CCB/VP
22.09.05
L’OUBLI, L’HISTOIRE ET LE DROIT
Mesdames,
Messieurs,
Ma contribution à votre colloque est celle d’un juriste et d’un avocat. La parole, la tradition et la transmission m’ont conduit à vous faire partager mes réflexions ordonnées autour de trois concepts : l’oubli, l’histoire et le droit.
Les sociétés contemporaines ont des moyens illimités de conserver la mémoire de toute chose comme de pénétrer les secrets les plus intimes de chacun.
Entre la compilation des données et l’exigence de transparence, la personne humaine semble menacée de devenir diaphane. Sont collectées, recensées et méthodiquement recoupées toutes les informations possibles dans l’espoir de rendre prévisibles les comportements, les répétitions, les récidives.
On veut prévoir l’être humain, de plus en plus conçu comme un être social, jusqu’à en faire un objet de déterminisme.
Dans le même temps, l’histoire s’est faite scientifique.
Aux légendes et aux mythes que les premières sociétés se transmettaient sous forme d’épopées ou de chansons de geste, s’est substituée l’analyse scientifique des vestiges, des manuscrits, des archives sonores ou filmées, des témoignages.
On cherche plus passionnément aujourd’hui la vérité et la justice, quoi qu’il en coûte, qu’on ne se transmettait hier un vieux rêve collectif pour le plus grand plaisir des vivants.
Les trois siècles qui ont accompagné la révolution industrielle ont été les plus fournis en crimes collectifs et les plus féconds dans l’ordre de la pensée.
Et le droit dans tout cela ?
Le droit n’invente rien. Il tend à traduire en règles du jeu les valeurs que portent la conscience collective.
A la manière d’une philosophie qui ne quitterait pas la buanderie et la cuisine, il s’efforce d’ordonner les désordres et les aspirations des hommes.
Comme il est impossible dans le temps d’une causerie d’épuiser un tel sujet, je m’attacherai à cerner les articulations qui s’observent entre l’oubli, conçu comme un droit de la personne humaine, l’histoire qui est une véritable liberté publique et, au cœur de la confrontation entre ces deux valeurs, le jugement des crimes imprescriptibles.
I – L’OUBLI : UN DROIT DE LA PERSONNE HUMAINE
Nous ne jouissons pas seulement d’un droit à l’oubli. C’est une fonction physiologique essentielle.
Si nous devions éprouver en un instant unique toutes les émotions que nous avons ressenties depuis notre naissance avec l’intensité de chacune, il est probable que nous mourrions net.
Nous n’avançons et ne progressons que parce que nous avons à la fois la faculté de nous souvenir et celle d’oublier ; d’oublier ce qui nous encombre, nous gêne ou nous torture comme d’oublier ce qui nous pèse quand il s’agit des fautes de nos proches ou de nos parents. On se rappelle les vers de Racine : Oenone dit à Phèdre au moment où elle évoque les égarements de sa mère :
« Oublions-les, Madame, et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel cache ce souvenir. »
Ou encore Hippolyte se remémorant l’inconduite de son père Thésée :
« Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d’une si belle histoire ! »
Fonction physiologique qui conditionne le repos de l’âme, l’oubli permet à l’individu de gérer sa mémoire, d’ouvrir pour ses souvenirs les tombeaux nécessaires et d’ériger les piédestaux flatteurs qui rendent possible à chaque instant la reconquête de sa liberté.
L’ordre du droit ne méconnaît pas le droit à l’oubli.
La loi, en premier lieu, institue un droit au secret pour tout ce qui touche aux révélations faites aux confidents nécessaires que sont les prêtres, les médecins et les avocats. C’est un cantonnement de la mémoire entre la personne qui porte son souvenir et celui avec lequel elle a besoin de le partager.
La loi, de la même manière, protège l’intimité de la vie privée à laquelle nul n’a le droit de porter atteinte, même s’il s’agit d’un homme public.
Sont préservés ainsi les territoires sacrés où nul regard indiscret n’a le droit de se porter.
Enfin, la loi prévoit des mécanismes d’oubli collectif y compris pour les fautes commises contre l’ordre social ou contre les autres : l’amnistie et la réhabilitation appliquées aux actes individuels même qualifiés de crimes ou de délits.
De même encore, la prescription est-elle un mécanisme qui consacre le pouvoir du temps de faire s’enfoncer dans les brumes de l’oubli aussi bien l’acte commis que la peine encourue.
Car non seulement un délit ne peut plus être poursuivi trois ans après qu’il a été commis ni un crime plus de dix ans après, mais encore une peine délictuelle qui n’a pas été effectuée est prescrite cinq ans après son prononcé, vingt ans s’il s’agit d’une peine criminelle.
Cette prise en compte du temps comme auxiliaire et condition de l’oubli, connaît d’autres applications : une relation étroite, en effet, existe entre l’intensité décroissante de l’émotion collective et la décision d’accorder sa chance à l’oubli, soit par étapes (les libérations conditionnelles et les réductions de peine), soit définitive (prescription, amnistie ou grâce).
Je pourrais décliner longtemps toutes les espèces dans lesquelles se trouvent pris juridiquement en compte ce droit à l’oubli ou son corollaire, le secret, ailleurs qu’au pénal : ainsi s’en trouve victime l’enfant né sous X dont la mère a exigé que soit respecté son droit à oublier qu’elle est mère.
Cette fonction physiologique, droit de la personne humaine à organiser sa mémoire, entre en contradiction violente avec le droit d’une victime à réclamer justice, d’un enfant à connaître sa filiation, d’un groupe ou d’une société à voir confondre ses bourreaux et rétablir la vérité.
Et l’on aborde là le problème de l’histoire.
II – L’HISTOIRE : UNE LIBERTÉ PUBLIQUE
Il n’existe pas de définition juridique de l’histoire, ni de la mémoire collective. Les juges n’ont pas pour fonction de rendre des jugements déclaratifs d’histoire.
Aucun texte, ni aucune convention internationale, ne consacre ce principe, pas plus que n’est codifié ce que l’on a appelé couramment le devoir de mémoire.
Je préfère cependant m’arrêter à la notion plus positive de la liberté collective ou liberté publique. Un texte ne l’a pas ignoré : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
On lit dans son préambule :
« Les Représentants du Peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme … ».
Certes, il n’y est pas question de l’histoire comme telle. Mais en énonçant l’idée que l’oubli, l’ignorance ou le mépris d’un ordre naturel du droit fondé sur la personne humaine a pour conséquence les malheurs publics et la corruption des gouvernements, les constituants de 1789 ont exprimé, de manière éclatante, le rapport entre le respect de valeurs intemporelles et universelles et ce que l’on appellerait aujourd’hui la bonne gouvernance.
C’est à cause du malheur des temps et de la corruption des gouvernements que les auteurs de la Déclaration ont estimé nécessaire de proclamer ces valeurs.
Ce mouvement de va-et-vient entre les drames du passé et l’espérance de temps nouveaux conditionne le progrès d’une société en marche. L’analyse des temps du malheur est nécessaire pour améliorer l’avenir. Sans cette mémoire collective, aucun progrès n’est possible. L’histoire donne la juste mesure de ce qu’il ne faut pas reproduire, enseigne sur ce qui a été méconnu d’essentiel à l’élévation de l’homme et permet, grâce au souvenir de ce qui a pu être grand et qui s’est corrompu, d’ajuster le présent à ce que la société se représente comme idéal pour le futur.
En cela, l’histoire a valeur de liberté publique. Une société qui n’a pas de mémoire ou qui refuse de regarder son passé est une société tyrannisée ou déshonorée. La réécriture par les totalitaires de l’histoire de leur propre pays en est un exemple : la Russie soviétique, la Chine populaire, l’Autriche refusant de regarder en face son passé nazi.
Je ne peux m’empêcher de citer les vers magnifiques d’Edmond Rostand tirés de L’Aiglon.
Lorsque l’Empereur d’Autriche et Metternich proposent au jeune François, fils de Napoléon 1er et Duc de Reichstadt, de retourner en France pour y régner comme empereur à la condition de supprimer le drapeau tricolore, symbole de la Révolution et de la République pour lui substituer le drapeau blanc de la monarchie, le jeune François II s’écrit :
« … Vous voulez qu’effaçant,
Cette tache de ciel, cette tache de sang,
Et n’ayant plus aux mains qu’un linge sans mémoire
J’offre à la liberté ce linceul dérisoire … ».
On ne peut mieux faire le rapport entre l’histoire et la liberté : sans histoire une collectivité n’est plus libre. Elle n’est plus qu’un corps mort.
Et cette liberté est d’autant plus exigeante qu’elle impose précisément de se rappeler les fautes collectives, les abandons, les lâchetés, les trahisons et les crimes.
Comme l’individu qui aspire à l’oubli, les sociétés répugnent à se remémorer leurs fautes : les États-unis d’Amérique, si exigeants quant au respect par les autres peuples des droits de la personne humaine, sont collectivement silencieux sur le génocide accompli envers les peuples indiens ; la Turquie qui frappe à la porte de l’Europe ne veut toujours pas reconnaître le génocide Arménien ; la France, qui a su abolir l’esclavage près de vingt ans avant les États-unis, n’a toujours pas pris conscience du viol colonial et du traitement infligé à ses magrébins immigrés dans les années de la croissance.
On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ces auto-amnisties collectives qui font bon marché de la souffrance des victimes ou de leurs descendants.
Auto-amnistie ou amnésie volontaire, les sociétés qui refusent l’insoutenable clarté d’une mémoire exigeante sont condamnées à ne pas résoudre leurs tensions internes jusqu’à devoir affronter les crises les plus violentes.
L’amnésie volontaire collective remplit une fonction exactement contraire à l’apaisement de l’oubli : l’exaspération des antagonismes, des rancoeurs et du sentiment de l’injustice.
III – L’IMPRESCRIPTIBLE
Entre le droit à l’oubli, droit de la personne humaine, et le droit à l’histoire, conçu comme liberté publique, se situe la problématique de l’imprescriptible.
L’imprescriptibilité n’est pas une notion nouvelle.
Des régimes juridiques ne connaissent pas la prescription comme celui des États-unis. En droit français même, sont depuis tout temps imprescriptibles les fautes déontologiques commises par un avocat à qui on peut en demander compte sans limite de durée, même après qu’il est devenu avocat honoraire ou qu’il a démissionné du Barreau.
Mais pour les systèmes juridiques qui connaissent la prescription, l’imprescriptibilité concerne des actes d’une gravité telle qu’aucun oubli légal ne peut les faire échapper à l’exigence de la justice.
Ce sont les crimes contre l’humanité.
A – LA NOTION DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
La notion de crime contre l’humanité apparaît pour la première fois en droit avec les accords de Londres qui ont institué le tribunal de Nuremberg pour juger les criminels nazis. Mais le concept avait déjà été énoncé par Voltaire. Dans son Dictionnaire philosophique, à l’article Délits locaux, Voltaire réfléchit à la relativité du droit dans le temps et dans l’espace. Il écrit d’abord :
« On peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et absolument innocent dans tout le reste du monde. »
C’est la même idée que celle de Pascal :
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
Le droit, en effet, est variable dans l’espace comme dans le temps : l’avortement était un crime et puni comme tel en France il y a cinquante ans. Aujourd’hui, commet un délit celui qui empêche une femme d’exercer son droit à avorter.
Mais, comme un correctif à cette appréciation sur la relativité du droit, Voltaire écrit dans le même article de son Dictionnaire philosophique :
« Il est des crimes qui révoltent l’humanité toute entière ».
C’était déjà au XVIIIème siècle l’affirmation qu’une catégorie d’actes transcendent l’espace et le temps et par leur monstruosité ne peuvent jamais se voir attribuer une quelconque relativité : ils offensent l’humanité dans son universalité et à travers toute l’étendue de son histoire. Cette même intuition animait Racine lorsqu’il faisait dire par Agrippine à Néron :
« Et ton nom paraîtra dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure ».
Racine n’avait pas exprimé comme Voltaire l’a fait le concept de crime contre l’humanité, mais cette même appréhension de la chose monstrueuse, de la chose immonde, pour reprendre le mot de Brecht, était en germe dans les consciences depuis des siècles.
Postérieurement aux accords de Nuremberg, les législations internes ont inclus la notion de génocide ou de crimes contre l’humanité dans leur droit positif.
La loi du 6 août 2004 a introduit dans notre code pénal français les articles 211-1 et 212-1 qui définissent les crimes contre l’humanité :
Ä 211-1 :
« Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfant.
Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité ».
Ä Article 212-1 :
« La déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes, suivis de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, ratios ou religieux et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile sont punies de la réclusion criminelle à perpétuité ».
Et la Convention internationale de Rome instituant en 1998 la Cour pénale internationale a précisément eu pour fonction de créer une instance judiciaire compétente à travers le monde pour juger tout auteur d’un crime contre l’humanité ou d’un génocide quelle que soit sa nationalité ou sa fonction dans la hiérarchie sociale et pour renvoyer, le cas échéant, son jugement aux juridictions de toutes les nations signataires de la Convention.
Antigone, la première, avait opposé au tyran Créon un ordre universel et supérieur du droit s’imposant à tous les gouvernants de la terre, au nom de la loi des dieux.
L’Ordre international du droit fondé sur le respect de la personne conçue comme source et finalité du droit jointe à l’horreur des crimes atteignant l’humanité toute entière ont abouti à cette volonté de mettre en place un ordre judiciaire auquel jamais et nulle part sur la terre ne pourra échapper le criminel ou le génocidaire.
B – LE JUGEMENT DE L’IMPRESCRIPTIBLE
La nécessité de juger, nous l’avons perçue, mon ami Michel Zaoui et moi, au procès Barbie par le témoignage d’un rescapé, d’une manière plus palpable et plus évidente que ce que démontre le seul cheminement de la raison.
Un déporté revenu de l’enfer a raconté que dans le camp d’extermination où il séjournait depuis plusieurs semaines et où il avait vu toutes les horreurs possibles depuis les enfants enfournés dans les chambres à gaz jusqu’aux hommes et femmes exécutés en public, un matin les collines autour du camp s’étaient hérissées d’hommes en armes : les alliés.
Ces jeunes soldats avaient dévalé les pentes et avec de grandes cisailles avaient coupé les barbelés. Un grand nombre d’entre eux, aux yeux desquels se découvrait l’horreur, avaient tremblé, pleuré, vomi pendant que d’autres montaient dans les miradors et, sans résistance, s’emparaient des sentinelles.
Il y eut un moment terrible où ces malheureux déportés se trouvèrent face à face avec leurs bourreaux désarmés face aux alliés en armes.
Comme les soldats alliés devaient continuer la guerre, ils étaient obligés de laisser momentanément le camp et avant de se retirer, ils ont confié aux survivants des missions précises : les uns seraient chargés d’assister et d’enterrer ceux qui allaient mourir, les autres de distribuer les rations de nourriture, d’autres enfin de garder les gardiens jusqu’à leur retour.
Le témoin expliqua alors qu’il y eut un instant incroyable où les martyrs se trouvèrent en armes face à leurs tortionnaires hors d’état de nuire.
Le témoin déclara :
« Il y eut un grand silence. Notre seul souci à partir de cet instant, notre seule obsession fut qu’il ne tombât aucun cheveu de la tête de nos bourreaux avant qu’ils n’eussent été remis à une justice. Et nous nous sommes privés sur nos rations de nourriture pour qu’ils ne manquent de rien ».
Ce récit se passe de tout commentaire.
Simplement, au moment où la vengeance humaine la plus immédiate et la moins contrôlée eût été dans sa pire violence compréhensible, des hommes et des femmes qui avaient été des martyrs manifestèrent une exigence humaine exceptionnelle et parce qu’ils surent mettre la justice au-dessus de la vengeance lui ont conféré une nécessité essentielle.
Dès lors, aucun marchandage, aucune ratiocination ne seraient admissibles.
Peu importe le temps qui s’est écoulé entre le crime et le jugement.
La voix de Dieu résonne dans l’éternité, qui demande à Caïn :
« Le sang de ton frère crie vers moi. Qu’as-tu fait du sang de ton frère ? ».
Le temps pendant lequel il aura fallu attendre la justice ne saurait bénéficier au criminel, surtout lorsqu’il s’y est soustrait par des artifices, des faux-fuyants, ou simplement parce que la mémoire historique n’avait pas achevé son travail.
A la souffrance incommensurable des victimes ou de leurs survivants, qui est la souffrance de l’humanité toute entière, doit faire écho, un jour ou l’autre, la justice des hommes, aussi impuissante soit-elle à réparer.
L’enfant martyrisé est mort trop tôt pour devenir un jour un vieillard. Mais le criminel devenu vieillard, (« enfant qui a pourri sans mûrir »), doit des comptes, au nom de l’enfant mort, à ceux qui ont commerce de vivants.
Ni l’âge, ni le temps ne peuvent donc servir d’exception à la nécessité de juger.
Demeure la problématique du jugement équitable.
Le temps favorise l’oubli, l’effacement, ce que l’on appelle le dépérissement des preuves.
Les preuves de la culpabilité peuvent être aussi difficiles à rassembler que les preuves de l’innocence. C’est pourquoi le procès de l’imprescriptible, quarante ou cinquante ans après les faits, exige une instruction minutieuse et tout le temps nécessaire à des débats approfondis.
Le procès Barbie a duré plus d’un mois, en 1987, le procès Papon près de six mois, d’octobre 1997 à avril 1998.
Peu importe s’il faut du temps pour remonter le temps et si la justice est à ce prix.
Dès lors que les juges ont assez d’éléments de preuves ou de présomptions et qu’ils ont laissé tout le temps à la défense de faire valoir ses propres moyens, le procès est équitable.
Les années écoulées n’ont pas empêché Barbie de plaider l’excuse du commandement de l’autorité légitime, inopérant lorsqu’il s’agit d’actes de torture ; elles n’ont pas davantage interdit à Papon de soutenir qu’il aurait été privé de ses témoins alors qu’ils avaient tous été entendus dans une audience précédente quinze ans plus tôt à l’occasion d’un procès en diffamation qu’il avait intenté à un journal. De tous les témoins qu’il a fait comparaître, aucun n’est venu dire qu’il aurait été protégé par lui contre l’arrestation ou la déportation.
Si la mémoire individuelle peut faire défaut au bourreau qui avait tout intérêt à oublier, le travail de la mémoire collective s’est opéré dans le même temps. L’oubli recherché, voulu ou subi par la personne ne peut rien contre les vestiges remontés du fond du temps comme des galères englouties.
Un dernier mot sur la peine.
On a lu, ici ou là, que la condamnation d’un vieillard à la réclusion criminelle à perpétuité est une forme de condamnation à mort. C’est faux.
Pour un criminel de vingt ou trente ans, la perpétuité signifie la privation de sa liberté et de sa vie pour des dizaines d’années avant une hypothétique libération conditionnelle lorsqu’il aura atteint la vieillesse.
Le criminel contre l’humanité, jugé à quatre-vingt-dix ans alors qu’il a joui de toute sa vie et de tous les honneurs sans être inquiété, ne risque que de mourir en prison. Mais son existence a été pleine et ce qui lui reste à en vivre se réduit à quelques années.
La justice n’a pas à prendre en compte ces faux-semblants qui ne sont qu’autant de tentatives pour mettre en échec la nécessité de juger.
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Mesdames et Messieurs, l’histoire de notre humanité semble vouée à des répétitions terrifiantes.
Chaque époque transmet à la suivante la mémoire de son cortège de crimes et d’horreurs et la suivante à son tour semble renchérir sur la première.
On parierait plus facilement sur une fatalité de l’abominable que sur une certitude du progrès moral.
A peine les derniers charniers sont-ils refermés que de nouveaux s’ouvrent. La folie meurtrière semble s’accroître à se satisfaire.
L’homme n’éradiquera certainement jamais le mal et la condamnation d’un criminel ne restaurera aucune victime dans son intégrité.
Mais ce qui nous confère notre dignité, c’est de ne pas composer avec l’inadmissible.
Ce qui fait notre spécificité, c’est d’opposer partout et à tout moment à la sombre détermination des génocidaires et des criminels une exigence de justice.
C’est d’être les infatigables porte-voix de l’espérance au nom de la voix étouffée des morts.
Casablanca, le 24 septembre 2005
Christian Charrière-Bournazel