Georges Bernanos fut salué par André Malraux comme le plus grand romancier de ce siècle. Ses écrits de combat, plus nombreux encore que ses œuvres de fiction, ont porté au plus haut degré de perfection l’expression d’un engagement passionné.
Bernanos n’aimait guère qu’on le qualifiât d’écrivain et encore moins d’écrivain catholique. Il préférait se définir « un catholique qui écrit des livres », non pas, selon sa propre expression, « de jolis livres pour de jolis yeux, dans une jolie maison ».
Non ! Il s’efforçait, au moyen de l’écriture, de prolonger pour ceux qui « par hasard ou par ennui » ouvriraient un jour ses livres, la méditation spirituelle, mystique et donc nécessairement humaniste qui faisait le quotidien de sa vie.
« Je n’aurais pas voulu mourir sans témoigner », avait-il dit pour justifier la parution tardive de Sous le soleil de Satan, premier roman d’un écrivain de trente-huit ans.
Georges Bernanos, témoin par l’écriture…
Georges Bernanos, écrivain de l’essentiel…
Ce visionnaire aux accents de prophète n’est ni un imprécateur orgueilleux, ni un philosophe inspiré. On chercherait en vain dans son œuvre la moindre méditation sur la justice à la manière d’un Montesquieu ou sur le droit comme son contemporain Paul Valéry. On n’y trouverait pas davantage le récit enflammé d’un grand procès du temps, de ces procès qui, à l’occasion de leur déroulement controversé, transforment l’écrivain le plus érémitique en chroniqueur judiciaire véhément.
Georges Bernanos ne flotte pas sur le quotidien même si tous les événements de son temps l’empoignent et le font réagir aussitôt, souvent avec colère, toujours avec chaleur.
Son génie, c’est l’enfance, non pas celle qui relève des « ramollissements du cœur » – l’expression est de lui ! -, non pas la bénignité doucereuse que rejetait la Pieure de Compiègne disant à Blanche de La Force :
« Qui s’aveugle volontairement sur le prochain sous prétexte de charité, ne fait le plus souvent que briser le miroir pour ne pas se voir dedans. »
Ce génie de l’enfance procède de la lecture même de l’évangile qui a irrigué à l’aube de sa vie son âme ardente et éveillé sa conscience : tout est dit au verset de Saint Matthieu :
« Celui qui se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le premier dans le royaume des Cieux. »
L’enfance, dépositaire des vérités les plus exigeantes, des angoisses ou des interrogations les plus douloureuses et des émerveillements les plus purs…
Dans l’univers de Bernanos s’opposent les enfants préservés – les saints, les héros, les martyrs – Chantal de Clergerie, le curé de campagne, l’abbé Chevance, Constance de Saint-Denis – aux vieillards, aux imposteurs, aux médiocres, aux imbéciles, « ces enfants monstrueux couverts de poils » ou encore ces fantômes d’humanité qui ne sont, aux yeux de Bernanos, que « des enfants qui ont pourri sans mûrir. »
Il s’exclame en 1941 :
« Enfants de France, ce n’est pas votre pays qui s’est écroulé sur vous, c’est le règne des vieux. Le règne des vieux s’écroule d’ailleurs partout dans le monde et les dictatures qui se vantaient d’être jeunes travaillaient aussi pour lui en exploitant et en déshonorant l’enfance. Le monde a failli périr d’une espèce d’usurpation universelle de l’esprit de vieillesse contre l’esprit d’enfance, voilà la vérité. »
Comprenons bien que l’âge physiologique n’a rien à voir avec tout cela : il y a des vieux qui ont à peine passé la trentaine, rappelle Bernanos. Ce qui caractérise l’esprit d’enfance et l’esprit de jeunesse, c’est la capacité de l’âme à s’indigner et à espérer.
M’objectera-t-on que nous sommes loin de mon sujet et qu’on voit mal le rapport de ces fortes pensées avec l’esprit de justice ?
Nous commençons, au contraire, à cheminer vers l’esprit de justice selon Bernanos. Nous étions partis de l’espérance, qui n’a rien à voir avec l’optimisme :
« L’optimisme est un ersatz de l’espérance que l’on peut rencontrer facilement partout et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »
L’espérance est tout le contraire de l’illusion, ce « rêve nain », le « rêve des notaires futurs ». Conquise sur le désespoir, elle est l’aboutissement de la souffrance et même de la révolte :
« Celui qui un soir de désastre, piétiné par les lâches, désespérant de tout, brûle sa dernière cartouche en pleurant de rage, celui-là meurt sans le savoir en pleine effusion de l’espérance. L’espérance c’est de faire face. »
Qui me dira si je possède l’espérance ? Georges Bernanos répond :
« Que m’importe de savoir si j’ai ou non l’espérance ? Il me suffit d’en avoir les œuvres. »
L’exigence de la vérité est donc inséparable de l’espérance : celui qui s’est accommodé du mensonge n’a que faire de l’espérance. Il appartient « aux formes intermédiaires de notre espèce » celles dont Bernanos dit :
« Je m’aperçois que les formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. »
Qui possède comme une grâce naturelle la forme la plus pure de la sainteté ? L’enfant. C’est pour lui que Bernanos écrit. C’est aux yeux de l’enfant qu’il fût, qu’il cherche à se justifier.
Indissociable de l’esprit de vérité, l’esprit d’enfance, même dans la révolte (préférable à la déception qui est « pleine et dense comme l’enfer »), est incompatible avec toute forme d’orgueil ou de mépris et même d’indifférence. Au contraire, il va de pair avec l’amour :
« Je ne prétends pas confondre l’esprit de jeunesse et celui de charité. Je ne suis pas théologien. L’expérience m’a seulement appris qu’on ne rencontre jamais l’un sans l’autre. »
A cet extrait des Grands cimetières sous la lune, fait écho le vertigineux dialogue du curé de campagne et de la Comtesse d’Ambricourt.
Vous vous rappelez cette aristocrate mal mariée qui avait connu le malheur de perdre son petit garçon. Consumée par son chagrin, elle vivait murée dans un désespoir absolu et dans une haine inavouée qu’elle baptisait résignation.
Le jeune prêtre maladroit jette au plus profond de ces ténèbres calcifiées la clarté de son espérance de petit pauvre et de son enfance préservée. Il lui parle longuement de la justice et de l’amour :
« Qu’est-ce que vous avez fait de l’enfer, vous autres ? Une espèce de prison perpétuelle, analogue aux vôtres et vous y enfermez sournoisement par avance le gibier humain que vos polices traquent depuis le commencement du monde – les ennemis de la société. Vous voulez bien y joindre les blasphémateurs et les sacrilèges. Quel esprit sensé, quel cœur fier accepterait sans dégoût une telle image de la justice de Dieu ? Lorsque cette image vous gêne, il vous est trop facile de l’écarter. On juge l’enfer d’après les maximes de ce monde. Il n’est pas de ce monde et encore moins du monde chrétien. Un châtiment éternel, une éternelle expiation – le miracle est que nous puissions en avoir l’idée ici bas, alors que la faute à peine sortie de nous, il suffit d’un regard, d’un signe, d’un muet appel pour que le pardon fonce dessus, du haut des cieux, comme un aigle. Ah ! C’est que le plus misérable des hommes vivants, s’il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d’aimer. Notre haine même rayonne et le moins torturé des démons s’épanouirait dans ce que nous appelons le désespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin. L’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer. »
En ce vingtième siècle que l’histoire considérera avec effroi, tout enténébré de ses doutes destructeurs, de ses certitudes totalitaires ravageuses et des fleuves de sang qui l’auront baigné, se seront fait face la philosophie de Jean-Paul Sartre, noire et glacée, pour qui « l’enfer c’est les autres », et, revenue du désespoir comme l’aube après la nuit, l’espérance Bernanosienne :
« L’enfer, c’est de ne plus aimer. »
Car le regard passionnément jeté par Bernanos sur toute chose, sur chaque être, sur tous les événements de son temps, est un regard illuminé par l’amour jusque dans la colère ou dans la révolte. Et l’écrivain n’a jamais menti à ses œuvres. La passion de Georges Bernanos pour « le doux royaume de la terre », pour ses chemins et ses routes, ses claires matins et ses rencontres de chaque instant témoigne, dans la lignée de Charles Péguy, d’une exceptionnelle capacité à aimer, à la fois charnelle et mystique.
Parlant depuis sa maison du Brésil où il s’est exilé dès après Munich, il écrit :
« Je suis content d’avoir si mal bâti ma vie qu’on peut y entrer comme dans un moulin. »
Sa maison est à son image, sans serrure aux portes, sans vitre aux fenêtres.
« Viens à nous qui veut, par le chemin qu’il veut », dit-il.
« Entre ces passants et nous, il n’y a rien qu’un mur de terre qui, du coucher au lever du soleil, aspire par tous les orifices grands ou petits, l’air nocturne. Nous sommes dans les mains du passant, à sa merci (…). Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants. »
Mesdames, Messieurs, vous l’avez déjà compris : Georges Bernanos a tout à nous enseigner de la justice et peu de grandeur à puiser dans la justice des hommes.
Acceptons de recevoir, avec humilité, nous qui sommes ouvriers de justice, cette voix impétueuse et fraternelle qui dénonçait en mai 1940 « le cynisme de la force et l’hypocrisie du droit » et qui répéta, comme une incantation, tout au long de sa vie, qu’aucun ordre n’est juste hors celui de l’amour et de la vérité.
« Le grand malheur, l’unique malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine y suppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs lui apportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sans espérance. »
J’avais demandé à mon ami Jean-Loup Bernanos, qui connaît mieux que personne l’œuvre immense de son père, d’isoler pour moi tous les textes où il est question de la justice. La moisson qu’il a rassemblée ne tiendrait pas dans l’espace de temps qui me paraît convenir à une réunion comme la nôtre. Du moins aurai-je, grâce à lui, engrangé pour l’heure de mon honorariat, si j’y accède, les matériaux d’une thèse future.
Souffrez que je vous livre quelques-unes de ces phrases brûlantes autour de deux thèmes qui s’entremêlent et se nourrissent : la violence faite aux humbles par l’ordre établi et l’impossibilité pour l’homme de juger l’homme.
Tandis que la justice demeure un absolu inaccessible, puisque selon le chrétien Bernanos elle est de l’ordre de la divine charité, notre monde nous représente le triomphe de l’injustice, omniprésente, palpable, toute-puissante.
Elle est la manifestation tangible du Prince de ce monde :
« L’injustice appartient à notre monde familier, mais elle ne lui appartient pas toute entière. La face livide dont le rictus ressemble à celui de la luxure figée dans le recueillement d’une convoitise impensable, est parmi nous, mais le cœur du monstre bat quelque part, hors de notre monde, avec une lenteur solennelle, et il ne sera jamais donné à aucun homme d’en pénétrer les desseins. »
Cette révélation quasi surnaturelle de la source démoniaque de l’injustice lui a été confirmée à Majorque pendant la guerre d’Espagne. Il l’exprime dans « Les grands cimetières sous la lune », en même temps qu’il met en garde contre le feu dévorant qui menace de consumer celui qui se dresse contre elle :
« Hélas ! Elle ne jette à terre, elle n’écrase d’un coup sous son poids que les misérables qu’elle dédaigne. Contre les autres, nés pour la haïr, et qui sont seuls l’objet de sa monstrueuse convoitise, elle n’est que jalousie et ruse. Elle glisse entre leurs mains, fait la morte à leurs pieds, puis se redressant les pique aux talons. Dès lors, ils lui appartiennent à leur insu, ils ont dans les veines ce venin glacé. Pauvres diables qui croient que le royaume de l’injustice peut être divisé contre lui-même, opposant l’injustice à l’injustice ! ».
Quelle formidable réponse aux tentations nihilistes ou terroristes !
Et il ajoute :
« On n’a pas raison de l’injustice, on ne lui fait pas plier les reins. »
L’injustice est d’essence satanique et c’est pourquoi le curé de Torcy met en garde le petit curé de campagne :
« Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour… Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout ne va pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux comme un dompteur ! Tu n’échapperas pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que jusque ce qu’il faut et ne la regarde jamais sans prier. »
C’est que la révolte, même si le principe en est légitime, annexe le révolté à l’injustice, en fait sa chose, son disciple converti.
La haine modifie.
La révolte dénature.
Au mystère poignant de l’injustice, Bernanos oppose pour seule réponse celle de l’amour enseigné par le Christ :
« La justice qui n’est pas selon le Christ, la justice sans amour, devient vite une bête enragée (…). On a lâché la justice sans Dieu dans un monde sans Dieu et elle ne s’arrêtera plus (…). Elle ne s’arrêtera qu’elle n’ait ravagé la terre. »
L’ordre établi, il l’a vu se transformer au fil de sa vie à travers la république d’après la commune, la guerre de 14-18, l’effondrement moral de l’entre-deux guerres, l’avènement du fascisme, la guerre encore et la reddition à Pétain des consciences bourgeoises.
« Il y a une solidarité des hommes d’ordre. Je ne la déplore pas. Je déplore qu’elle se soit constituée sur une équivoque inhumaine, sur une conception hideuse de l’ordre – l’ordre dans la rue. Nous connaissons cette espèce d’ordre depuis l’enfance. C’est l’ordre des pions. »
Dans « Nous autre Français », dix ans après la guerre d’Espagne, il exprime la même idée :
« Vous avez mis les peuples au collège. Eh bien, on s’embête ferme dans vos collèges ! On prend des vacances de temps en temps ! Les révolutions sont nos vacances. »
Un anarchiste, ce Bernanos ?
Non, un rebelle certes !
Les hommes d’ordre lui font horreur à qui demeure étrangère l’exigence de fraternité évangélique. Il dénonça avec force les faux chrétiens qui martyrisaient l’Espagne contre l’espérance des pauvres avec la bénédiction du clergé :
« La personne que les convenances m’invitent à nommer Monsieur l’Evêque de Majorque a signé la lettre collective de l’épiscopat espagnol. J’espère que la plume a dû trembler dans ses vieilles mains. Il n’a rien pu ignorer de ces meurtres. »
Avec la même force, il avait flétri la répression contre les communards et stigmatisé les « généraux à tête de femelle hypocondre qui sur un mot d’encouragement du bonhomme Thiers avaient trempé hardiment leurs culottes jusqu’à la braguette dans le sang français. »
De gauche ou de droite, ce Bernanos que l’on se dispute aujourd’hui comme si l’on pouvait, suprême dérision, le travestir en caution d’une famille politique ? Malheureusement pour tous ces pillards de tombeaux, il est définitivement irrécupérable :
« A la différence des hommes de gauche, toujours rustres, qui jettent aussitôt la main au plat, se partagent les morceaux, le conservateur pille discrètement le buffet, s’en va d’un pas solennel, sous les regards déférents des serveurs, croquer son butin dans une embrasure, et il se garderait bien d’essuyer sa moustache aux rideaux. »
Le pourrissement moral de l’Europe d’entre les deux guerres le déchire. L’esprit de cupidité, le goût de la gloire et du pouvoir sont les pièges mortels dont se sert l’injustice pour affermir son règne. Il hurle :
« Vous êtes morts si la pauvreté vous maudit. N’attirez pas sur ce monde la malédiction de la pauvreté. »
Et lorsqu’il est contraint d’assister à la montée du fascisme, à la honte de Munich et à la décomposition de la France en 1940, il éprouve autant de poignantes souffrances.
De Daladier et de Chamberlain, il s’exclame :
« On croit entendre la petite bonne s’excuser auprès de sa maîtresse d’avoir été engrossée par le boucher. Après tout, il y a longtemps que Monsieur Chamberlain ne porte plus une natte dans le dos et si on lui a fait une guerre, c’est sûrement qu’il a dû écarter les jambes. »
Sur son pays, le diagnostic est désespéré ; il l’a quitté pour éviter « la contagion de cette pourriture ». Dès avant Munich, le voici, avec sa femme et ses enfants, installé au fin fond du Brésil. Il a cinquante et un ans, les jambes infirmes à cause de sa chère moto rouge et grise, mais par la plume il fait face tout au long de ces sept années d’exil :
« J’ai quitté la France juste à temps pour éviter l’humiliation d’en être chassé, vingt mois plus tard, par l’ennemi… Le cher Monsieur Hitler des « Grands cimetières sous la lune » ayant probablement commis la faute de ne pas me faire fusiller toute de suite par Doriot, j’aurais dû être témoin de l’ignoble euphorie de l’Armistice, lorsque, à la voix du vieux Pétain, comme sous l’action d’une purge amollissante, les consciences bien-pensantes, jusqu’alors douloureusement comprimées par la double terreur de la Révolution et de la guerre, se relâchèrent toutes ensemble comme des ventres. »
Et encore :
« J’ai quitté mon pays peu avant Munich. Tout y était déjà prêt pour l’ivresse munichoise, mais il n’était pas encore ivre, il titubait seulement, je ne l’ai pas vu de mes yeux étendu dans le ruisseau de la paix honteuse, vomissant dans un dernier hoquet les restes méconnaissables de son ancienne victoire ». (juin 1943).
Il n’a pas hésité un seul instant. Dès l’origine, le nazisme lui a fait horreur. Construit sur le totalitarisme et le racisme idéologique, il ose suprême imposture – prétendre au religieux :
« La vérité est que nous ne sommes pas en face d’un parti, nous sommes en face d’une race et d’une religion. Au nom de cette religion, la race nous pose un dilemme : crois ou meurs ! « .
Aucun compromis n’est possible : Vichy est impardonnable.
Le même Bernanos qui avait fait le très discutable éloge de Drumont et qui n’avait pas échappé dans sa jeunesse à la contagion d’une pensée fausse et réductrice assimilant le juif à l’argent, s’est vivement défendu d’être antisémite. On doit le croire. Il y aurait d’ailleurs là une contradiction fondamentale avec l’esprit de charité et de justice qui l’habitait. L’antisémitisme érigé en doctrine d’Etat et en principe de la haine destructrice lui fait horreur. A l’épreuve de la guerre, il ne balance pas une seconde. Il hurle depuis la Croix-des-Ames, en février 1943, craignant pour la vie de Georges Mandel :
« Si vos maîtres ne nous rendent pas Mandel vivant, vous aurez à payer ce sang juif d’une manière qui étonnera l’histoire entendez-vous bien, chiens que vous êtes – chaque goutte de ce sang juif versé en haine de notre ancienne victoire nous est plus précieuse que toute la pourpre d’un manteau de cardinal fasciste. »
Elie Wiesel ne s’y est pas trompé qui, tout en regrettant l’antisémitisme intellectuel de ses débuts, salue le courage des positions qu’il a prises pendant la guerre d’Espagne. Rendant hommage à son attitude prémonitoire, il écrit :
« Il était clair que Bernanos allait venir vers nous. Sa découverte de ce que représentent les juifs témoigne de son ouverture, de sa générosité. C’est presque impossible de trouver en France, en Europe peut-être, un écrivain de droite qui, avant la guerre en tout cas, n’ait pas connu sa période antisémite. Ce n’est pas sa faute d’ailleurs, parce qu’en vérité, il ne faut pas oublier l’ambiance, le climat politique et littéraire qui régnaient alors. C’est pourquoi je ne peux pas en vouloir à Bernanos, qui eut le courage de s’opposer au fascisme, de dénoncer l’antisémitisme et de dire justement ce qu’il a dit et écrit de la beauté d’être juif, de l’honneur d’être juif, et du devoir de rester juif. »
Qu’il me soit permis de rappeler ce que Georges Bernanos écrivait lui-même peu de temps avant sa mort alors que naissait Israël, une étonnante coïncidence voulant que l’on fête à la fois le cinquantenaire de cette naissance et de sa mort :
« Les charniers refroidissent, la dépouille des martyrs retourne à la terre, l’herbe avare et les ronces recouvrent le sol impur où tant de moribonds ont sué leur dernière sueur, les fours crématoires eux-mêmes s’ouvrent béants et vides sur les matins et sur les soirs, mais c’est bien loin maintenant de l’Allemagne, c’est aux rives du Jourdain que lève la semence des héros du Ghetto de Varsovie. »
Mesdames, Messieurs, il n’y a là nulle pose. Georges Bernanos fut une sorte d’avocat des humbles et des persécutés, comme nous aimerions savoir toujours l’être pour eux. Fraternellement, et non comme je ne sais quel bourgeois paternaliste, à leur contact physique et non du haut de sa tour – il n’avait pas de tour – ou du fond d’une bibliothèque ouverte en réalité à qui voulait entrer.
« Ne pas être dupe de créatures imaginaires… Retrouver d’un seul regard jeté sur l’inconnu qui passe la juste mesure de la joie et de la douleur. »
La juste mesure… seul chemin vers la vérité. « Il n’est qu’un sûr moyen de connaître c’est d’aimer », répète-t-il comme une antienne dans le « Chemin de la Croix-des-Ames ». Connaître, non pour en jouir, mais pour servir, consoler, rendre l’espérance. Evoquant son enfance à Fressin, ce sont des visages de pauvres qui lui reviennent en mémoire :
« En ce temps-là, je devais – dit-il – parler aux vieux mendiants, la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’était des gens de l’ancienne France, c’était des gens qui savaient vivre et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas cette tête de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers (pardon pour eux !), des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. »
Le polémiste a le verbe rude mais l’homme de cœur est inimitable. Il eut le même regard sur ses compagnons d’armes en 14-18 :
« J’ai commencé de servir au niveau le plus bas, les tempes déjà grises et n’honorant rien de plus au monde que la besogne bien faite, contraint de mal faire la mienne, de gâcher avec le mien le travail d’autrui, j’ai éprouvé à plein cette sorte de misère car j’ai trop de bon sang dans les veines pour me sentir intellectuel parmi les gens qui travaillent adroitement et généreusement de leurs mains, je hais le peu que je sais dès que le savoir menace de m’éloigner des hommes au lieu de m’en rapprocher. »
Cette profonde, cette sincère humilité n’a rien d’un aveuglement. Bernanos a une conscience claire de l’avilissement que la misère peut faire subir à un pauvre, à un peuple de pauvres. A propos des « Bas-Fonds » de Gorki, lecture de sa jeunesse, le curé de campagne évoque cette plainte qui ne ressemble à aucune autre, un chant, un hymne :
« Il y a de tout là-dedans, comme on dit. Le gémissement du moujik, sous les verges, les cris de la femme rossée, le hoquet de l’ivrogne et ce grondement de joie sauvage, ce rugissement des entrailles – car la misère et la luxure, hélas ! se cherchent et s’appellent dans les ténèbres, ainsi que deux bêtes affamées. »
A une telle déréliction, Bernanos sait que se trouve assignée une destinée spirituelle particulière :
« Je crois qu’une telle misère, une misère qui a oublié jusqu’à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l’épaule de Jésus-Christ. »
C’est que pour lui, « la justice est comme l’épanouissement de la charité, son avènement triomphal ».
Rien de commun avec la justice bourgeoise ou la justice selon le monde.
Il n’incrimine pas les juges en tant que tels. Il ne les méprise, ni ne les ignore. Simplement « le mot justice évoque d’abord à (ses) yeux l’image d’un pauvre diable mal payé, mal nourri, qui passe en hâte sur sa jaquette, après déjeuner, une espèce de toge et coiffe son chef d’un pot galonné d’or ou d’argent… ».
Ce juge-là n’est qu’un agent de la régulation sociale, laquelle n’a pas grand chose à voir avec la conception bernanosienne de la justice :
« La justice entre les mains des puissants n’est qu’un instrument de gouvernement comme les autres. Pourquoi l’appelle-t-on justice ? Disons plutôt l’injustice, mais calculée, efficace, basée tout entière sur l’expérience effroyable de la résistance du faible, de sa capacité de souffrance, d’humiliation et de malheur. L’injustice maintenue à l’exact degré de tension qu’il faut pour que tournent les rouages de l’immense machine à fabriquer les riches sans que la chaudière éclate. »
Ailleurs, il dit encore :
« La justice des hommes (…) ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne. »
Cette justice-là n’est que l’expression d’un pouvoir :
« Quelle singulière idée vous vous formez de la loi ! Vous semblez penser qu’elle porte en elle la force de convaincre, alors qu’elle ne réalise que par la contrainte, qu’elle est inséparable de sa sanction, aussi étroitement liée à la sanction que le temps à l’espace. La loi sans sanction n’est plus une loi, c’est un précepte moral, aussitôt bafoué par les cyniques, trahi par les hypocrites et les pharisiens, trahi par un baiser. Pas de loi sans la sanction, pas de sanction sans contrainte, pas de contrainte sans maître. »
En d’autres termes, la qualité du maître donne sa charge de respect à la loi et sa légitimité à la justice, même quand elle sanctionne.
Lorsque les gouvernements humains ou l’ordre établi sont atteints par un principe de corruption, si la mouche de la perversion a pondu en eux sa larve, la justice en est infectée.
Mesdames, Messieurs, j’en aurai terminé lorsque j’aurai évoqué pour illustrer ces réflexions autour des phrases fortes de Georges Bernanos, les deux circonstances dans lesquelles il s’est attaché à regarder fonctionner l’institution judiciaire.
L’un de ces regards s’applique à un procès, celui de Jeanne d’Arc ; l’autre à un coupable en jugement, Eugène Weidmann.
Le procès de Jeanne d’Arc a inspiré à Bernanos une œuvre majeure, quoique particulièrement brève, « Jeanne relapse et sainte » publiée en 1934. C’est l’occasion pour lui de fustiger un appareil de pouvoir, en l’occurrence l’église officielle, pour cette machination judiciaire d’autant plus indigne qu’elle devait aboutir à faire condamner l’enfance au nom de l’Evangile !
Il écorche au passage ces clercs chamarrés de pourpre et d’or usurpant la sainteté pour s’attacher, sous le masque de la justice, à broyer une conscience pure.
« Ces faces blettes » ne représentent pas des clercs isolés, mais tout l’appareil de l’église, une « gigantesque machine à procédure (…) composée de tout ce que la chrétienté compte alors de théologiens éminents, réguliers de tous les ordres, séculiers de toutes les nations. »
Il n’épargne pas ce tribunal d’exception qu’il nomme « guignol tragique », stigmatise « ces gros hommes repus, somnolents » devant lesquels Jeanne secoue « sa petite tête fière » malgré sans « grande crainte du feu ».
Le tribunal proprement dit est composé de vieillards et de médiocres, au sens bernanosien, malgré leurs titres et leurs chamarres :
« Ils s’agitent sur leurs sièges, clignent de l’œil vers les greffiers, gonflent leurs joues, ronflent comme des chats. Parfois, l’un d’eux s’endort et choque du menton sur le pupitre, ou laisse aller un petit rot, qu’il rattrape gravement d’une main canoniale. Puis le silence retombe, et l’ennui. »
Quant à l’injustice, personnifiée, satanique, elle s’incarne dans le personnage de Denis Gastinet qui s’acharne sur l’accusée :
« La grimace de ce licencié méprisant remonte jusqu’à nous, du fond de cinq siècles, ou de quel autre abîme sans oreilles et sans yeux ? … ».
C’est qu’aucune institution humaine, pas même l’église, ne peut rester légitime si elle méconnaît l’amour :
« Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n’est rien de lui-même si la charité ne l’anime. »
Telle est l’unique obsession de Georges Bernanos.
Le second procès auquel il lui a été donné de réagir sous la forme d’une trace que l’histoire nous livre, c’est celui d’Eugène Weidmann qui avait avoué avoir tué six personnes, parmi lesquelles la célèbre danseuse américaine Joan de Koven.
Le 8 décembre 1937 s’ouvre son procès devant la cour d’assises de Versailles.
Le 11 décembre, « Paris soir » publie un long article sur ce qu’il appelle « l’extraordinaire carrière vouée au mal du tueur Eugène Weidmann ». Le public est bouleversé par le cas mystérieux de ce jeune Allemand, issu d’un milieu bourgeois honnête, qui depuis son enfance manifestait des tendances criminelles.
Son sort ne fait pas de doute.
Condamné à mort, il sera le dernier guillotiné en place publique.
Mais alors que le verdict n’est pas rendu, Georges Bernanos écrit à la mi-décembre 1937 à l’avocat de Weidmann, notre confrère Renée Jardin Birnie, la lettre suivante :
« Madame,
… Je n’ai aucune prévention romantique en faveur des assassins. Mais il me semble que, passé un certain degré dans l’horreur, le crime se rapproche de l’extrême misère, aussi incompréhensible, aussi mystérieux qu’elle. L’une et l’autre mettent une créature humaine hors et comme au-delà de la vie.
J’ignore tout du misérable que vous assistez. Mais il est impossible de regarder sans une espèce de terreur religieuse les admirables photographies de « Paris soir », particulièrement celle du mardi 14, qui est, entre deux braves têtes de gendarmes quelconques, l’image même de la solitude, d’un surnaturel abandon. Je dînais ce soir-là dans un monastère proche de Toulon, et je répétais aux religieux qui me tenaient compagnie et qui ignoraient cet effrayant fait divers, la parole que les journalistes mettent – faussement d’ailleurs peut-être – dans la bouche d’Eugène Weidmann (« C’est parce que vous me parlez avec douceur… »).
Je ne vous rapporterai pas notre conversation, qui s’est prolongée bien tard dans la nuit. Qu’un enfant ait pu venir au monde avec ce signe invisible déjà écrit sur son front, cela doit fournir le prétexte à beaucoup d’ingénieuses hypothèses de la part des psychologues ou des moralistes. Je ne suis pas psychologue et encore moins moraliste, étant chrétien. Une telle pensée n’éveille en moi que le sentiment déchirant, déchirant jusqu’à l’angoisse, et au-delà de l’angoisse, déchirant d’une espérance à peine concevable : – la solidarité de tous les hommes dans le Christ.
C’est à vous, Madame, que je remets le soin d’exprimer ou de taire à Eugène Weidmann ma pensée et celle de mes amis moines. Pour moi, je ne lui apporte pas grand-chose. Je voudrais qu’il fût capable de comprendre que des religieux dans leur solitude, font mieux que de le plaindre, prennent fraternellement désormais une part de son épouvantable fardeau. »
Cette lettre éclaire d’une lumière définitive la mystique bernanosienne : il n’existe pas de faute qui ne soit ma faute, et il n’est qu’un jugement, celui de la compassion et du pardon dont seul Dieu est capable. Avec cela, que les juges se débrouillent ! Mais les avocats ont désormais de quoi plaider.
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Mesdames, Messieurs, cette incursion trop longue et pourtant superficielle dans l’univers de Georges Bernanos, donnera peut-être le goût à quelques-uns d’ouvrir ses livres, à d’autres de les relire.
Une autre coïncidence de date fait que l’abbé Pézeril est mort il y a quelques jours.
L’abbé Pézeril était au chevet de Bernanos et le vit, le 5 juillet 1948, entrer « dans la douce pitié de Dieu » avec une sérénité d’enfant, lui qui ironisait sur son visage « bouilli par les ans » et faisait dire à la Prieure de Croissy :
« Mais quoi, à cinquante neuf-ans, n’est-il pas grand temps de mourir ? »
Sa postérité commence. Elle sera considérable. Il est ainsi des voix que leur force a portées trop loin devant, et nous ne les percevons que lorsque l’écho les ramène, comme si elles venaient de l’avenir. Ceux qui partagent sa foi y puiseront un surcroît de force, les autres la certitude d’une commune fraternité.
Et nous autres, avocats et juges, pourrions-nous être insensibles à cette passion de la justice et de la vérité, malgré nos déceptions, nos affaissements, nos demi-mesures puisqu’il les a éprouvés avant nous ?
Il les conjurait par une prière :
« Pardonnez-nous nos fatigues. Lavez-nous de cette ordure ! Nous ne voulons pas rouler morts de fatigue devant votre face. »
Qu’il me soit permis d’ajouter : ni devant ceux de nos frères qui attendent de nous l’espérance.