LA CEDH ET LA FRANCE

CCB/VP

24.11.10

LA CEDH ET LA FRANCE

(Arrêt France Moulin c/ France)

Pour la seconde fois en un peu plus d’un mois, la France vient d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg à cause de son mépris de la présomption d’innocence et des libertés individuelles.

Je ne ressens aucun plaisir à l’écrire. Le sentiment que j’éprouve serait plutôt celui de la colère. Voici des mois et des mois que je dénonce, et mes confrères avec moi, l’arriération française. Sans se soucier le moins du monde de s’aligner sur la jurisprudence européenne, nos gouvernants haussent les épaules, mentent effrontément en assurant que nous sommes sur la même ligne que l’Espagne ou l’Angleterre et renvoient d’un revers de la main ces avocats protestataires qui ne sont jamais contents.

Pire encore ! la Commission, qui s’est réunie en grand secret ce 23 novembre au matin à la Chancellerie, avait pour but de faire valider par d’éminentes personnalités le projet de réforme du code de procédure pénale concocté dans la ligne du rapport de la Commission Léger sans tenir le moindre compte des arrêts de Strasbourg. Après avoir été remisé à force de protestations, il a été exhumé pour passer en catimini devant le parlement dont on peut redouter que lui soit intimé l’ordre de ne pas débattre mais d’autoriser le gouvernement à procéder par ordonnance.

Que dit l’arrêt du 23 novembre 2010 à propos de l’affaire Moulin ?

Il rappelle d’abord la Constitution du 4 octobre 1958 qui en son article 66 dispose :

« Nul ne peut être arbitrairement détenu.

L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».

L’arrêt reproduit ensuite l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, puis le code de procédure pénale et procède à une analyse du lien hiérarchique entre le ministre de la justice et les magistrats du parquet.

La Cour constate que selon l’opinion même du corps judiciaire, les parquetiers ne sont pas considérés comme indépendants, qu’au surplus le ministère public se caractérise par son indivisibilité, chaque acte accompli par l’un de ses membres l’étant au nom de tout le parquet ; poussant plus loin son analyse, elle constate que les magistrats du parquet, nommés différemment de ceux du siège, le sont par le garde des sceaux et les procureurs généraux en conseil des ministres.

Elle s’exprime dans ces termes : « (…) les magistrats du siège sont soumis à un régime différent de celui prévu pour les membres du ministère public. Ces derniers dépendent tous d’un supérieur hiérarchique commun, le garde des sceaux, ministre de la justice, qui est membre du gouvernement, et donc du pouvoir exécutif. Contrairement aux juges du siège, ils ne sont pas inamovibles en vertu de l’article 64 de la Constitution. Ils sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques au sein du parquet, et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. »

Enfin, elle souligne que le ministère public, hiérarchiquement placé sous l’autorité du gouvernement, est indépendant des juridictions et des justiciables, les magistrats du siège n’ayant pas le droit de lui donner des injonctions.

Or, Mme France Moulin, avocate, appréhendée par la police et placée en garde à vue le 13 avril 2005 à 14h35, n’a été présentée au juge d’instruction d’Orléans que le 18 avril 2005 à 15h14 pour un interrogatoire de première comparution. Elle n’a été entendue personnellement par aucun juge d’instruction qui aurait eu pour mission d’examiner les circonstances qui militaient pour ou contre sa détention. C’est le parquet, et lui seul, qui en a décidé.

La Cour conclut que le procureur adjoint de Toulouse, membre du ministère public, ne remplissait pas, au regard de l’article 5 § 3 de la Convention, les garanties d’indépendance exigées par la jurisprudence pour être qualifié, au sens de cette disposition, de « juge ou (…) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».

La Convention a donc été violée.

Quelles conclusions doit-on tirer de cet arrêt ?

J’en vois trois essentielles :

1/ Nos gardes à vue sont toutes contraires au droit puisqu’elles sont décidées par la police seule qui est censée en rendre compte au parquet et au parquet seul. Dès lors, ce n’est pas un magistrat de l’ordre judiciaire qui décide d’autoriser ou non la prolongation de la garde à vue, mais quelqu’un qui n’est pas habilité à le faire. J’invite donc mes confrères à continuer à soulever dans toutes les procédures les nullités des gardes à vue.

2/ Le magistrat du parquet étant dépendant de l’exécutif (le mot procureur signifie mandataire), une réforme de la procédure pénale qui ne le rendrait pas autonome devra le placer sous le contrôle de juges indépendants, appartenant à un autre corps que lui et ayant pouvoir de lui donner des ordres, de lui signifier des injonctions et de censurer ses actes. Une réforme de la procédure pénale qui ne prendrait pas en compte la nécessité de créer deux corps distincts de magistrats, ceux du parquet qui enquêtent et accusent et ceux du siègent qui ordonnent et contrôlent, serait immanquablement condamnée par la Cour de Strasbourg le moment venu.

3/ Nos gouvernants, nos ministres successifs de la justice et les fonctionnaires de la Chancellerie, doivent renoncer à leur sclérose, sortir de l’apathie docile dans laquelle ils se trouvent dans leurs relations avec la police et proposer enfin au parlement, qui en débattra le temps qu’il faudra, une véritable réforme de la procédure pénale respectant nos traditions de liberté.

Pour ma part, je continuerai à assumer ma colère et à demander instamment à mes confrères de la partager jusqu’à ce que nous ayons enfin une procédure pénale digne d’un pays démocratique.

Paris, le 24 novembre 2010

Christian Charrière-Bournazel

Ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris

Vice-président élu du Conseil National des Barreaux