CCB/VP
21.03.11
DU TRIBUNAL DE NUREMBERG À LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE, LA NOTION DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
Mesdames,
Messieurs,
Le crime contre l’humanité ne constitue pas seulement une catégorie de forfaits particulièrement épouvantables auxquels le droit et la justice tentent de donner une réponse. Il est le symptôme le plus terrible du mal auquel notre espèce humaine est confrontée. On voudrait croire qu’il est l’apanage de dictateurs fous comme l’histoire nous permet d’en établir la sinistre liste. Rappelez-vous Agrippine disant à son fils Néron :
« Et ton nom paraîtra dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure ! ».
Le mystère poignant et insoluble du crime contre l’humanité, c’est qu’il est aussi l’œuvre d’hommes et de femmes ordinaires, soucieux de leur famille, bons époux, bons pères et bonnes mères, qui l’accomplissent au jour le jour sans se poser de question.
Le crime contre l’humanité désigne à la fois l’humanité comme victime et l’humanité comme coupable en puissance. Il fait surgir dans notre mémoire la Saint-Barthélémy, le génocide arménien, les insupportables files de Nuit et Brouillard, les martyrs de Pol Pot, les victimes de la purification ethnique serbe ou les persécutés du Darfour.
On ne saurait établir de hiérarchie entre les souffrances. Mais sans doute le crime qui nous concerne plus encore que les autres est celui de la Shoah dont le plan fut élaboré dans le calme de paix par une civilisation deux fois millénaire qui avait engendré les plus grands musiciens, les plus grands philosophes, les plus grands écrivains, – notre civilisation européenne.
Mon propos ne résoudra pas la question qui nous hante tous, chacun et chacune de nous : comment est-ce possible ?
La réponse n’appartient qu’à Dieu.
En revanche, il appartient aux hommes, pour ne pas définitivement désespérer, de mettre en place les instruments juridiques et les procédures judiciaires permettant à la fois d’approfondir notre méditation collective sur le crime contre l’humanité et d’en favoriser le jugement sur toute la terre.
Je vous propose trois lignes de réflexion :
– la définition du crime contre l’humanité depuis les accords de Londres du 8 août 1945 jusqu’au Traité de Rome de 1998 créant la Cour Pénale Internationale ;
– la prise de conscience française à travers les procès Barbie, Touvier et Papon ;
– le combat d’aujourd’hui pour l’universalité des droits de l’homme.
I – LA DÉFINITION DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
Jusqu’en 1945, le droit international postulait la souveraineté inviolable des États, leur conférant le droit d’édicter les lois qui leur convenaient. Ils n’étaient assujettis à un ordre supranational que par un effet de leur volonté à travers des traités ou des conventions internationales, qui n’étaient somme toute que des contrats librement consentis.
On se rappelle l’adage de Pascal :
« Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
On se souvient de Voltaire disant :
« On peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et parfaitement innocent dans le reste du monde ».
Dans son article Délits locaux de son Dictionnaire philosophique, Voltaire avait pourtant évoqué, avec une intuition remarquable, « ces crimes qui révoltent l’humanité toute entière ».
Pour autant, il ne s’agissait pas d’une notion juridique mais d’une pensée juste qui n’aura d’écho que deux cents ans plus tard, après la Shoah lorsque les puissances alliées à Londres, en août 1945, décidèrent de poursuivre, pour leur faire rendre justice, les criminels et les puissances de l’Axe jusqu’à la fin des temps et jusqu’aux extrémités de la terre.
Pour autant, le crime contre l’humanité n’était pas défini. Mais deux notions nouvelles venaient de surgir :
– l’absence totale d’immunité au motif d’un ordre juridique propre à un État souverain ;
– l’imprescriptibilité des crimes commis.
A –LES ACCORDS DE LONDRES DU 8 AOÛT 1945
Pour la première fois dans l’histoire allait se mettre en place une juridiction qui n’était plus celle d’un État donné, jugeant en fonction de ses lois de procédure et de son code pénal les criminels établis sur son sol. L’accord de Londres définit la constitution du « Tribunal Militaire International » et dispose que les signataires de l’accord (la France, les États-Unis, le Royaume Uni et l’URSS) « devront également employer tous leurs efforts pour assurer la présence aux enquêtes et aux procès devant le Tribunal Militaire International de ceux des grands criminels qui ne se trouvent pas sur le territoire de l’un des signataires. »
L’article 6 du statut du tribunal donne une définition des crimes qui sont soumis à sa juridiction entraînant une responsabilité individuelle.
Les crimes contre l’humanité y sont cités en dernier après les crimes contre la paix et les crimes de guerre et sont ainsi définis :
« L’assassinat, l’extermination, la réduction à l’esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime entrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime ».
De manière explicite, le caractère universel du crime contre l’humanité est souligné puisqu’il importe peu de savoir si la législation interne du pays l’autorisait ou non. C’en est fini de l’inviolable souveraineté des États. À deux égards :
– En vertu de la contribution obligatoire des États, tout criminel pourra être arrêté où que ce soit, même en dehors du territoire de l’un des signataires.
Nul ne pourra invoquer pour excuse l’obéissance à la loi interne.
Lorsque mon confrère et ami Serge Klarselfd a contribué à l’arrestation en Bolivie de Klaus Barbie, alias Klaus Altman, l’enlèvement par la force de l’intéressé n’a pas été de nature à infecter la procédure. Ce moyen a été écarté par les juridictions françaises alors même que cette disposition ne concernait que le Tribunal Militaire International de Nuremberg.
Ce qui est encore plus remarquable que ces deux innovations par rapport aux principes juridiques habituels (droit d’ingérence, où que ce soit, pour une arrestation et exclusion de toute immunité au titre de l’obéissance à la loi ou au commandement légitime), c’est la rétroactivité de la qualification pénale appliquée aux criminels. Ils seront, en effet, jugés en fonction de crimes commis avant que la définition juridique n’en ait été donnée.
C’est un bouleversement complet des principes qui régissaient le droit depuis l’antiquité romaine. On se rappelle la maxime « nulla poena sine lege ». Or, la monstruosité du crime contre l’humanité met à néant les protections juridiques qui paraissaient jusque-là immuables et évidentes. Comme l’œil poursuit Caïn jusque dans sa tombe, le criminel contre l’humanité ne peut ériger nulle muraille entre la justice et lui.
B –LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE DE JUILLET 1998
La compétence de la Cour Pénale Internationale est limitée « aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ». Malgré son aspect universel, cette compétence est limitée quand il s’agit de la mise en œuvre de la procédure.
En effet, si la Cour peut mettre en examen le chef d’un État qui n’a pas ratifié la Convention de Rome, la justice de son pays, en revanche, n’est pas tenue de coopérer avec la CPI, sachant que ce sont les organes judiciaires de chaque pays signataire de la Convention, ou qui l’a ratifiée, qui sont à titre principal chargés de la mettre en œuvre, par le biais d’arrestations, de mises en accusation, d’enquêtes, pour le défèrement ultérieur auprès de la CPI elle-même.
On sait que des pays comme les États-Unis d’Amérique, la Chine ou l’URSS ne l’ont pas ratifiée.
La définition des crimes contre l’humanité (article 7) y est extrêmement détaillée.
Faute de temps, je ne m’attarde pas sur la définition des autres crimes pour lesquels elle a compétence : génocides, crimes de guerre, crimes d’agression. Je m’arrête simplement, pour rester dans mon sujet, aux crimes contre l’humanité.
Il s’agit des crimes suivants énumérés au paragraphe 1 et détaillés au paragraphe 2 : le meurtre, l’extermination, la réduction à l’esclavage, la déportation ou le transfert forcé de population, l’emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions du droit international, la torture, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute forme de violence sexuelle de gravité comparable ; la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ; les disparitions forcées de personnes ; le crime d’apartheid ; les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.
Chaque définition fait l’objet de précisions auxquelles je vous renvoie par la consultation du site de la Cour Pénale Internationale.
Les crimes du Darfour ont donné lieu à l’inculpation du chef d’État du Soudan : Omar el-Béchir.
La CPI est aujourd’hui encore trop peu saisie.
C – LE CODE PÉNAL FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI
Sous le titre « des crimes contre l’humanité et contre l’espèce humaine », le code pénal énumère le génocide et les autres crimes contre l’humanité.
L’article 211-1 du code pénal, issu de la loi du 6 août 2004, définit le génocide de la manière suivante :
« Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfants. »
La loi du 9 août 2010 a institué en crime la provocation publique et directe, par tout moyen, à commettre un génocide si cette provocation a été suivie d’effet. Si elle n’a pas été suivie d’effet, il s’agit d’un délit puni tout de même de sept ans d’emprisonnement et de 100.000 € d’amende.
La loi du 9 août 2010 modifiant l’article 212-1 du code pénal a défini comme crimes contre l’humanité des actes commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, tels que :
«- l’atteinte volontaire à la vie ;
– l’extermination ;
– la réduction en esclavage ;
– la déportation ou le transfert forcé de population ;
– l’emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
– la torture ;
– le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
– la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ;
– l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes, suivis de leur disparition et accompagnés du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort qui leur est réservé ou de l’endroit ou elles se trouvent dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée ;
– les actes de ségrégation commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ;
– les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique. »
Ces crimes sont punis de la réclusion criminelle à perpétuité.
En réalité, la définition du code pénal français reprend celle de la Convention de Rome ayant institué la Cour Pénale Internationale.
Tel est aujourd’hui l’état de notre droit positif.
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* *
Revenons à présent en arrière pour mesurer le cheminement qui fut le nôtre depuis le procès de Nuremberg jusqu’à l’état actuel de la législation. Les procès qui ont eu lieu en France, Barbie à Lyon en 1987, Touvier en 1994 et Papon en 1997-1998, nous renseignent.
II – LES PROCÈS BARBIE, TOUVIER ET PAPON
Le procès de Klaus Barbie fut celui d’un officier allemand, c’est-à-dire de l’occupant français contre les populations françaises.
Celui de Paul Touvier mettait en cause le collaborateur milicien ayant participé aux crimes nazis.
Celui de Maurice Papon fut celui d’un haut fonctionnaire français se conformant de manière impassible aux ordres inhumains de l’occupant relayés par le régime de l’État français.
Je ne vous en ferai pas le récit. Mais je vous livrerai, si vous le voulez bien, les enseignements inoubliables que j’ai retirés des procès Barbie et Papon auxquels j’ai participé comme avocat de parties civiles.
J’aborderai trois points :
– la frontière entre le crime de guerre et le crime contre l’humanité ;
– le témoignage d’André Frossard ;
– la nécessité de juger.
A – CRIME DE GUERRE – CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
Au procès de Klaus Barbie, je représentais avec mon confrère et ami Alain Feder la fille de Marcel Gompel, professeur au Collège de France, juif et résistant, qui avait été torturé par Klaus Barbie. Arrêté au cours d’une rafle place Bellecour, il portait sur lui une lettre qui le remerciait des adresses qu’il avait fournies. C’était assez pour tenter de le faire parler. Soumis au supplice de la baignoire, suspendu par les pieds au-dessus d’une bassine d’ammoniaque, à demi noyé, cet ancien combattant de 14/18, âgé de soixante-deux ans, devait atteindre les limites de ses forces. Pour le ranimer, ses tortionnaires l’avaient arrosé d’eau bouillante à plein baquet. C’est en cet état effroyable qu’André Frossard le vit arriver à Montluc dans la « baraque aux juifs » pour y mourir, sans aucun soin, de ses brûlures. C’est pour lui qu’André Frossard est venu témoigner.
Mais avant d’être déclarés recevables à nous constituer partie civile pour sa mémoire, il avait fallu franchir un obstacle juridique.
Marcel Gompel avait-il été victime d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité ?
S’il s’agissait d’un crime de guerre, la prescription de dix ans s’appliquait et Barbie ne pouvait être jugé pour les faits commis quarante-deux ans plus tôt.
Avait-il été victime d’un crime contre l’humanité ? Si oui, Barbie devait répondre du martyre de Gompel !
L’article 6, c, du statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg avait qualifié crimes contre l’humanité l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile.
Or, selon cette définition, interprétée restrictivement comme toute définition pénale, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Lyon, par un arrêt du 4 octobre 1985, avait confirmé l’ordonnance du juge d’instruction qui avait dit que parmi les faits reprochés à Barbie, seules les persécutions contre les juifs exécutés pour des motifs raciaux et religieux en vue de la solution finale concertée, c’est-à-dire leur extermination, constituaient des crimes contre l’humanité imprescriptibles.
Par voie de conséquence, les juges avaient estimé que constituait un crime de guerre (donc prescrit) la déportation de personnes pour lesquelles des indices permettaient à Barbie de penser qu’il s’agissait de combattants ou combattantes de la Résistance.
Sur le pourvoi formé par les parties civiles dont Mme Nicole Gompel, la Cour de cassation avait, le 20 décembre 1985, cassé l’arrêt de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Lyon qui avait confirmé l’ordonnance du juge.
La Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris rendit le 5 mars 1986 un nouvel arrêt renvoyant à l’instruction les faits de la cause à l’effet de rechercher si, en tant qu’ils concernaient des victimes ayant appartenu ou ayant pu appartenir à la Résistance, ils constituaient seulement des crimes de guerre ou, pour certains d’entre eux, des crimes contre l’humanité.
La Cour de cassation avait, en effet, jugé que « constituent des crimes imprescriptibles contre l’humanité (…) alors qu’ils seraient également qualifiables de crimes de guerre (…) les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition. »
Ainsi, justice pouvait être rendue plus de quarante ans après les faits, non seulement aux malheureuses personnes humaines exterminées parce qu’elles étaient juives, tziganes ou homosexuelles, mais aussi à tous ceux qui avaient combattu jusqu’à la mort pour s’opposer à la barbarie nazie.
Nous aurions ressenti une grande injustice si le procès n’avait pas été aussi l’occasion d’honorer la mémoire de ces combattants de l’ombre qui avaient opposé au déshonneur de l’État français le sacrifice par humanisme de leur propre vie.
Le seul à ne pas être concerné par ce débat se trouvait être précisément l’infortuné professeur Gompel :
« Juif, savant, résistant et humaniste, Gompel cumulait les handicaps », écrira plus tard André Frossard.
Pourtant, intellectuellement, il regrettera cette décision qui avait mis sur le même plan les enfants d’Izieu, déportés et éliminés pour être nés juifs, et les résistants qui se battaient courageusement pour eux.
Voici ce qu’il écrira à ce sujet dans son livre Le crime contre l’humanité :
« Cette espèce d’épervier juridique ramenait, certes, dans ses mailles, toutes les charges que la prescription des crimes de guerre ne permettait plus de retenir contre Barbie. Malheureusement, et si c’est une même chose d’arrêter un enfant à Izieu et un résistant à Caluire, elle ne permet pas non plus d’isoler le virus. »
Le virus !
Ce mot d’André Frossard mérite d’être explicité et c’est son témoignage qui en livre la clé.
B – LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ SELON ANDRÉ FROSSARD
Nous l’avions fait témoigner parce qu’il avait été au fort Montluc l’homme qui avait reçu le professeur Gompel brûlé au quatrième ou cinquième degré et mort dans d’horribles souffrances, sans le moindre soin, en quelques jours.
Il s’était exprimé ainsi :
« Je viens de jurer de parler sans crainte, ce ne sera pas difficile ; sans haine, c’est un sentiment que je n’ai jamais connu de ma vie. Je ne viens d’ailleurs pas témoigner pour moi-même mais à la demande d’une partie civile, la fille du professeur Gompel qui est mort devant moi à Montluc (…) Je voudrais quand même parler aussi au nom de tant de souffrances et de tant de morts dont je suis la mémoire.
Cette « baraque aux juifs », c’est là où j’ai appris, où j’ai commencé à apprendre ce que l’on appelle un crime contre l’humanité.
J’y ai été interné du 10 décembre 1943 jusqu’au 16 août 1944 et j’ai vécu les pires moments de cette baraque. C’était une espèce de péniche de l’Armée du Salut, tenue en désordre par une espèce de roulis dévastateur ; on y vivait comme des morts en sursis. Nous avions tous l’impression d’être des cadavres qui avaient la permission momentanée de vivre debout, car c’est dans la « baraque aux juifs » que l’on prélevait la plus grande partie des otages (…)
J’ai commencé à me faire une idée de ce qu’était un crime contre l’humanité un jour, dans la cour de l’École de santé de l’avenue Berthelot, où j’attendais un interrogatoire, quand j’ai vu toute une famille traverser la cour : le grand-père, la grand-mère, le père, les enfants de six à dix ans, et puis, fermant la marche, une femme avec un bébé sur les bras, poussés par un soldat en armes, vers la cave. Et, passant devant un SS que je connaissais, puisque c’était celui qui m’avait amené à l’École de santé, ce SS – ou SD – avait levé les bras au ciel en disant : « Ah ! c’est tout Israël ! ».
C’était en effet tout Israël. Ils ne venaient pas de la Part-Dieu ou de la Guillotière, ils venaient du fond des âges. Cela faisait trois mille ans que cela durait. Ils venaient de la captivité de Babylone ; c’était les mêmes juifs qui, depuis le commencement des temps, portent les péchés du monde. Aussi dans la « baraque aux juifs », la distinction était toujours très nette entre les juifs et ceux qui ne l’étaient pas ou qui, comme moi, ne l’étaient pas à part entière.
Le régime qui leur était réservé était plus dur qu’à toute autre. Ils n’étaient pas traités en ennemis, car les traiter en ennemis eût été leur reconnaître une certaine dignité, une certaine égalité humaine à laquelle ils n’avaient pas droit ; ils étaient traités non pas comme une race inférieure mais comme une espèce inférieure, comme des nuisibles qu’on avait le droit de détruire et qu’on laissait, par grandeur d’âme, vivre momentanément, mais très peu.
C’était une espèce de « jardin des supplices », la « baraque aux juifs » ; tous les juifs qui arrivaient là, ou presque tous, du moins la plupart d’entre eux, étaient passés par la baignoire ou par la schlague, le bâton. Les uns portaient des plaies horribles, les autres grelottaient sans fin. J’ai vu des prisonniers rentrant dans la baraque, claquant des dents et qu’on avait peine à réchauffer, malgré les frictions vigoureuses qu’on leur administrait. »
Il décrit ensuite la misère des femmes détenues dont les enfants sont dehors et pour lesquels elles tremblent jour et nuit.
Il décrit les prises d’otages, les appels qui avaient lieu à n’importe quelle heure, jour et nuit :
« La nuit, on surveillait les bruits de la prison, et le moindre raclement d’une porte sur les dalles nous mettait en éveil. On ne dormait plus. »
Il cite la phrase qu’un sous-officier avait contraint d’apprendre par cœur à un brave homme qu’il décrit, simple et bon : « Le juif est un parasite qui vit sur la peau du peuple aryen et il faut l’extirper ».
Vient ensuite, dans la bouche d’André Frossard, la définition qu’il approfondira ensuite dans son admirable livre Le crime contre l’humanité :
«À mon avis, le crime contre l’humanité c’est cela : c’est d’abord de tuer quelqu’un pour le seul motif qu’il est né, qu’il est venu au monde ; il n’y a pas d’autre grief contre lui, il est venu au monde contre la doctrine, il n’a pas le droit d’exister. Mais il faut encore que cette mise à mort soit précédée d’une tentative d’humiliation, d’abaissement, d’avilissement de la personne. »
Ce témoignage extraordinaire, je pourrais vous le lire en entier si nous avions le temps. La lecture que je vous en ai faite est fidèle puisqu’elle vient de l’enregistrement réalisé au procès Barbie et qu’elle en est la reproduction exacte.
J’ai tenu à ce qu’il fût projeté au procès Papon, dix ans plus tard. Il fut extrait des archives et projeté sur un grand écran qui avait été installé dans la salle d’audience pour l’édification des jurés.
Comme une sorte de contrepoint sinistre à ces propos, figurait, parmi les pièces versées aux débats, une lettre manuscrite de Papon sur laquelle j’avais eu l’occasion de plaider contre lui déjà quatorze ans plus tôt, à l’occasion d’un procès en diffamation qu’il avait engagé contre une journaliste.
Cette lettre manuscrite sur laquelle figurent écrites de sa main la date, 12 janvier 1944, et l’heure, 9h55, dit ceci :
« La discrimination entre juifs et aryens étant désormais faite et ayant, dans l’ensemble, donné satisfaction, le moment est venu de se préoccuper des interventions « intuitu personae ». Je veux dire qu’il faut tenter de libérer ou de laisser à Mérignac les juifs intéressants : veuves de prisonniers de guerre, anciens combattants titulaires de la Légion d’honneur, etc … »
Et plus loin :
« Veuillez établir le plus vite possible la liste de ces cas intéressants pour que je puisse en référer auprès de M. Woernig. »
Cette lettre n’était pas un leurre. Elle n’était pas destinée aux allemands, mais au subordonné de M. Papon lui-même, son nouveau directeur des questions juives, M. Dubarry, petit fonctionnaire de l’État français.
Le matin où il écrivit cette lettre, étaient enfermés sur son ordre depuis la veille, dans la synagogue, les vieillards, les femmes et les enfants qui furent les derniers déportés. Dans l’après-midi de ce même 12 janvier, il fit réquisition des bus pour qu’ils fussent transportés de la synagogue à la gare St-Jean en direction de Drancy. Il avait précédemment réglé la vitesse des convois et leurs conditions matérielles : des wagons à bestiaux avec une ou deux tinettes pour les besoins de ces malheureux pendant leur transport.
La haine et le mépris du juif institutionnalisés par les nazis recevaient ainsi l’assistance impassible du bureaucrate Papon, auteur, selon la formule de mon ami et confrère Michel Zaoui, d’un crime de bureau. Car la froideur haineuse du subalterne produit ses fruits hideux sous la protection institutionnelle de supérieurs à l’âme servile et au cœur glacé.
Le temps me manque pour détailler ici les actes précis dont Maurice Papon fut lui-même l’auteur et l’étrange imposture qui lui permit de se faire passer pour un résistant.
Quant à Paul Touvier, qui voulait qu’on le prît pour un frère convers des monastères où il se réfugia, il écrivait encore après la guerre méticuleusement des propos sordides sur les juifs.
Lorsqu’ils furent jugés, Klaus Barbie, Maurice Papon et Paul Touvier, avaient dépassé les quatre-vingts ans. Ces vieillards qui, comme Goering au procès de Nuremberg, mettaient leur main contre leur oreille comme s’ils n’arrivaient pas à entendre des paroles venues de trop loin et qui ne les auraient pas vraiment concernés, devaient-ils être objet de jugement si longtemps après leur forfait ?
De quoi pèse la justice des hommes sur des vieillards devenus amnésiques pour qui la prison ne pouvait figurer qu’une maison de retraite comme une autre ?
De quel poids pèse un jugement de condamnation qui n’a pas le pouvoir de réparer et dont la sanction n’est rien au regard des innombrables souffrances infligées à des innocents ?
C – LA NÉCESSITÉ DE JUGER
On attendit en vain sortir des lèvres molles de Klaus Barbie, de Paul Touvier ou de Maurice Papon un mot de repentir, une phrase de regret, une parole de compassion.
Klaus Barbie ne parut qu’une fois à l’audience, le premier jour de son procès, puis refusa d’être extrait et le procès se déroula sans lui.
Si Paul Touvier et Maurice Papon furent jusqu’au bout présents physiquement, le criminel qu’ils avaient été l’un et l’autre demeura absent de la liturgie judiciaire.
Je n’oublierai jamais les regards des victimes rassemblées dans la salle des pas perdus de la Cour d’appel de Lyon transformée en salle d’assises lorsque le vieillard Barbie entra dans le box des accusés. Un visage doux, sous de rares cheveux blancs, des lèvres finement dessinées, un regard presque souriant et le truchement d’un interprète pour entendre ce qui lui était dit et répondre par des monosyllabes aux questions qui lui étaient posées.
Au rang des victimes, les survivants suppliciés ou les témoins des enfants morts martyrisés.
Je repense à cette femme qui n’était pas juive et qui avait tenu à accompagner jusqu’au camp d’extermination les enfants d’Yzieu qui s’agrippaient à elle avec leurs petites mains. On les lui enleva de force dans le camp. À l’audience, elle ne pouvait que dire en pleurant, quarante ans plus tard :
« Et ils me les ont arrachés des mains. Ils ont enlevé mes enfants ! »
Je me rappelle cette autre femme admirable de tenue que Klaus Barbie avait fait mettre nue à quatre pattes pour la faire violer par un chien pendant qu’il jouait avec sa badine.
Je me rappelle encore au procès Papon le témoignage d’un homme vigoureux dont on avait arrêté la mère avant de la déporter. Il avait pu la revoir une dernière fois dans les locaux de la police avant d’en être pour toujours séparé. Il s’était retrouvé seul dans la rue à l’âge de dix ans, et s’était réfugié chez un ami, le père Cogouille, qui les avait protégés jusque-là.
On projeta sur l’écran géant placé dans la salle d’audience de la Cour d’assises de Bordeaux la lettre qu’il avait alors écrite à sa tante :
« Maman a été arrêtée pour être concentrée. J’ai tant pleuré que je n’ai plus de larmes et mon cœur est fondu ».
À la lecture de sa propre lettre, cet homme robuste et apparemment résolu s’évanouit jusqu’à tomber par terre.
Il en fut de même pour Pierre-Bloch, qui fut longtemps président de la LICRA, admirable résistant et commissaire de la République que j’avais accompagné jusqu’à la barre et qui pendant son témoignage, – lui que rien n’avait fait plier -, fut pris d’un affaissement physique qui me fit craindre le pire.
Ce qui saute alors aux yeux et à l’âme, c’est l’infinie disproportion entre les souffrances endurées et le spectacle de vieillards devenus comme étrangers aux actes qui avaient provoqué ces souffrances et dont ils étaient les auteurs ou les complices.
Entre le bourreau et sa victime, plus encore que l’abîme du temps, m’apparaissait l’impossibilité d’un échange d’où aurait surgi l’aveu d’une culpabilité et le souhait d’un éventuel pardon.
Les criminels avaient été comme vidés de toute humanité par les actes même issus de leur volonté. Tout entiers identifiés à leurs crimes, réduits à leur volonté de le commettre, leur substance humaine s’était consumée avec lui et il semblait ne demeurer d’eux que des écorces creuses.
L’inhumanité du crime contre l’humanité brûle son auteur lui-même et le laisse vide, cœur sans vie, âme morte.
Quarante ans plus tard, il n’est plus qu’un fantôme.
Étranger à la liturgie judiciaire, il semble ne rien se rappeler, ne rien pouvoir reconnaître, ne même plus se souvenir et même ne plus rien ressentir.
Comment se représenter l’angoisse de ceux qui attendaient cette confrontation judiciaire et qui n’en ont rien reçu, rien sinon de pouvoir exposer leur malheur, sans espoir de repentir ni de réparation ?
André Frossard l’avait exprimé à sa manière au cours de son témoignage au procès Barbie :
« L’abandon de votre conscience vous vaut ce surcroît de puissance que vous n’obtiendriez jamais par vos propres moyens. C’est comme cela que ça se passe et c’est pourquoi les Barbie en général ne manifestent aucune espèce de regrets ni de repentir ; ils n’ont jamais récupéré leur conscience, elle a été enfouie dans les décombres du bunker de Berlin où Hitler est mort. Et ils ne la reverront jamais. »
La justice des hommes est approximative et impuissante : elle n’a pas le pouvoir de réparer.
Que signifie la prison à perpétuité pour un vieillard qui n’a plus que quelques années à vivre ?
Que signifient dix ans de réclusion criminelle pour un Maurice Papon, qui de toute façon ne les accomplira pas ?
Entre le jugement qui condamne et celui que la multitude a déjà prononcé, quelle différence ?
Entre l’extermination des quarante enfants d’Izieu déportés parce qu’ils étaient juifs et la fin de vie d’un vieillard traité humainement dans une prison démocratique, quelle proportion ?
Aucune, certes, en apparence.
Mais s’en remettre à la justice, aussi imparfaite, aussi impuissante soit-elle, de ce qu’on ne s’autorise pas au nom de la vengeance, même la plus légitime, donne la mesure d’une foi et d’une espérance dont le procès Barbie nous a fourni la preuve.
Au cours d’une des audiences, un homme est venu témoigner de ce qu’il avait vécu au camp d’extermination où il était enfermé depuis peu. Il avait assisté à toutes les horreurs que nous connaissons : les nouveaux arrivés tués d’une balle, les femmes et les enfants séparés, enfournés ensuite nus dans les chambres à gaz et brûlés dans les fours crématoires, etc …
Un matin, par-delà les barbelés qui entourent le camp, il vit au loin des hommes en armes. Il pensa d’abord qu’il était en proie à une hallucination. C’étaient les alliés.
Il voit ces jeunes soldats, américains, canadiens, anglais, qui dévalent les pentes, cisaillent les barbelés, sans que depuis les miradors les sentinelles tirent sur eux, et découvrent le spectacle du camp. Un certain nombre d’entre eux pleurent ou vomissent pendant que les plus aguerris montent dans les miradors, ceignent les sentinelles et tous se retrouvent au centre du camp. De leur baraque sortent ébahis dans leur costume rayé ceux qui peuvent marcher. Ils voient ce spectacle inouï de leurs tortionnaires désarmés entourés de soldats en armes.
Le témoin continue en expliquant :
« Comme les alliés devaient continuer la guerre, ils ont expliqué qu’ils allaient nous laisser seuls mais qu’ils reviendraient. En attendant, ils ont assigné à certain d’entre nous des tâches distinctes : à certains revenait le soin d’enterrer ceux qui allaient mourir ; à d’autres celui de distribuer les rations de nourriture ; à d’autres encore la tâche de garder les gardiens. Ils nous ont laissé des rations de subsistance et des armes. Puis ils sont partis. Nous nous sommes retrouvés seuls armés en face de nos bourreaux désarmés. Notre seule pensée, notre unique obsession a été qu’il ne tombe pas un cheveu de leur tête avant d’avoir été remis à une justice. Et nous nous sommes privés sur nos rations de nourriture pour qu’ils ne manquent de rien ».
Comment refuser la justice à ces héros qui par passion de la dignité humaine l’avaient souhaitée plutôt que la vengeance immédiate la plus légitime ?
Je n’ai jamais oublié cet homme qui symbolise pour moi, avocat, le combat pour l’espérance et la dignité qui seul donne un sens à nos vies.
III – L’UNIVERSALITÉ DES DROITS DE L’HOMME
Le siècle de la Shoah et la monstruosité des crimes commis a conduit l’humanité à la révolution juridique qu’a constituée la proclamation universelle des droits de l’homme en 1948.
On doit le mot « universel » à René Cassin, comme on lui devra, le 4 novembre 1950, la rédaction de la Déclaration européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Le mot « universel » qu’il a imposé au lieu du mot international a une signification essentielle : les droits de la personne humaine ne résultent pas d’un accord d’État à État comme une convention qui pourrait être dénoncée à tout moment par l’un ou l’autre. Il s’agit de la reconnaissance définitive de droits inhérents à la personne humaine qui s’imposent à tout État comme un absolu.
Tandis qu’Antigone opposait à Créon la loi des Dieux, faisant ainsi échec à la législation contingente du souverain de Thèbes, la Déclaration universelle des droits de l’homme institue la personne humaine en seule source et seule finalité du droit.
Nul État ne peut les violer ni les méconnaître. Le droit à la vie, à la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience ou de religion, la liberté d’expression, le droit à l’intégrité physique, à la liberté de mener sa vie personnelle et sexuelle, sans qu’aucune différence ne soit légitime en fonction des nations, des cultures, des ethnies, fondent un ordre juridique nouveau.
Personne au monde n’a le droit d’ignorer dans l’autre une personne égale à lui-même en dignité et en liberté.
Victor Hugo en avait eu la prémonition, comme il l’a si souvent eue, lorsqu’il écrivait ce vers admirable :
« O insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».
Cette idée magnifique rencontre ici et là des résistances.
Des pays naguère colonisés contestent cette vision occidentale des droits de la personne humaine et prétendent qu’ils ne seraient qu’une invention de l’esprit européen. Ces droits seraient relatifs et n’auraient pas cours partout dans le monde. Ce n’est pas seulement un combat injustifié, c’est aussi un combat perdu.
Pour que vous soyez assurés que cette ouverture à l’espérance n’est pas vaine, je vous citerai deux témoignages.
L’un vient du procureur adjoint de la Cour Pénale Internationale, un africain éminent que j’avais invité à la tribune lors d’une des rentrées solennelles du barreau de Paris pendant mon bâtonnat et qui fut pris à partie par des avocats du Maghreb reprochant à la CPI d’être l’instrument de l’occident.
Il leur répliqua avec véhémence et justesse que les enquêtes menées par la CPI aujourd’hui étaient principalement dirigées en faveur de victimes africaines, réduites en esclavage, déportées ou martyrisées, par les souverains de leurs États. Il leur avait demandé d’ouvrir les yeux et de prendre acte que grâce à la Cour Pénale Internationale des africains noirs comme lui-même avaient accès à une justice dont la fonction était de punir leurs tortionnaires et d’empêcher que les crimes dont ils étaient victimes ne se perpétuent. Personne n’avait osé lui répliquer.
Le second témoignage est celui d’une femme montée à la tribune lors d’une autre rentrée solennelle du barreau de Paris, la première de mon bâtonnat. J’avais invité les représentants de plus de cent barreaux ou associations d’avocats de toute la terre à venir signer la Convention des avocats du monde par laquelle nous nous engagions à venir en aide à celles et ceux de nos confrères qui se trouvaient persécutés. Les avocats, tribuns de la Plèbe universelle et pèlerins de l’universel chaos, représentent en effet la défense des hommes et des femmes démunis contre des États qui les oppriment.
Était montée à la tribune une avocate du Nigéria, Mme Brahim, dans son costume traditionnel. Elle s’était exprimée en ces termes :
« Je viens devant vous, la tête recouverte de mon hijab, parce que je suis musulmane. Dans mon pays, je me bats pour que les femmes ne soient plus mariées contre leur gré, lapidées si elles sont adultères et pour que les enfants ne soient plus exploités. Je le fais au nom des droits de la personne humaine. Et je vais vous démontrer pourquoi ils sont universels : il n’y a pas une jeune femme au monde qui accepte d’être mariée de force, pas une qui trouve normal d’être lapidée, pas un enfant qui ne souffre d’être réduit en esclavage. La souffrance des personnes est universelle et c’est à l’universalité de cette souffrance que se mesure l’universalité des droits de la personne humaine. »
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Mesdames, Messieurs, de tragédie en tragédie se renouvelle l’histoire des hommes.
Le XXème siècle ne sera peut-être pas le pire malgré l’horreur des crimes qui ont jonché son parcours. Mais il aura aussi été celui d’une révélation qui pour longtemps s’imposera comme une évidence : chaque personne humaine a la même valeur que toute autre personne humaine.
Cette lueur d’espoir née après les ténèbres de la seconde guerre mondiale ne cesse de grandir de conventions internationales en juridictions nouvelles à vocation universelle.
La petite lueur d’espérance s’amplifie et deviendra, j’en suis certain, une clarté aussi impossible à nier que la lumière même du soleil. Nous ne parviendrons jamais à éradiquer définitivement le mal. Mais nous savons désormais, d’un bout à l’autre de la terre, que quelle que soit l’épaisseur des ténèbres, elles sont un accident de la lumière et qu’au cauchemar de la nuit succède la promesse de l’aube.
Paris, le 21 mars 2011
Christian Charrière-Bournazel
Avocat au barreau de Paris
Ancien bâtonnier de l’Ordre