Le directeur actuel de l’ENA serait déçu par le recrutement des élèves, trop conformistes selon lui. L’article qui rend compte de sa position ne rentre pas dans les détails. Une chose cependant frappe : l’épreuve dite de « question contemporaine » leur offre l’opportunité de développer l’idée qu’ils se font du « sens de l’État ».
L’ENA est, en effet, destinée à former des serviteurs ou des agents de l’État qui deviennent ensuite, éventuellement, des ministres, des auxiliaires de ministre ou des parlementaires.
L’État a pris la place chez nous du monarque de droit divin. Le service de l’État, le sens de l’État, la prééminence de l’État, l’état de serviteur de l’État sont autant de psalmodies que l’on entend égrener du matin au soir.
Notre système social reproduit celui de l’Ancien Régime : en bas les prolétaires : éboueurs, cantonniers, ouvriers manuels, femmes de ménage ; légèrement au-dessus, les artisans commerçants, professions libérales individuelles qui constituent les besogneux écrasés de charges et d’obligations administratives ; au-dessus, les fonctionnaires du plus modeste au plus haut serviteur de l’État qui n’ont jamais été confrontés une seule fois dans leur vie à l’humble souci de rechercher une clientèle à servir, à la modestie qui consiste à dépendre de l’argent que le client veut bien vous donner, non pour en jouir immédiatement et exclusivement mais pour le répartir d’abord entre tous ceux qui collaborent avec vous.
Nos hauts fonctionnaires sont les marquis de l’Ancien Régime, sûrs de leur pérennité et forts de leur désintéressement puisqu’ils sont payés de manière stable et continue, au mois le mois, par un État anonyme, c’est-à-dire par des centaines de milliers de gens à qui ils ne rendront jamais le moindre service.
Les pays anglo-saxons, et notamment la Grande-Bretagne qui a inventé l’habeas corpus et les droits de l’homme bien avant nous, fonctionnent d’une manière totalement différente : la personne y est première avec l’ensemble de ses droits et libertés que la loi est faite pour harmoniser dans l’intérêt de chacun et de tous. C’est pourquoi elle est perçue comme un consensus. L’État est subsidiaire : il est là pour que la loi soit appliquée ou que sa transgression soit punie.
Chez nous c’est le contraire : l’État est premier, la loi l’expression de sa volonté et les personnes sont subsidiaires, de sorte qu’elles se débrouillent comme elles peuvent pour tirer leur épingle du jeu.
L’Ancien Régime est mort à cause du décalage entre les privilégiés et le peuple. C’est dans ces conditions qu’on a coupé la tête de ce malheureux Louis XVI qui, aussi médiocre qu’il était, avait conscience de sa légitimité divine au point de dire au Parlement : « C’est légal parce que je le veux ! ». Mais le génie français s’est reconstitué après la Révolution comme auparavant.
La seule différence entre hier et aujourd’hui, c’est que l’État est une abstraction à qui on ne peut couper la tête.
Paris, le 15 mars 2016
Christian Charrière-Bournazel