L’adolescent dans l’oeuvre romanesque de Georges Bernanos

Mémoire de maîtrise de lettres classiques soutenu en juillet 1971 à la Sorbonne (mention très bien)

 

INTRODUCTION

Dans la préface des Grands Cimetières sous la Lune, Georges Bernanos, s’adressant à ses « compagnons inconnus », ses « vieux frères », résume en quelques mots, empreints de cette douce violence qui lui est familière, l’objet de toute son œuvre :
« … On ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage oublié, ce langage que je cherche de livre en livre, imbécile ! Comme si un tel langage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. N’importe ! Il m’arrive parfois d’en retrouver quelque accent …

Car Bernanos est sans doute l’écrivain catholique français pour qui a le plus fortement retenti la parole du Christ : « quiconque n’accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas. »  C’est autour du thème principal de l’enfance, en effet, que s’articulent pour lui tous les autres. D’entre toutes ses créatures, les héros les plus chers à son cœur, et qui se nomment, de son propre aveu, Donissan, Chantal ou ce « cher curé d’un Ambricourt imaginaire » ont su garder ou reconquérir un authentique esprit d’enfance.

Dans cet univers aux antithèses vigoureuses, les grandes figures de ces saints se heurtent à des fantoches, les médiocres et les pervers. Toutefois les déchus du monde bernanosien, aussi éloignés que possible de l’enfant qu’ils ont pu être, conservent à quelque degré d’abjection qu’ils soient parvenus, ce qu’Albert Béguin a si magnifiquement appelé « la nostalgie d’une aube pure de la vie ».

Si cette nostalgie de l’enfance constitue pour Bernanos l’obsession majeure, à la fois cause et but, de sa création littéraire, c’est parce qu’il l’a, lui-même, profondément ressentie. Il ne l’a sûrement pas subie à la manière d’un Ganse, d’un Clergerie ou d’un Cénabre en qui ne s’est jamais éteint le souvenir des premières blessures du cœur ou de la vanité. Mais il l’a recherchée, éprouvée, volontairement, pour sa seule valeur spirituelle. Il s’en explique lui-même dans les Enfants Humiliés :
« J’ignore pour qui j’écris, mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier aux yeux de qui ? – Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire – Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrais jamais de son silence, je lui répondrai toujours. Je veux bien lui apprendre à souffrir, je ne le détournerais pas de souffrir, j’aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n’est le plus souvent qu’un passage, au lieu que la déception n’appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l’enfer ».

Maintenir, coûte que coûte, le dialogue impossible, illusoire, avec cette part de soi-même demeurée toute entière intacte, par-delà les déconvenues de l’adolescence et de l’âge mûr, voilà pour le chrétien Bernanos l’unique aspiration, la recherche de toute une vie qui dépasse très largement le cadre de ses seuls livres. Eux-mêmes semblent être le produit d’une sorte de mémoire spontanée qu’il a essayé de décrire :
« Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi, c’est mon enfance, une enfance si ordinaire, qui ressemble à toutes les autres, et dont pourtant je tire tout ce que j’écris, comme d’une source inépuisable de rêves »  .
En corrélation avec les épisodes de sa vie intérieure et de son ascèse personnelle dont elle n’est qu’une manifestation, son œuvre a pu apparaître à Urs Von Balthasar comme « la réminiscence de ce qui est le plus proche en nous de l’éternité, de Dieu, l’évocation de ce qui est le plus profondément enraciné au royaume de la pureté : son enfance ».

Ainsi tout à tour réminiscence ou fruit d’une quête passionnée, ce paradis perdu de l’enfance n’offre, malgré tout, aucun secours à l’homme vivant qui tente de surmonter l’angoisse « plénière et permanente »   inhérente à sa condition. La vie ne peut qu’humilier l’enfance. Telle est l’idée contenue dans le conseil donné par Bernanos à une jeune fille brésilienne :
« Ne devenez jamais une grande personne ! Il y a un complot des grandes personnes contre l’enfance et il suffit de lire l’Évangile pour s’en rendre compte ».

Mais si l’existence ne cesse de bafouer l’enfance – et c’est l’humilité de sa condition qui lui confère sa Divine majesté – au sommet de chaque agonie elle recouvre sa toute-puissance. Écoutons Bernanos le dire :
« Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père ».

Cette prééminence de l’enfant dans la hiérarchie divine des valeurs, que Bernanos a totalement faite sienne, implique une volonté farouche, sous peine de manquer le salut, de reconquérir – car préserver ne se peut pas, ou du moins les êtres préservés bénéficient d’une grâce qui n’est pas dispensée au grand nombre – la pureté perdue. À cet égard Saint Mathieu est plus explicite que Saint Marc. Les paroles qu’il rapporte du Christ insistent précisément sur la part d’effort nécessaire à cette aventure : « Si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des Cieux ». Chantal de Clergerie, Donissan, Chevance ou le petit curé d’Ambricourt font partie de l’infime cohorte des saints en qui l’innocence du premier âge n’a été entachée d’aucune souillure, bienheureuses créatures faites à l’image de « la petite fille merveilleuse »   que « le monde d’avant la grâce (…) a bercée longtemps sur son cœur désolé – des siècles et des siècles – dans l’attente obscure, incompréhensible, d’une VIRGO GENITRIX .

Mais le reste des hommes sort du cercle enchanté dès les premières heures de l’adolescence. Entre l’enfance et la maturité, il y a cette rupture, cette crise profonde où , prenant conscience de lui-même, de sa liberté et de son illusoire puissance, le jeune homme ou la jeune fille éprouve les grandes tentations qui pèseront, dès que sera formé le premier choix, sur toute sa vie, retentiront même au plus profond de l’éternité.

Heure trouble que celle « où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur », où l’esprit de jeunesse s’oppose, ou bien au contraire, le cède au désir de l’impur, à la volonté du mal. Cette période capitale de toute existence humaine, Bernanos l’a lui-même, à son heure, intensément vécue. Il a compris en même temps que le destin d’une créature se joue en ces moments obscurs et troublés, et s’est efforcé de promouvoir sa propre conception de l’adolescence. À cette fin, il n’a jamais manqué de faire vivre, auprès de ses saints, de ses médiocres et de ses maudits, un ou plusieurs jeunes gens en crise dont le cœur douloureux et la fragile raison, pressés de tentations contraires, cherchent passionnément à se donner un maître.

Adolescents au cœur pur ou déjà rongés par le mal, l’égoïsme, la faiblesse ; âmes assoiffées d’absolu, qui poursuivent l’unique amour et meurent pitoyablement, victimes de leurs pauvres rêves ; pèlerins infatigables des routes de l’espérance, – Bernanos les a animés du souffle même de sa vie. Pas un d’entre eux n’a accompli son glorieux ou funeste destin avant qu’il en ait lui-même parcouru jusqu’au bout les moindres étapes. Pas un d’entre eux qui ne soit dépositaire d’une part de son créateur, image idéale, parfaite, de ce qu’il eût souhaité ou redouté de devenir.

Aussi n’est-il pas possible d’évoquer les hautes figures des adolescents bernanosiens, ce qui est proprement le but de cet essai, avant de s’être rappelé quel jeune homme il fut lui-même à l’âge de ses héros, et la place tenue par l’adolescence dans la part de son œuvre qui n’est pas romanesque.

 

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