’expertise est assistée d’un confrère de l’expert ayant la même spécialité technique que lui, l’autre partie devrait à tout le moins être informée qu’il est éminemment souhaitable qu’elle ait à ses côtés son propre technicien, quitte à faire supporter le coût de son intervention, dans une première phase du procès, par le demandeur à l’expertise.
C’est d’ailleurs ce qui se produit dans le troisième type d’expertises que j’ai appelées semi-contradictoires : lorsqu’une action en contrefaçon ou en concurrence exige l’examen approfondi de procédés de fabrication d’un produit donné ou l’architecture d’un logiciel, le respect du débat contradictoire risque de conduire à la divulgation de véritables secrets de fabrique avec des risques plus graves que le préjudice auquel la procédure était censée porter remède.
Parfois, ce sont les tribunaux qui organisent l’expertise en précisant que chaque partie devra être assistée d’un conseil dans la spécialité en cause.
Dans les autres cas, c’est au cours de l’expertise que la question se trouve soulevée et qu’elle est résolue : à certaines phases de l’expertise assistent seul l’expert judiciaire et les sapiteurs auxquels il a estimé devoir recourir, en présence des conseils des parties (avocats et surtout techniciens spécialistes tels que conseils en propriété industrielle, experts en informatique ou experts comptables) à l’exclusion des parties elles-mêmes ou de leurs préposés. Interdites de présence lors de ces opérations jugées nécessairement confidentielles, elles y sont représentées par des professionnels eux-mêmes astreints au secret. La multiplication des techniques conduira certainement, dans un avenir proche, à l’intervention quasi systématique, aux côtés des parties, de sachants capables de parler le même langage que l’expert judiciaire et de faciliter ses observations en jouant le rôle d’interface entre la partie et lui.
B – LES EXPERTISES PSYCHIATRIQUES
Ce sont les expertises qui peuvent appeler le plus de réserves. Elles sont, par nature, une négation du principe du contradictoire. Le sujet, en effet, est livré sans assistance et sans moyen de défense au regard de celui qui a le pouvoir de scruter son âme et le droit d’évaluer son intelligence et son degré de conscience. On mesure facilement l’enjeu terrible de l’expertise dans les affaires où il s’agit de vérifier la crédibilité d’un enfant qui s’est plaint d’abus sexuels par exemple, ou de mesurer l’implication personnelle et volontaire du sujet dans l’acte criminel en jugement.
A l’expert psychiatre revient de dire si ce sujet, qu’il aura rencontré un court laps de temps éventuellement dans le parloir d’une prison, présente une certaine dangerosité, s’il est accessible à une sanction pénale ou s’il était parfaitement maître de lui au moment des faits.
On se meut non dans la constatation objective ou l’expérimentation scientifique : un sujet sans avocat est livré à la subjectivité d’un autre. Quels que soient les mérites de ce professionnel de l’âme et les progrès de son art, encore nouveau, on ne peut s’empêcher de rapprocher avec effroi la part considérable de l’intuitif dans l’avis qu’il donne, du poids que cet avis aura en audience publique lorsqu’il sera devenu un support de l’accusation et la justification d’une condamnation.
L’expertise psychiatrique, telle que pratiquée en France, est entièrement à refondre. Aucun sujet ne devrait être entendu seul par l’expert, hors la présence de son propre médecin psychiatre, choisi par lui ou désigné par l’ordre des avocats dans les conditions de l’aide juridictionnelle. Il ne saurait y avoir d’expertise équitable sans la liberté de contredire. Une critique a posteriori émise à propos de conclusions écrites à l’issue d’opérations non contradictoires, n’entame que très rarement la force qui s’attache au rapport achevé.
C – L’EXPERTISE PÉNALE
L’expertise pénale présente une exception notable à la liberté de tout voir et de tout entendre sans laquelle l’expertise ne peut être tenue pour véritablement contradictoire.
En effet, tandis que le transport sur les lieux ou la reconstitution sont obligatoirement réalisés en présence du mis en examen à peine de nullité, l’expertise, elle, peut se dérouler sans lui.
Depuis les analyses chimiques faites sur les substances réputées mortelles jusqu’à l’expertise comptable conduite sans que le responsable légal de l’entreprise, mis en examen pour banqueroute frauduleuse, ait été entendu, notre procédure pénale, dans ce domaine aussi, cultive l’archaïsme et ne se montre guère susceptible sur les droits de la défense.
Alors que la mission ne peut avoir pour objet que l’examen de questions d’ordre technique (article 158 du Code de procédure pénale), il n’est pas rare, notamment en matière d’expertise comptable, de voir les conclusions d’un rapport rédigées comme suit :
« Il appartiendra au Tribunal de dire si les prélèvements effectués sur les comptes de la filiale X… par la société mère Y… ont revêtu le caractère d’abus de biens sociaux au sens des articles … »
L’expertise, en cette circonstance, ne donne pas un avis technique, mais suggère une incrimination. L’expert caractérise l’élément matériel et, en même temps, rappelle l’élément légal. Ce n’est plus une expertise, c’est une mise en examen par mandataire interposé. Si l’on considère en outre que cette expertise s’opère sans audition du principal intéressé, on ne peut qu’être très critique à l’égard de notre système. Cette fonction de magistrat instructeur délégué est renforcée par la faculté de recevoir les déclarations de personnes autres que la personne mise en examen. Il s’agit de véritables auditions de témoins, même si l’article 164 du Code précise que ces dépositions ne sont reçues qu’à titre de renseignements pour l’accomplissement stricte de la mission ordonnée.
Quant à la personne mise en examen, la loi du 4 janvier 1993 a amélioré son sort puisque les experts ne peuvent pas l’interroger sauf délégation motivée délivrée à titre exceptionnel par un magistrat. L’interrogatoire doit se faire en présence du juge d’instruction ou du magistrat désigné par la juridiction. Néanmoins, l’audition de la personne mise en examen n’est qu’une faculté laissée à l’appréciation des experts.
En d’autres termes, ils glanent où ils veulent, y compris auprès de tiers, des informations, des dépositions, des documents dont le mis en examen n’aura, la plupart du temps, connaissance qu’après le dépôt du rapport d’expertise entre les mains du juge d’instruction. La méconnaissance du contradictoire qui attente aux droits de la défense se double de la réticence des juges à ordonner une contre-expertise. Il ne reste à l’avocat qu’à utiliser la faculté donnée par l’article 168 du Code de procédure pénale de faire poser aux experts à l’audience publique toutes questions entrant dans le cadre de leur mission.
En réalité, le vrai débat contradictoire ne s’établit que lorsqu’à l’audience d’une juridiction de jugement une personne contredit les conclusions d’une expertise ou apporte, du point de vue technique, des indications nouvelles. Mais hors cette circonstance, que d’ailleurs le Tribunal peut ne pas prendre en compte, le contradictoire demeure l’exception pour ce qui concerne le déroulement des opérations d’expertise en matière pénale. La faculté de contredire ne s’exerce que sur un rapport rédigé et déposé, un en-soi déjà figé.
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L’expert n’est pas un juge délégué. Il est celui qui sait. Ou s’il ne sait pas, du moins dispose-t-il des outils et des méthodes qui lui permettent d’éclairer le réel et, parce qu’il est totalement dégagé des enjeux partisans, de fournir au juge les repères sûrs qui lui éviteront les erreurs de fait ou les contresens d’interprétation.
Les matériaux lui sont donnés par les parties dans les litiges civils, par le magistrat instructeur au pénal.
Dans tous les cas, le justiciable, demandeur ou défendeur, mis en examen ou partie civile, par le truchement de son avocat, doit pouvoir à tous moments fournir des éléments inconnus, débattre des pièces et matériaux en expertise, émettre des hypothèses, combattre des présupposés, vérifier des constatations, traquer partout et toujours plus loin la vérité ou contraindre, lorsque c’est le cas, à faire constater que des doutes ou des incertitudes ne peuvent être résolus.
Si l’avocat est, par nature, de parti pris, sa mission n’est jamais le service du mensonge. Les experts le savent, qui sont accoutumés à les entendre et à les lire. Plus l’avocat est libre de se montrer exigeant, plus l’expert se fait minutieux. Le juge n’en est que mieux éclairé.
C’est pourquoi tous ont intérêt, experts, avocats et magistrats, à faire en sorte qu’il n’y ait plus d’expertises plus ou moins clandestines. Il n’y a de démocratie que dans la clarté, l’équilibre des pouvoirs et le débat contradictoire.
Christian Charrière-Bournazel
Avocat au Barreau de Paris