S’il est facile de définir le mensonge, il en va autrement de la vérité. Mentir consiste à nier ou à supprimer une réalité objective. À côté de situations nettes où l’on distingue aisément le vrai du faux, on ne démêle pas facilement ce qui relève des débats que l’âme profonde entretient avec elle-même ou des tumultes qui la bouleversent, dont naîtra un acte. La préméditation se déduit de faits objectifs. L’acte instantané ouvre un abîme de suppositions : ai-je vraiment voulu le faire ? L’ai-je fait malgré moi ? Quelle fatalité m’a dominé au point que je me sens étranger à l’acte ?
Si nous parlons maintenant de la vérité avec un grand V, je serai bien incapable d’en donner une définition n’étant ni philosophe, ni ministre d’un culte. Tous les êtres humains aspirent avec passion à la justice comme à la vérité. Tous sont également révoltés en face de l’injustice ou du mensonge. Or, notre condition temporelle nous rend inaccessibles ces valeurs que sont la justice et la vérité. Elles ne sont d’ailleurs pas liées étroitement l’une à l’autre. Elles peuvent se trouver opposées comme le démontrent les variations de la loi (I). Le juge n’est pas toujours juste s’il ne recherche que la vérité (II). Quant à l’avocat, quelle relation doit-il avoir avec elle, lui qui par définition est de parti pris ? (III).
I – LE DROIT, LA VÉRITÉ ET LE JUSTE
Si la loi était l’expression la plus accomplie de ce qui est juste et de ce qui est vrai, elle serait immuable. Or, le droit, par définition, est contingent et variable. Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire, à l’article « Délits locaux », rappelle qu’on peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et parfaitement innocent dans tout le reste du monde. Ici, la loi proclame l’égalité entre les personnes humaines ; mais en Iran, un guide suprême affirme que l’idée de l’égalité entre les hommes et les femmes est une aberration occidentale. Aux États-Unis, il était légal en 1968 que des bus fussent réservés aux blancs et d’autres aux noirs, tandis qu’au même moment un petit-fils d’esclave, Gaston Monnerville, était depuis vingt ans le deuxième personnage de la République française en sa qualité de Président du Sénat.
Aux États-Unis où la loi est chargée d’une violence qui interdit toute transaction avec elle, la peine de mort est légale dans nombre d’États, tandis qu’elle serait criminelle dans d’autres.
Dans un même pays, le droit peut varier à cent quatre-vingt degrés en l’espace d’une carrière de magistrat : en France des juges qui exercent encore aujourd’hui ont pu, dans leur jeunesse, être contraints de condamner des femmes parce qu’elles s’étaient fait avorter. À la fin de leur carrière, ils sont conduits à punir des personnes qui ont empêché des femmes d’exercer leur droit à avorter.
La vérité légale d’un jour n’est plus celle du lendemain. Ce qui est juste aujourd’hui ne l’était pas hier. Le droit campe parfois même contre la vérité : la loi interdit en France d’établir la filiation d’un enfant né sous « X ». Un être humain se voit donc ainsi privé de connaître sa vérité biologique alors qu’elle est le fondement même de son être. La loi ment au réel ou en interdit l’irruption dans la vie. On pourrait indéfiniment multiplier les exemples. Retenons que le droit ne se confond d’aucune manière avec le service de la vérité.
Il ne se confond pas non plus avec la promotion à tout prix de ce qui est juste. À la succession des parents, chaque enfant rapporte non pas la somme qu’il a reçue, mais ce qui en est advenu : le premier, qui aura tout dépensé, ne rendra compte que de l’argent qui lui avait été donné. L’autre sera débiteur de la chose qu’il aura créée ou fait grandir à partir de l’argent reçu. De la sorte, le paresseux sera avantagé par rapport à l’industrieux qui aura fait fructifier ses talents.
Il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autres. On pourrait aussi gloser longuement sur les injustices nées de la prescription, c’est-à-dire du délai dans lequel il est possible d’agir en justice, mais à l’expiration duquel cela devient impossible, bien que le préjudice demeure.
Ainsi, l’édifice juridique n’est-il qu’une approximation de ce qui, à un moment donné de la conscience collective, peut paraître comme le moins discutable pour organiser les rapports entre les êtres humains et faire en sorte qu’une forme d’ordre, celle du droit, prévale sur le désordre des forces.
II – LE JUGE ET LA VÉRITÉ
Ce que recherche le juge n’est pas nécessairement le juste ni le vrai. Il doit se préoccuper d’appliquer la loi, faute de quoi nous serions livrés à son arbitraire.
Quelques exemples.
La loi fait interdiction au juge civil de prendre en compte une preuve qui a été obtenue de manière frauduleuse (une lettre volée, une conversation téléphonique enregistrée sans l’accord de celui qu’on écoute, etc …). Pourtant, la pièce aurait prouvé le bon droit de l’une des parties ; mais il a l’obligation d’écarter la preuve illicite. En revanche, le juge pénal sera obligé d’en tenir compte, quitte à être amené à juger ensuite le délit qui avait procuré la preuve. S’il s’agit d’une procédure en droit du travail, alors tout est permis, y compris la violation par le salarié du secret professionnel qui aurait dû protéger les correspondances entre l’employeur et son propre avocat.
Il est bien difficile de démêler le juste de l’injuste lorsque la loi elle-même condamne le juge à statuer contre la vérité.
À cet égard, le mythe de Salomon permet de prendre la mesure de notre imperfection judiciaire encadrée par la loi. Salomon est roi, prophète et juge. Curieusement, il se préoccupe du sort d’un nouveau-né que deux femmes se disputent. Il n’a aucun moyen de savoir qui est la mère. Pas d’état civil : c’est un nouveau-né ; pas de test ADN, pas de témoin. Au temps des tribunaux ecclésiastiques français, les malheureuses auraient été livrées à un bourreau pour être « tourmentées ». Salomon ne cherche pas à tout prix à faire avouer pour connaître la vérité. Il se borne à rendre un jugement en apparence absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! ». L’une des deux femmes aussitôt accepte, tandis que l’autre dit : « Non ! non ! qu’on le lui donne à elle ! ».
Selon nos règles de procédure, le jugement devrait s’exécuter puisque l’une a renoncé à sa demande tandis que l’autre a acquiescé au jugement. Alors qu’on ne lui demande rien, le même juge, Salomon, se transforme en juge de l’exécution pour suspendre la décision qu’il vient de rendre. Et alors qu’aucun recours n’a été engagé, il se transforme en juge d’appel de sa propre décision. Il ne sait toujours pas de quelle femme est l’enfant. La mère est peut-être celle qui voulait qu’on le coupe en deux car elle a déjà subi dix maternités, elle hait sa progéniture et ne supporte plus l’homme qui la chevauche, tandis que l’autre serait la femme stérile qui rêvait d’avoir un enfant à aimer. La vérité biologique n’intéresse pas Salomon : seul lui importe l’intérêt de l’enfant. C’est lui qui le conduit à rechercher laquelle des deux était digne de l’élever.
Quelle sagesse ! Il a violé toutes les règles de procédure qui garantissent le justiciable contre des jugements partiaux ou iniques. Il n’a pas cherché à tout prix à connaître le vrai. Le juste, pour lui, consistait à permettre l’épanouissement d’un nouveau-né incapable de se déterminer lui-même.
III – L’AVOCAT ET LE MENSONGE
Les clichés dont fait l’objet l’avocat le présentent au mieux comme un magicien, au pire comme un manipulateur. En échange d’honoraires qui sont le prix de ses supercheries, l’avocat s’efforcerait de séduire les juges en leur faisant prendre la nuit pour le jour et un coupable pour un innocent.
Il serait trop long de faire l’inventaire de toutes les railleries plus ou moins féroces dont l’avocat a fait l’objet au cours des siècles. Tel père de l’Église s’était écrié : « Messieurs de la robe, si l’on pressait vos toges, elles ruissèleraient du sang des pauvres ! ». L’huître et les plaideurs, merveilleuse fable de Jean de La Fontaine, fait de l’homme de justice un portait cynique : deux justiciables se battent pour une huître et finalement c’est lui qui la mange. Daumier a représenté l’avocat embrassant le client qu’il vient de faire acquitter en l’ayant fait passer pour un innocent. Mais pendant l’embrassade, le client plonge sa main dans la poche de l’avocat et lui vole sa bourse. Enfin, tout récemment, un cadre de la police avait osé dire : « Les avocats ne sont que des commerciaux dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires qu’ils perçoivent ». J’avais eu le plaisir de le faire condamner en correctionnelle au nom du barreau de Paris dont j’étais le Bâtonnier.
Voilà pour la légende.
L’avocat peut-il mentir ? L’avocat doit-il tout faire pour que son client ait raison ? A-t-il le droit de pratiquer l’économie de vérité, l’omission, la dissimulation de pièces dont la production en justice aurait changé le cours des choses ?
Un avocat britannique, et plus généralement un avocat anglo-saxon, est tenu à une obligation de vérité vis-à-vis de ses adversaires et vis-à-vis des juges. Le mensonge est un outrage à magistrat. La procédure de la Discovery permet à tout avocat de se rendre au cabinet de son confrère pour demander à voir le dossier qu’il a entre les mains. Si par malheur l’avocat a caché une pièce parce qu’elle était défavorable à sa cause, là encore un « contempt of court » aura été commis, entraînant éventuellement la radiation de l’avocat.
Tel n’est pas le cas en France.
Nos règles sont différentes, non pas que nous ayons le droit de mentir, mais ce qui prévaut chez nous c’est la protection du secret professionnel institué dans l’intérêt de nos clients, secret dont nous sommes les gardiens et les garants. De la sorte, l’avocat peut se trouver dans une situation de conflit de valeurs.
Un client veut résister à une demande en paiement au prétexte que son fournisseur ne détient aucune preuve de la commande (ses bureaux ont brûlé et il était mal assuré), ni de l’accord sur le prix, ni de la livraison, ni de la réception conforme, alors que le dossier qu’il a remis à son avocat établit indiscutablement que tout a été reçu pour le prix convenu et que les sommes réclamées sont bel et bien dues. Personne ne pourra reprocher à l’avocat, sauf sa conscience, d’avoir plaidé selon les règles de droit : c’est à celui qui se prétend créancier d’une obligation d’en rapporter la preuve.
Dans une circonstance de cette nature, j’essaierais de convaincre mon client que je ne puis plaider le contraire de la vérité. Peut-être, en revanche, accepterais-je de négocier, pour tirer un avantage limité de la situation, tel qu’une remise de prix ou des délais de paiement. Mais en aucun cas je ne pourrais soutenir qu’il ne doit rien quand je sais qu’il est débiteur. Je cesse d’être respectable si j’utilise la loi pour faire porter le poids de l’injustice par l’adversaire de mon client. Je préfère me retirer du dossier. Aucun reproche pourtant ne pourra être fait à l’avocat qui s’en sera tenu à l’application de la loi et des règles de procédure.
Au pénal, les choses, de mon point de vue, se présentent différemment.
Il ne m’est jamais arrivé et ne m’arrivera sans doute jamais qu’un client me dise : « Je suis coupable, mais faites-moi acquitter et vous aurez une grosse somme d’argent ». C’est ce qu’imaginent beaucoup de personnes qui croient, à tort, que l’avocat est prêt à tout pour faire relaxer ou acquitter la personne dont il a la charge. En réalité, les clients essaient d’abord sur leur avocat leur système de défense. Nous ne sommes efficaces qui si nous sommes vraiment convaincus qu’il y a un doute.
En tout état de cause, les peines encourues par le prévenu et la pression de l’appareil judiciaire sur lui nous font entrer en résistance : depuis les conditions de la garde à vue jusqu’à la peine d’emprisonnement qui s’apparente souvent à des traitements inhumains et dégradants, nous avons raison de vouloir à tout prix que notre client échappe aux rigueurs du châtiment prévu par la loi.
L’économie de vérité que pratique l’avocat lorsqu’il plaide est légitimée par la brutalité de la machine judiciaire, par ses risques d’erreurs et son indifférence à l’égard de l’indignité de la réclusion.
Il en va autrement si cette défense à tout prix peut avoir pour conséquence soit de faire condamner un innocent à la place de celui qu’on défend, soit de faire supporter injustement une souffrance supplémentaire à une victime indiscutable qui attend du procès la reconnaissance de son malheur.
Enfin, reste la question de l’économie de vérité : l’avocat a le devoir de taire une circonstance aggravante que lui a révélée son client et qui, si elle était connue des juges, alourdirait son sort. Le respect du secret fonde le droit au silence. Parallèlement, j’ai le devoir de me taire lorsque mon client refuse qu’une confidence qu’il m’a faite soit révélée à ses juges, alors même qu’elle aurait pu peser en faveur de sa défense, comme l’inceste dont il a été victime alors qu’on le poursuit pour le même crime.
Notre statut d’avocat français ne manque pas de grandeur puisqu’il nous fait libres d’arbitrer en conscience entre le droit et la vérité.
Mais la liberté qui nous est laissée d’invoquer parfois la loi au détriment du vrai ou de faire échapper à toute condamnation un coupable avéré connaît deux limites : l’avocat ne peut revendiquer plus de droits pour son client qu’il n’en reconnaît à son adversaire. Il ne peut distordre ou ignorer la vérité s’il en résulte une injustice au détriment d’un autre.
Nos mots et nos actes dont dépend le sort de ceux que nous servons ne pèsent auprès de leurs juges qu’en fonction de l’estime que ces juges nous portent.
Le moindre manquement à l’honneur nous transforme en fantômes muets.
Paris, le 2 mars 2016
Christian Charrière-Bournazel
Avocat au Barreau de Paris
Ancien Bâtonnier de l’Ordre
Ancien Président du Conseil national des barreaux