Une Justice sous influence
Préface
Le Bâtonnier Black Yondo Mandengué m’a fait l’honneur de me demander de préfacer son ouvrage sur l’affaire de Me Lydienne Yen Eyoum.
J’y suis d’autant plus sensible que la réputation du Bâtonnier Black Yondo a largement dépassé les frontières de son pays : sa compétence, sa détermination et son courage forment autant d’exemples à imiter de la part des avocats ayant la chance d’exercer dans des pays où aujourd’hui on ne risque plus la prison pour avoir rempli son devoir d’avocat.
Le procès intenté contre Mme Lydienne Yen Eyoum constitue, en effet, un scandale juridique, en même temps qu’une atteinte aux droits de la personne humaine les plus sacrés compte tenu des conditions de sa détention et des traitements inhumains et dégradants qu’elle a subis.
Malheureusement, ce n’est pas la première fois que j’ai eu l’occasion d’être confronté à la justice camerounaise telle qu’elle fonctionne sous l’autorité tyrannique du président Paul Biya.
Je fus, en effet, il y a plus d’une trentaine d’années, l’avocat du président Ahmadou Ahidjo à qui je rendais visite soit dans son appartement du boulevard Maurice Barrès à Neuilly, soit dans sa propriété de Mouans-Sartoux. Il avait volontairement quitté la présidence de la République pour la confier à son collaborateur, Paul Biya. Il l’avait formé, en avait fait son premier ministre et au moment de lui laisser la place, Paul Biya n’avait pas eu de mot assez fort pour lui exprimer son admiration, son respect et sa reconnaissance.
Quelque temps plus tard, parce que le président Ahidjo avait tenu à conserver la présidence du parti dans le souci qu’il avait de contribuer à travailler encore pour l’unité de cette nation neuve et composite, Paul Biya lui écrivit avec insistance pour qu’il lui remettre les rênes du parti. Le président Ahidjo ayant refusé, Paul Biya inventa un complot que son maître aurait fomenté depuis la France, fit arrêter au Cameroun deux de ses subalternes, fit saisir ses biens et assigna sa famille à résidence.
Je me rappellerai toujours la colère du président Ahidjo, faite d’indignation et d’amertume, à l’égard de l’ingratitude de son dauphin. Celui-ci n’hésita pas à inventer un procès au Cameroun où naturellement se trouvèrent des juges assez dociles pour condamner le président Ahidjo à la peine de mort par contumace.
À la demande du président Ahidjo, j’avais tenté d’obtenir l’autorisation de me rendre au Cameroun pour y assurer sa défense : le visa me fut refusé, le président Paul Biya prétendant que je voulais, en réalité, aller au Cameroun pour l’assassiner, parcours assez habituel pour un futur bâtonnier de Paris !
Ce fut ma première expérience d’une institution judiciaire qui n’a rien à voir avec la justice et d’un système où le souci des privilèges mâtiné d’une peur de la violence régalienne transforme en valets ceux qui portent abusivement le nom de juge.
L’affaire Yen Eyoum en est un autre exemple, d’autant plus cruel que cette remarquable avocate a souffert cinq ans d’emprisonnement dans des conditions inhumaines et dégradantes comme me l’avait rapporté ma consoeur Caroline Wassermann qui n’hésita pas à lui rendre visite dans cette geôle où elle était comme enterrée vivante.
Un conflit d’honoraires se règle en effet devant le Bâtonnier au Cameroun comme en France. Alors que Me Yen Eyoum était avocate de l’État camerounais et qu’elle avait remporté une victoire judiciaire sur une banque condamnée à payer des sommes considérables à l’État, une transaction a été conclue dans son dos par laquelle l’État a renoncé à percevoir dix millions de francs CFA au préjudice de cette banque contre laquelle Me Yen Eyoum ne faisait qu’exécuter la décision judiciaire rendue.
On ne peut concevoir que les plus légitimes soupçons sur les conditions de cette transaction.
La justice française n’a pas été très brillante non plus dans cette circonstance. Lydienne Yen Eyoum étant à la fois française et camerounaise, nous avons porté plainte à Paris contre les magistrats, contre le ministre de la justice et les plus hautes autorités de l’État au titre des traitements inhumains et dégradants que subissait Mme Lydienne Yen Eyoum dans sa prison.
Le parquet s’étant opposé à ce que cette plainte fût instruite, il fut secondé par la chambre de l’instruction. Il a fallu attendre un réquisitoire de l’avocat général de la Cour de cassation pour que l’instruction puisse commencer.
Puis, d’un seul coup, elle tomba en panne, sans qu’aucune explication ne soit fournie, sinon le fait que la souveraineté de l’État du Cameroun ne permettait pas à la justice française de s’immiscer dans le fonctionnement des prisons, sauf à démontrer que Mme Lydienne Yen Eyoum aurait fait l’objet d’un traitement particulièrement différent de celui des autres détenus pour que le juge français puisse s’en emparer.
J’ai fait remarquer qu’il aurait été insoutenable d’entendre une justice dire que dans la légalité du Troisième Reich on n’aurait pas été légitime à se plaindre du traitement subi par un détenu d’Auschwitz au prétexte qu’ils étaient tous traités de la même manière !
L’instruction à Paris est toujours ouverte et l’on attend avec curiosité qu’un magistrat-instructeur ait le courage, en vertu de la coopération franco-judiciaire établie par convention entre le Cameroun et la France, de se déplacer à la prison de Kondengui pour y constater les conditions dans lesquelles y sont traités les malheureux prisonniers, sans même à avoir à se demander si réciproquement la justice camerounaise ne pourrait pas s’intéresser un jour aux conditions inhumaines et dégradantes faites à un détenu camerounais dans une de nos pires prisons.
Bref, le livre de Me Black Yondo Mandengué a le mérite de mettre au jour les bassesses, les cruautés et les lâchetés d’une institution judiciaire servant une insupportable injustice, et de lutter pour qu’elle ne parvienne pas à gagner contre l’espérance.
Christian Charrière-Bournazel
Ancien Bâtonnier du barreau de Paris
Ancien Président du Conseil national des barreaux de France