L’automobile aujourd’hui

ENTRE PHOBIE SÉCURITAIRE ET DÉSIR DE LIBERTÉ

Allocution du 21 octobre 2010 à l’Automobile Club

Messieurs,

Vous ne pouvez imaginer l’honneur que vous m’avez fait en m’admettant dans votre compagnie et la honte que je ressens de l’escroquerie que j’ai commise à votre jugement.
L’honneur parce que votre assemblée compte d’éminentes personnes, des talents de toutes sortes et, comme eut dit Flaubert « des hommes haut placés ».
La honte à cause de mon imposture : je défie quiconque ici d’avoir autant martyrisé l’automobile que je l’ai fait dans ma jeunesse.
Ma mère fut l’instigatrice de mes premières transgressions : à treize ans, je conduisais sa 2CV dans les rues de la ville pour poster le courrier que mon père avait signé tard le soir dans son bureau de la maison familiale.
Mon grand-père, qui avait possédé les premières Hotchkiss et les somptueuses Renault du début du XXème siècle, avait acquis à soixante-douze ans, c’est-à-dire en 1952, une des premières 2CV Citroën.
Plus que la Primaquatre de mon père, sa première Frégate, ses 404, 504,
604, un peu voyante, j’avais aimé la 2CV.
J’ai commencé par martyriser celles de ma mère : à dix-huit ans, j’ai réussi à faire un tonneau alors qu’on vantait sa stabilité. Elle en acheta une autre avec laquelle je suis monté le long d’un arbre, le pelant de son écorce sur trois mètres. Puis une autre, puis les miennes qui ont subi tous les outrages de tous les accrochages possibles : je collectionnais à la campagne les ailes, les portes, bref tous les restes de ces voitures sacrifiées par mon inconséquence. J’étais devenu une sorte de gardien de cimetière.
Mais j’ai connu aussi le bonheur des grandes chevauchées à travers le Sahara, les explorations de pistes où aucun autre véhicule n’aurait pu se hasarder et la joie enfantine de voir s’immobiliser des automobiles à radiateur dont l’eau s’était évaporée tandis que je pouvais aller partout sous les soleils les plus brûlants. Seule l’humidité de l’Écosse me mit une fois en déroute : la 2CV tolérait que son conducteur fut imprégné de vin, étant elle-même réfractaire à l’eau.

Vous pourrez me dire ce que vous voulez des Bentley, des Jaguar, des
Ferrari et même des Rolls Royce. Je ne les ai jamais convoitées.
Au parking, sous l’avenue Foch où j’exerce, je les vois immobilisées par l’amour prégnant de leurs propriétaires qui osent à peine les faire rouler et les revêtent d’une sorte de burqa noire ou rouge, quand elles restent au fond du caveau.
J’ai connu, au contraire, jusqu’à l’ivresse, cette complicité affective, presque érotique, avec ce petit attelage à deux têtes qui m’a conduit partout, m’a toujours pardonné mes écarts et les blessures que je lui infligeais, en me faisant jouir de la lumière et du soleil grâce à son étrange capote qu’on ouvrait en la roulant comme le couvercle d’une boîte de sardines.
Messieurs, je ne suis pas sûr d’être « automobilement » correct. Mais grâce à ce miracle de la maison Citroën, j’ai connu l’enchantement de la route, toute bombée et toute droite qui semble mener à l’espérance comme au bout de la nuit se lève une nouvelle aurore.
Pardonnez-moi d’être indiscret en vous parlant de mes souvenirs. Je sais que chacun d’entre vous a éprouvé cette jubilation que procurent les premières clés de contact tournées, le démarreur que l’on tire et qui fait rugir le moteur et cette indescriptible ivresse de se projeter dans l’espace et le vent qui vous décoiffe vers un au-delà ressenti comme une promesse de joie.
Le ciel a permis que je ne fisse jamais courir d’autres risques qu’à moi- même, ceux des découvertes comme des imprudences dont je fus la seule victime, et qu’il m’ait été donné, grâce à ce moyen de transport, d’éprouver au sens mystique des transports indescriptibles. Vous en avez connu de semblables. En Afrique, hors piste sur le plateau désertique du Sahel, j’ai vu des jeunes filles plus belles que la plus belle femme au premier matin du monde gardant quelques chèvres éparses sur des hectares, loin des « raïmas », les tentes où elles retrouvaient, le soir, leurs parents. J’ai sillonné les sentiers de Grèce coupés par de petits ruisseaux qu’on passe comme au dos d’un cheval et sur l’autre rive, les ruines du palais de Trézène où Phèdre éperdue cherche encore Hippolyte. J’ai traversé les villages escarpés de Castille ou de la Sicile et parcouru les paysages indescriptibles, dans leurs emboîtements infinis, des chaînes de l’Atlas ou des Beni Snassem.
Ce n’est pas seulement la liberté, c’est la découverte émerveillée de nouveaux mondes par dizaines, là où le pèlerin d’autrefois était réduit à n’en parcourir à pieds qu’un ou deux.
Messieurs, j’entre dans votre cercle avec le sentiment que je n’ai rien à vous offrir, sinon l’émotion que je veux partager avec vous de nos souvenirs d’enfants libres qu’émerveillait l’automobile.

Cette fabuleuse liberté nous est aujourd’hui disputée.

Bien sûr, nous sommes d’accord pour dire que le plaisir de chacun ne saurait devenir un péril pour tous. Bien sûr, il n’est pas de droit sans limite, ni de vie commune sans règle. L’homo automobilis n’est plus un privilégié ; c’est aujourd’hui chacun de nous. Paul Valéry avait horreur de découvrir que ce qu’il croyait être sa rareté n’était qu’une passion commune. Dieu me garde, en présence de son petit-fils, mon parrain Antoine Valéry, de paraître déplorer que ce qui fut mon bonheur soit devenu aussi celui de la multitude !
Mais comme l’auto est un signe universel de liberté, c’est sur elle aussi que se concentrent les abus d’une phobie sécuritaire qui, peu à peu, imprègne tous les aspects de notre vie sociale.
Je ne murmure ni contre la limitation de vitesse, que je respecte à peu près aujourd’hui, ni contre l’interdiction de conduire faite aux ivrognes ou aux drogués, ni même contre la multiplication des radars ou des contraventions de stationnement. Je me réjouis qu’au lieu de seize mille morts sur les routes de 1970, on en déplore seulement, (et c’est encore trop) trois à quatre mille quand le nombre de véhicules a quadruplé ! Mais la répression souvent excessive qui s’abat sur les conducteurs fautifs constitue l’un des symptômes d’une société qui se méfie de l’homme. On présume sa malfaisance au lieu d’éduquer sa conscience.
Une civilisation de la défiance et du désespoir a pris le pas sur celle d’hier qui avait tout misé sur l’éducation, l’enseignement et la culture.
Victor Hugo disait : « Vous ouvrez une école, vous fermez une prison ». Notre société s’imagine que valent mieux la multiplication des contrôles,
celles des fichiers et l’accroissement de la répression qu’une refonte totale de nos collèges et de nos lycées.
On a vu en quelques années se multiplier les instruments de répression. Des professionnels de l’INSERM préconisaient hier la création d’une sorte de casier scolaire pour les enfants qui depuis la maternelle auraient manifesté des tendances à la violence. Sont apparues les peines plancher qui obligent les magistrats à motiver leurs décisions s’ils sont bienveillants, en les dispensant de le faire quand ils sont répressifs.
Que dire encore de la rétention de sûreté, cette législation monstrueuse ? Une personne condamnée aux assises à quinze ans de réclusion criminelle et qui aura accompli sa peine ne redeviendra pas forcément libre au motif qu’elle présenterait un risque sérieux de récidive, comme si elle était prédestinée au mal. Dans ce cas, pourquoi l’a-t-on jugé puisqu’elle n’était pas libre ? Et qu’a-t-on fait pendant les quinze années d’emprisonnement pour tenter de la faire naître ou renaître à l’humain ?
Comment ne pas s’indigner de la résistance de nos gouvernants à inscrire dans le marbre de la loi, à propos notamment de la garde-à-vue, le souci de la présomption d’innocence ? Des personnes présumées innocentes sont traitées comme des coupables ; on leur inflige humiliations, privations, conditions inhumaines et dégradantes comme l’a noté le conseiller d’État Delarue, contrôleur des lieux privatifs de liberté. Quand cessera-t-on de tourmenter le corps pour faire céder l’âme, afin d’atteindre, comme l’écrivait le professeur Lambert, ce point de vertige d’où va spontanément procéder l’aveu ?

Plus de 800.000 gardes-à-vue en 2009 dont près de 300.000 pour des infractions en matière de circulation routière.
Combien d’entre vous ont-ils eu à subir, pour un léger dépassement du taux d’alcoolémie légal, la rétention en chambre de dégrisement, la promiscuité dans des cellules immondes et le cagibi avec sa planche en bois où et on vous enferme en vous gratifiant d’une couverture sentant l’urine et le vomi ?
Autour de nous, l’Allemagne, l’Espagne, la Grande-Bretagne ou l’Italie, depuis plusieurs dizaines d’années, ont imposé à leur police de n’interroger un suspect qu’en présence d’un avocat après lui avoir notifié qu’il a le droit de garder le silence. La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg vient, pour l’un de mes clients, de condamner la France : on lui avait fait prêter serment de dire la vérité, alors qu’il était suspecté d’avoir commis des délits, voire des crimes.

La France a pu s’enorgueillir d’être la patrie des droits de l’homme et de pouvoir, en effet, être fière de notre 18ème siècle, fière de Montesquieu, de Voltaire, de Diderot, des Encyclopédistes ! Fière encore des auteurs de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ou de la Constitution de 1791 ! Fière de René Cassin qui imposa l’adjectif « universelle » pour définir la Déclaration des droits de l’homme proclamée par l’ONU en 1948 et qui fut l’auteur de la Déclaration européenne du 4 novembre 1950 !
C’est à cause de ces ancêtres prestigieux que la Cour européenne des droits de l’homme fut installée sur le sol français, en Alsace, à Strasbourg. Mais il en va des droits de la personne humaine en France comme des parfums de luxe ou de la haute couture. Nous sommes excellents pour les produire et les exporter. Nous les consommons fort peu à l’intérieur.
Cette résistance française aux standards européens en matière de droits de la personne humaine n’est pas notre seul sujet de préoccupation.
La technocratie européenne, sous la pression des États-Unis, a inventé une diablerie. Sous prétexte, à l’origine, de lutter contre les empires financiers constituant à partir des grands crimes que sont le commerce de stupéfiants, la traite d’êtres humains, le commerce d’armes et le terrorisme, s’est mise en place une civilisation du soupçon et de la délation. De directive en directive, jusqu’à celle du 26 octobre 2005, transposée en droit français au mois de mars 2009, on a prétendu imposer aux avocats une monstrueuse obligation : celle de déclarer à l’administration financière chargée de la répression des fraudes tout soupçon que l’avocat pourrait concevoir sur l’origine des fonds que tel ou tel de ses clients prétendrait utiliser aux fins d’une opération juridique quelconque.

Comprenons bien : le citoyen qui va, en toute confiance, s’ouvrir à son avocat de ses projets, lui demander conseil et, le cas échéant, le prier de constituer une société ou de procéder à une cession de fonds de commerce, doit savoir qu’il s’adresse à son délateur éventuel, obligé, à peine d’être considéré comme complice, de dénoncer non pas des faits avérés mais un simple soupçon avec l’interdiction de le dire à celui qu’il va dénoncer.

Or, la directive européenne de 2005 ne se limite pas à l’argent provenant des grandes infractions que j’évoquais tout à l’heure : elle cite expressément la fraude fiscale et tout délit passible d’un an d’emprisonnement.
Messieurs, vous vous doutez que l’avocat que je suis et le bâtonnier que j’ai été ne peut envisager une seconde cette ignoble trahison, même si j’ai à cœur de ne jamais donner la main à une opération douteuse.
J’ai prôné la désobéissance civile et j’ai exalté l’honneur de la transgression de quelque prix qu’on doive la payer.
La transposition française, après que je me suis fait le pèlerin déterminé de la liberté, allant prêcher de ministère en ministère, de députés en sénateurs, a pris quelques libertés avec la directive et institué le bâtonnier comme filtre nécessaire entre l’avocat et Tracfin.
Reste la terrible impression que le champ de notre liberté depuis les caméras de surveillance jusqu’au recoupement de fichiers, en passant par les informations obligatoires et les atteintes à toutes les formes du secret, se voit réduit, au fil du temps, d’une implacable manière.
Benjamin Franklin avait dit une phrase que je me plais à répéter partout :
« Celui qui sacrifie une liberté essentielle au profit d’une sécurité éphémère et aléatoire ne mérite ni la liberté, ni la sécurité ».
Il en va de la vie citoyenne comme de la liberté de conduire. Certes, la plus grande liberté demeure celle de l’esprit, quelles que soient les contraintes dont le corps souffre. Mais permettez, Messieurs, que je poursuive mon rêve et ne cesse jamais de préférer aux murs et aux enclos soignés de notre zoo social le chemin escarpé et l’infini désert où je me laisserai encore enivrer par le vent, la lumière et le bruit du moteur.

Paris, le 21 octobre 2010
Christian Charrière-Bournazel