La loi du 23 mars 2019 avait institué les Cours Criminelles départementales composées d’un Président et de quatre assesseurs choisis par le Premier Président de la Cour d’Appel parmi les présidents de chambres et les conseillers du ressort de la Cour afin de présider et pour les assesseurs, les conseillers et les juges du ressort.
Cette loi était expérimentale et n’était appliquée que dans quelques départements, avec l’indication que les personnes déjà mises en accusation devant la Cour d’Assises ne pouvaient être renvoyées devant la Cour Criminelle qu’avec leur accord, recueilli en présence de leurs avocats.
La loi du 22 décembre 2021 a officialisé le recours aux Cours Criminelles qui désormais sont seules compétentes pour juger les personnes majeures accusées d’un crime puni de quinze ans ou de vingt de réclusion criminelle sauf s’il est commis en état de récidive légale. En revanche, lorsque la peine encourue est supérieure à vingt ans, voire punie de la perpétuité, la Cour d’Assises reste compétente.
On sait que cette réforme n’est dictée que par un souci économique puisqu’une Cour d’Assises composée de magistrats professionnels et de jurés représente un coût près de 50% supérieur au coût d’une Cour criminelle composée exclusivement de magistrats.
Il n’y a donc aucun motif tiré de grands principes juridiques ou humanistes qui auraient présidé à cette réforme. La seule obsession est d’économiser de l’argent, le motif tiré des lenteurs imputées aux cours d’assises étant totalement fallacieux : c’est le temps de l’instruction qui est anormalement long en France, en infraction avec la Convention Européenne des Droits de l’Homme du 4 Novembre 1950 qui impose que l’on soit jugé dans un délai raisonnable.
En revanche, que la Cour soit composée de jurés et de magistrats ou uniquement de magistrats ne change rien à la longueur des débats.
La question est donc de savoir s’il est légitime de retirer aux jurés, c’est-à-dire aux citoyens et aux citoyennes le pouvoir de juger, au besoin en imposant, grâce à la règle de la majorité, leur décision en opposition avec ce qu’auraient préféré les magistrats professionnels.
Nous allons distinguer ce qui relève de l’ordre des principes et ce qui touche à l’examen critique du fonctionnement des jurys populaires.
D’abord n’oublions jamais de faire la distinction qui s’impose entre l’administration judiciaire et le pouvoir judiciaire.
Le pouvoir judiciaire appartient au peuple et nous ne rappellerons jamais assez souvent que toute décision de justice rendue par les membres de l’administration judiciaire est rendue au nom du peuple français. C’est le peuple qui détient le pouvoir, les juges sont l’administration de ce pouvoir.
La Constitution souligne d’ailleurs ce point : il n’est pas question de pouvoir judiciaire mais d’autorité judiciaire.
Il est donc naturel que lorsqu’il s’agît de juger des personnes prévenues d’avoir commis un crime, il revienne aux membres de la société de juger et de dire la peine qui leur paraît juste ou, au contraire, de prononcer une relaxe.
Ils ne le font pas seuls, et s’ils sont majoritaires, ils sont assistés de professionnels du droit qui peuvent les guider sur les chemins du droit qu’eux-mêmes magistrats sont censés mieux connaître qu’eux.
Et cette conception d’une justice qui en appelle à la conscience des citoyens pour en juger un autre représente une ambition démocratique des plus respectables.
Être jugé par ses pairs signifie que l’on est sous le regard et la critique de personnes occupant le même rang dans la société, égaux en dignité, en situation sociale, en exercice des droits et en respect des devoirs incombant à chacun.
Voilà pour le préliminaire.
Examinons maintenant le fonctionnement des Cours d’Assises et quelles critiques on pourrait en faire qui justifieraient sinon leur suppression du moins leur raréfaction.
Trois critères me paraissent importants :
La composition des jurys est faite par tirage au sort sur une liste de citoyens dont on vérifie simplement après coup s’ils sont connus des services de justice ou de police. Autrefois, c’étaient des notables soigneusement choisis. Aujourd’hui ce sont des citoyens ordinaires sans aucune présélection, ce qui explique qu’il y ait désormais presque autant de femmes que d’hommes et quelquefois davantage.
Mais ce tirage au sort est doublé d’un autre tirage au sort dans la salle d’audience avec la faculté de récusation offerte aussi bien à l’accusé qui peut récuser quatre jurés, puis cinq en appel, et le Ministère Public, trois en première instance et quatre en appel.
Notons au passage qu’il est impossible de récuser l’un des trois magistrats professionnels exerçant l’autorité judiciaire.
Les jurés peuvent être totalement incompétents en droit. Les magistrats professionnels sont là pour les mettre au courant, avant l’audience, du fonctionnement de la Cour, de la procédure qui va suivre et de la teneur du serment qu’ils seront amenés à prêter ou qu’ils auront prêté.
Ainsi aura été attirée leur attention sur l’indépendance qui doit être la leur, c’est-à-dire le soin qu’ils auront de prendre en compte à égalité les charges de l’accusation et les moyens de la défense, ainsi qu’il convient à un homme probe et libre.
Cette indépendance affirmée sous serment est un gage de sécurité puisque le juré sait qu’il doit faire abstraction de son système de valeurs, de ses préjugés personnels, politiques, philosophiques ou religieux, pour être totalement objectif.
Cette même indépendance est présumée habiter l’esprit des juges professionnels sans qu’ils aient à manifester qu’ils la garantissent eux-mêmes.
Cette forme d’inégalité pourrait donner à réfléchir.
Enfin, le juré est libre.
Le hasard l’a désigné comme juge à l’occasion d’une session de la Cour d’Assises. Il retournera ensuite à ses obligations qui n’ont rien à voir avec cette fonction momentanée. Sa carrière ne dépend pas de l’arrêt qu’il va rendre ni de ce qu’en dira l’opinion publique, ni de ce que d’éventuels supérieurs hiérarchiques pourraient déduire de la répétition par lui-même des mêmes réflexes judiciaires, dès lors que, précisément, il est exempt de toute soumission à quelque autorité que ce soit et de tous risques de répétition de mêmes réflexes dogmatiques.
Nous savons par expérience quelle est la tendance de tel président de Cour d’Assises dans tel ou tel type d’affaires ou à l’égard de tel ou tel avocat connu pour son activité. Je sais de quoi je parle et je n’en dirai rien de plus. Sinon pour évoquer ce qui était arrivé à un très grand avocat d’assises. Il avait exaspéré plusieurs magistrats à force d’obtenir des acquittements justifiés, quand les magistrats pensaient devoir conclure à une culpabilité. L’un de ces magistrats le détestait, et alors qu’il avait obtenu en première instance qu’une peine soit limitée à dix ans, la Cour d’Assises en appel, présidée par ce magistrat qui le haïssait, avait porté la peine à vingt ans. L’avocat en question est allé saluer le président comme c’est l’usage après le procès et lui a dit : « je sais que l’on m’a surnommé acquitator. J’ai trouvé votre surnom : doublator ! ». Cet avocat s’appelle Dupond-Moretti.
S’il m’est permis d’ajouter quelques mots, j’évoquerai la déposition faite par un témoin au Procès Barbie où j’avais pris part en ma qualité d’avocat de Madame Nicole Gompel, fille d’un très grand professeur au Collège de France, Marcel Gompel, résistant, arrêté à Lyon et torturé par Barbie. Il était tombé dans le coma à cause du supplice de la baignoire et ranimé à l’eau bouillante avant d’être renvoyé à la Baraque aux juifs de Montluc où André Frossard l’avait recueilli et avait tenté de le soulager dans les trois jours de la fin de sa vie où il était mort dans d’horribles souffrances.
André Frossard était venu témoigner pour lui au procès Barbie.
Le témoin que j’évoque avait expliqué que dans le camp d’extermination où il était, depuis peu (sinon il serait mort), il avait un matin aperçu des silhouettes d’hommes en armes sur les hauteurs autour des camps. Il avait cru qu’il hallucinait. C’étaient les alliés. Ils ont dévalé les pentes, ont coupé les barbelés avec de grandes cisailles et sont entrés dans le camp sans qu’on leur oppose de résistance.
Le spectacle qui s’est offert à leur yeux était terrible : des cadavres vivants, des morts parterre et l’odeur des cadavres. Certains de ces soldats se sont mis à pleurer ; d’autres sont montés dans les miradors, ont arrêté les sentinelles qui ne se sont pas défendues et ont rassemblé tous les militaires nazis au centre du camp sous la menace de leurs armes.
Sont sortis des baraquements les rayés et les tondus, des cadavres vivants tous proches de la mort, stupéfaits du spectacle qui s’offrait à leurs yeux :
Leurs bourreaux désarmés étaient entourés de soldats en armes.
Le témoin continue et explique : « Les soldats nous ont dit qu’ils devaient nous laisser car ils devaient continuer la guerre mais qu’ils reviendraient et dans l’intervalle ils nous ont dit qu’ils nous laisseraient des armes, de la nourriture et qu’ils distribueraient les rôles. Aux uns le soin d’enterrer ceux des prisonniers qui allaient mourir, à d’autres le rôle de distribuer les rations de nourriture et enfin aux derniers à qui ils ont remis les armes, la charge de garder les gardiens. Et ils sont partis. »
Et le témoin ajoute ce qui suit : « Nous nous sommes retrouvés alors seuls en face de nos tortionnaires désarmés. Notre unique pensée, notre seule obsession a été qu’il ne tombe pas un cheveu de leur tête avant d’avoir été remis à une justice et nous nous sommes privés de nos rations de nourriture pour qu’ils ne manquent de rien ».
Ces phrases prononcées devant le jury criminel qui siégeait à Lyon sous la présidence du Président Cerdini, ancien Procureur du Tribunal de Grande Instance de Nevers, a raisonné au fond de nos consciences.
Il y avait en germe dans ces propos l’idée d’une justice qui soit celle du peuple et non pas celle de magistrats professionnels seuls.
Pourquoi ?
Parce que ce qui compte aux yeux d’une victime d’un crime contre l’humanité qui l’a rabaissée au rang d’animal, l’importance est non pas d’être confronté à un bourreau qui ne la connaît pas et qui ne s’excuse jamais, mais à des êtres humains comme elle dont l’écoute attentive et intense lui restitue sa dignité de personne humaine.
Nous avons besoin d’être jugés par nos pairs, éclairés par des professionnels du droit que sont les magistrats, à qui ne doit pas revenir seul le prononcé du jugement d’un crime.
Paris, le 4 octobre 2023
Christian Charrière-Bournazel
Avocat au Barreau de Paris
Ancien Bâtonnier de Paris