Discours prononcé à la séance solennelle de Rentrée de la Conférence du Stage des avocats à la Cour de Paris

Madame le Ministre, Monsieur le Représentant de

Monsieur le Président du Sénat,

Messieurs les Hauts Magistrats, Messieurs les Bâtonniers, Mesdames, Messieurs,

Mes Chers Confrères,

Après avoir, pendant des semaines, tenté de conquérir l’intimité d’une grande ombre, dont il n’a jamais vu le visage, jamais entendu la voix, l’orateur, ce célébrant d’un jour, se met à douter : que pourra-t-il dire qui soit vrai ? A tout prendre, que le vraisemblable. Parlera-t-il, malgré ses efforts, de quelqu’un d’autre que de lui-même ?

La photographie, si longtemps méditée, est demeurée masque mortuaire, aussi lisse et froide que le marbre sous la caresse de ses doigts.

La plaidoirie relue cent fois ne restitue pas la voix. Le livre n’offre point de prise.

Pas de dialogue avec un mort.

Et pourtant lui a-t-il semblé, durant les mois de sa quête, refaire avec lui un morceau du chemin… Quelque éblouissement, au milieu de tant d’ombres, lui a permis d’avancer un peu à la rencontre de l’absent. Parfois même il a cru l’atteindre, tant l’affection meurtrie des siens exigeait qu’on sût leur montrer qu’il ne pouvait pas mourir…

O vous, ses familiers, n’attendez pas en vain que Georges Izard vous soit restitué tel que vous avez pu le connaître : sa silhouette longue et racée, son front de moine cistercien, ce profil de gypaète qu’illumine un regard sans ombre, tout à tour ironique ou cordial, une bouche aux lèvres mobiles, exactement faite pour le discours, tel fut ce temple de l’esprit, enseveli dans vos mémoires.

Les autres sont réduits, par la force du temps, à rechercher non dans les brumes du souvenir mais sous la cendre des mots, non plus la flamme du regard ou les inflexions de sa voix, mais dans sa permanence une âme insaisissable, vivante…

Pour moi, souffrez que l’histoire de l’homme soit, l’espace de trente minutes, l’histoire même de mon discours…

Elle commence ce soir de septembre de l’année 1973 où le Palais, émergeant à peine de l’engourdissement des vacances, apprit d’un coup, dans la stupeur, que Georges Izard venait de mourir. Quelques jours auparavant, on l’avait vu rentrer lui- même, reposé et détendu, pour s’être livré dans la joie, sous les frondaisons de Morsang, à la rédaction de ses souvenirs d’enfance.

L’avocat avait également travaillé, laissant à ses collaborateurs d’énormes dossiers préparés, qu’ils plaidèrent après sa mort…

Disparaissait ainsi subitement l’un des plus grands de ce temps, le plus officiellement consacré, l’Avocat-Académicien. Comme tous ceux dont la carrière s’est déroulée sans accroc sur les plus hauts sommets de la Fortune, recueillant chaque nouvel honneur, plutôt que le recherchant, Georges Izard laissait après lui, dans l’esprit de ses confrères qui n’avaient point été ses proches, une impression considérable et mitigée. Sur l’exceptionnelle réussite de ce parent éloigné, il arrivait qu’entre soi l’on murmurât, aigrement, à voix basse, sans toutefois manquer une occasion de rappeler aux étrangers qu’Izard était de la famille…

Qu’il ait été poète, écrivain, journaliste et parlementaire ne lui conférait pas une gloire distincte. Avocat pour finir, mais avocat par-dessus tout, Georges Izard appartenait à l’Ordre depuis le jour de sa naissance. L’inscription au Tableau, telle une canonisation, avait force rétroactive.

Lui-même ne s’y était nullement trompé, qui déclarait lors de sa réception sous la coupole : « Les plus hauts représentants de mon Ordre m’ont assuré que le Barreau recueillait l’éclat de mon élection. Vous avez accroché une médaille à un drapeau ou conféré la fourragère à un régiment. »

A peine cependant avait-il disparu que son visage, aussitôt déformé, s’auréolait de toutes les légendes, fussent-elles les plus contradictoires.

A travers la trame rassurante, mais inquiétante aussi, d’une biographie exemplaire, que perçait-il vraiment de l’homme pour que les uns s’en fissent désormais un rempart, et les autres un hochet ?

Certains séduits par l’apparence s’arrêtaient volontiers au spectacle de la réussite, à la manière d’Eugène Crémieux. Ce clairvoyant confrère écrivait dans une lettre au bâtonnier :

« Je suis certain que ce jeune homme, doué de qualités exceptionnelles, réussira au

Barreau et fera dans l’avenir honneur à notre profession. »

Définition dérisoire, mais juste : Georges Izard faisait honneur, ce qui est la manière la plus distinguée de réussir.

On le dirait du lycéen, admis en khâgne à Louis-le-Grand, qui fait honneur à son père.

Du licencié de 24 ans, chef de Cabinet du ministre Charles Daniélou, qui fait honneur à son âge.

Du secrétaire de la Conférence, qui fait honneur à son rang…

Des écoles primaires du Midi aux salons du faubourg Saint-Germain, du minuscule hameau d’Abeilhan aux splendeurs de Morsang-sur-Seine, il fut, soixante-dix années, l’homme de plusieurs carrières, mais celui d’une seule pensée.

S’il n’échoua dans aucune entreprise – peut-être parce qu’il eut la prudence de n’en point choisir d’incertaine, – il n’en eut aucune d’exclusive, réalisant ainsi le vieux rêve d’un humanisme trop oublié.

Fidèle en ses amitiés, d’une fidélité absolue, il put paraître dur aux médiocres, ayant la faiblesse de supporter moins bien la sottise que l’esprit.

Ceux qui ne l’aimaient pas – et qui attendirent qu’il fût mort pour le faire savoir – lui reprochaient volontiers une ascension trop rapide, trop certaine, trop éclatante.

On en voulait à Georges Izard d’afficher encore sans ses salons ou le parc de sa gentilhommière un goût viscéral pour le socialisme, comme s’il suffisait d’être démuni pour être généreux !

Un quotidien communiste, oubliant son inclination pour les féodaux bolcheviques, ne le nommait avec délectation, à l’heure du procès Kravchenko, que l’avocat de Coca- Cola ; et tel confrère, pour le plaisir d’un mot, dénotant curieusement moins d’esprit que d’aigreur, mettait en jeu sa gloire pour diminuer la sienne.

L’homme d’exception qui ne meurt pas dans le cœur de ses amis est tué cent fois dans celui de ses rivaux…

Quoi ! disaient les plus audacieux, se peut-il que le jeune homme de gauche, enfant de la laïcité, qui réclamait en 1936, dans une profession de foi éclatante, la pendaison des régents de la Banque de France, une fois saisi par la maturité, ait pu devenir l’avocat de l’un d’eux ?

Se peut-il que fondateur d’Esprit, à l’heure de sa conversion, il ait pactisé sur le tard avec les honneurs, le pouvoir et l’argent ?

Et ces austères censeurs, dont l’existence effacée reflétait, en sa sobriété, plus de nécessité que de vertu, voyaient dans le destin de cet homme, venu à Dieu par les voies du combisme, au droit par la philosophie, au Barreau par la politique, et devenu en quelques années l’avocat de sociétés énormes, de souverains, de penseurs, de mécènes, le signe d’une imposture qui appelait irrémédiablement la damnation.

A vous, Messieurs, à moi, il n’appartient nullement de rechercher si la vie de Georges Izard lui permit d’atteindre, à la fin, l’idéal qu’il poursuivait. Il nous suffira d’apprendre qu’à l’heure où sa dépouille reposait entre les boiseries de Morsang, l’âme qui venait de quitter le vieil homme n’avait jamais menti à l’enfant.

Souffrez qu’en quelques instants j’aie préféré, délaissant cette carrière qui n’est le plus souvent qu’un combat, suivre le cheminement d’une aventure spirituelle sans qui rien d’autre n’eût compté.

Béziers, un soir de 1921. L’aventure commence… Georges Izard a dix-huit ans.

Il suffisait à François Seurel de pousser un battant de porte pour passer du salon paternel à la salle de classe. Quand Georges Izard quitte le lycée, il retourne à l’école Louis Blanc dont son père est le directeur.

Les ruelles du vieux Béziers, les temples de Jules Ferry et les vignes de son grand- père lorsqu’il retourne au village natal font l’univers de cet adolescent : il n’est pas trop grand pour son rêve.

Voici qu’un soir comme les autres, – unique trahison de sa vie – le monde va crouler sur lui sans qu’il résiste à cet effondrement.

De son grand-père paternel, il tient un sens aigu de la sainte liberté : elle avait coûté au vieillard d’être pourchassé par les gendarmes de la République pour avoir refusé de saluer la croix au passage d’une procession. Et son père lui a enseigné que la liberté est laïque ou qu’elle n’est pas. Homme admirable au demeurant, pétri de morale sociale et d’idéalisme kantien, il répétait à Georges son fils qu’il ne serait jamais un homme s’il n’était dans la vie guidé par le seul goût du bien et du vrai…

Comme si les desseins de Dieu s’amusaient du désarroi des hommes, Georges Izard, depuis près d’un mois, lutte pour défendre pied à pied ce qu’il croit être sa liberté (et qui n’est que l’honneur familial !) contre l’irruption en lui d’une nouvelle certitude. Hanté, broyé, torturé par l’idée que Dieu pourrait être, c’est sur le parvis de l’école, au seuil même de cette « forteresse laïque » (Izard, inédit.) , que le signe qu’il a demandé va lui être envoyé d’en haut. L’enfant du maître d’école, le petit-fils de l’apostat est empoigné par la Grâce aux portes mêmes du camp retranché !

De cet éblouissement secret, de ce radieux itinéraire qui lui fera concevoir Esprit et découvrir Sainte Catherine de Gênes, il taira tout jusqu’à la fin, écrivant pour lui seul, exactement comme l’on prie, une sorte de mémorial.

Jamais on ne le verra, les deux pouces agrippés au gilet, exhiber, tel un Claudel, aux yeux des sceptiques ou des tièdes, sa certitude de foudroyé.

Point de repentir déclamatoire, d’action de grâces tonitruante ; pas un instant il ne sera tenté d’excommunier l’incroyant qu’il fut.

Le voici qui débarque à Paris en septembre 1921 pour tenter d’intégrer Normale Supérieure, dans la plus pure tradition des fils uniques d’instituteur.

Il achève alors en lui-même de réaliser l’équilibre entre les sources de la vie et les valeurs paternelles. Sa foi républicaine, s’affichant volontiers radicale, tolère sans la rejeter une adhésion nouvelle au christianisme : de Charles Péguy, tombé sept ans plus tôt, il est spirituellement le fils.

1922. Le règne de la confusion…

Sur les restes d’une Europe en cendres, comme d’affreuses excroissances, prolifèrent le désordre et l’angoisse.

A l’heure où Marcel Proust meurt, dans un rêve tout embaumé de verveine et de nymphéas, meurt avec lui l’Eden souriant des années d’avant l’horreur.

Le monde a pris le visage de la peur et du mensonge.

Les rescapés lisent avec dégoût sur les traits des embusqués un plaisir obscène de vivre dont ils ont perdu toute mémoire.

« La France a donné pour la guerre tout son sang, mais pas un sou de plus ! » Monstrueuse révélation de l’après-guerre : on a crevé pendant quatre ans pour les lâches, pour les vieillards, pour les marchands!

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre… ! ». (Charles Péguy.)

Hideux visage de la victoire ! De sordides gérontocrates ont envoyé leurs fils au Front pour qu’ils soient un peu moins remuants : désormais il y a entre eux l’immonde charnier ouvert « d’où monte après tant d’années l’odeur des millions de cadavres, – l’affreux crime dont (ils n’osent) pas ouvertement se jeter la responsabilité à la face ! » (Georges Bernanos, Un Mauvais Rêve.)

« Heureux ceux qui sont morts dans une noble guerre… ! » Le règne de la confusion…

En cet hiver 1922, la révolution soviétique couvre les Russes de ses bienfaits : à Komissarovka, l’étudiant Victor Kravchenko regarde « avec un désespoir mêlé de gourmandise toutes les bêtes vivantes ». On dirait – écrira-t-il un jour – qu’au terme des guerres civiles la terre exténuée se révolte contre le régime de sang qu’elle a trop longtemps subi !

L’Amérique, qui semble plus heureuse, se précipite allégrement au-devant de son jeudi noir.

Le ridicule ronge un peu plus chaque jour la Société des nations, l’enfant mort-né d’un président candide, cependant qu’un soldat vaincu, fou de rage et de déception, rêve, inconnu, sur l’autre rive du Rhin, à l’embrasement de l’univers…

Dans les convulsions qui l’agitent, la France n’a pas encore choisi par quelle botte être piétinée : le parti communiste naissant a les yeux rivés sur Moscou et Léon Daudet rêve de prendre Paris comme Mussolini vient d’entrer dans Rome.

Ces deux mystiques de la résurrection, nationale ou internationale, attendent, chacun à sa manière, l’heure d’étrangler la liberté !

Arpentant la Montagne Sainte-Geneviève, un jeune homme venu de province se plaît à rêver sa gloire : Paris… Normale supérieure. Mais aussi Dieu… son combat…

Il pense à ses maîtres : Péguy, mort à Villeroy ; Alain Fournier dont le regard, enseveli dans la boue des Eparges, a légué pour toujours aux cœurs purs le grand rêve d’Augustin Meaulnes.

Dans l’immense ville où, sordides, les ambitieux tirent des plans sur la misère des humbles, une poignée de jeunes gens, tout entiers livrés à l’étude, rêvent, entre les murs du premier lycée de France, de rendre à l’univers une âme par laquelle il serait sauvé.

Naïve entreprise ! Etrange cénacle !

De la même promotion, ils sont plusieurs à contempler, les matins d’hiver, un petit jeune homme pâle, dont la volonté ne se détend pas une seconde, qui s’asperge d’eau froide sous le cloître glacial. Il se nomme Jean-Paul Sartre et, dans la solitude qu’il recherche de ce monastère laïc, il construit déjà, pour lui seul, sur les ruines d’un humanisme mort au fond des tranchées, une philosophie du désespoir.

Aux antipodes de cette pensée pétrifiée, d’où ne rayonne aucune joie, Pierre-Henri Simon, André Déléage, Emmanuel Mounier, Louis-Emile Galey, Georges Izard, cherchent comment restituer aux hommes une espérance qui ne soit ni matérialiste ni trompeuse.

Leur objectif est démesuré, leurs moyens nuls. Mais qui donc se soucie encore de l’homme ?

La France, selon le mot d’Izard, « avait déchaussé ses bottes et n’était avide que de jouir des fruits escomptés de sa victoire. »

Le christianisme, malgré Péguy, semble avili depuis Dreyfus, moribond depuis Combes.

Entre les sarcasmes puérils des dadas, le freudisme balbutiant et les perspectives marxistes dont nulle expérience politique n’a encore révélé l’illusion tragique, il ne subsiste rien du vieux monde.

Rien d’un Barrès, de ses flambées sans lendemain !

Rien d’un Renan, hormis le linceul pourpre dans lequel il rêva les dieux morts !

Rien même d’Anatole France qui remâche en agonisant le souvenir amer de sa jeunesse gaspillée…

Or il ne viendra plus jamais d’autre aurore que celle dont, voici deux mille ans, a resplendi le ciel de Palestine.

Il faut reprendre la parole aux imposteurs comme aux mauvais riches : les alliances simoniaques de l’Eglise et de l’argent ont déshonoré l’Evangile et perdu trop d’âmes sincères.

Georges Izard et ses compagnons forgent peu à peu leurs devises :

« Dissocier le spirituel du réactionnaire » ; « désolidariser l’ordre chrétien du désordre établi ».

Proclamer cette vérité d’évidence : Dieu n’est pas un principe de ce monde. N’exclure ni rejeter quiconque entend restaurer l’homme.

Par conséquent, se démarquer de tous les pièges totalitaires.

De cette foi en la personne, du culte de sa liberté, de la volonté de changer, non le cœur humain, mais le chaos des choses, va naître, au terme de dix années, le premier numéro d’Esprit.

Un an plus tôt avait paru une commune méditation sur la pensée de Charles Péguy. Et lorsque, longtemps après, Georges Izard sera questionné sur Emmanuel Mounier son ami, lui reviendront alors en mémoire les versets incantatoires qu’ensemble ils ne se lassaient pas de redire :

« Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel… » – « Que le spirituel ne manque point du charnel… » – « Que Dieu ne manque pas de sa création ! »

Messieurs, vous attendiez le portrait d’un avocat. Je m’attarde à celui d’un jeune homme, à suivre sa prière intérieure, tant il vrai que, selon Bernanos, une vie accomplie n’est que l’épanouissement d’un rêve d’enfant réalisé par l’âge mûr.

Dans le cœur de l’enfant d’Abeilhan, à qui l’on faisait défense, à la saison des vendanges, de couper les sarments des vignes, car on le destinait tout entier aux œuvres, réputées nobles, de l’esprit, il y avait un rêve de mystique, que la Grâce devait féconder, et il y avait un goût prononcé de la gloire.

Le jeune homme pourchasse l’un et l’autre, sans que la réussite une seule fois altère la pureté de son profond désir.

Mieux, le succès de ses entreprises, s’il consacre la valeur de l’homme, représente toujours, avant tout, une victoire de ce qu’il croit.

Georges Izard, le converti, croit d’abord en la liberté.

Grand mot aux sonorités éclatantes, au contenu incertain… Que vaut la liberté de l’esprit dans un univers qui le nie ?

Que vaut la liberté du corps lorsqu’il n’est plus qu’un chiffon, un outil, une marchandise ?

Pour Georges Izard, elle est un état, le signe d’une vocation.

La liberté ? il l’a choisie en refusant l’agrégation. C’est elle encore que symbolise la robe qu’il a préférée aux mirages de la fonction publique.

Dans l’après-guerre dégénéré, déjà redevenu l’avant-guerre, des politiciens impuissants cherchent à prolonger le vieux monde à l’usage exclusif des vieillards, des médiocres et des imbéciles.

D’autres s’acharnent à l’abattre, rêvant que sur ses cendres enfin repousse un monde meilleur.

Partout la liberté est l’enjeu de ces parieurs insensés.

Trop grave est la chose publique pour la laisser aux mains des fous. Et il y a, dans l’action, ce risque dont se nourrit l’esprit de jeunesse en qui le fondateur d’Esprit a investi son espérance.

Sans rupture, il quitte la revue et se mêle aux luttes politiques. Que cherche-t-il ? L’impossible : une révolution sans dommages.

En finir une fois pour toutes avec le capitalisme, les privilèges, les impostures. Mais sans renier la liberté ni l’indépendance nationale. Sans abjurer une seule parcelle de l’antique liberté.

Ses maîtres ? Ceux de 89, ces aïeux de vingt-cinq ou trente ans, morts entretués au sortir de l’enfance, après avoir tenu toute l’Histoire entre leurs mains.

« Au-dessus de tous, Robespierre, pour qui la Révolution exige une vertu toujours plus susceptible. »

« Les affairistes, les réalistes, les jouisseurs, les raisonnables, vieillards de trente à trente-cinq ans, en ont assez de cet adolescent qui a mis la guillotine entre la vie et son rêve. Et lui s’obstine à préférer la guillotine au plus mince des abandons. » (Izard : Les Coulisses de la Convention.)

Avec la même intransigeance, la même « vertu susceptible », Izard mène jusqu’à la guerre le combat d’un homme isolé contre les totalitarismes, cependant qu’à l’horizon chargé d’orages s’amoncellent « les pourpris annonciateurs de décadence ». ( Aragon.)

Du 6 février 1934 jusqu’au mois d’août 1939, une poignée d’amis l’accompagne : Déléage, Galey, Philippe Lamour, André Cayatte, et jusqu’en 1932 Gaston Bergery.

Dans l’Incorruptible ou La Flèche, organe du parti frontiste, on traque le capitalisme, on dénonce la menace fasciste, on conspue le bolchevisme…

On rêve ardemment de créer une grande unité populaire, un rassemblement d’hommes libres dans une France libérée :

« Il faut que le peuple sache que ce n’est ni à Moscou, ni à Berlin, ni à Rome que la seconde révolution française ira chercher son mot d’ordre. Le libéralisme ne sera pas remplacé par la vie de caserne, le capitalisme privé ne sera pas remplacé par le capitalisme d’Etat. » (L’Incorruptible, 11 février 1934, n° 1.)

Et lorsqu’en 1936, Georges Izard, sans état-major, sans étiquette, sans argent, arrache triomphalement au vieil Amidieu du Clos son siège de député de Longwy, à l’âge même où Robespierre commençait sa brève apogée, il put croire sincèrement que la révolution était en marche, puisque doté de la confiance des humbles, il commençait à disposer des instruments du pouvoir.

Mais pour ce jeune député qui pratique l’art de la politique avec l’âme d’un missionnaire, et pour vous tous aussi Messieurs, sonne l’heure des désenchantements.

Bercée par l’orgueil d’une victoire dont elle n’a pas voulu mesurer la fragilité, la France en 1939, se décompose dans son égoïsme et dans l’aveuglement de sa lâcheté.

Georges Izard qui, trois ans plus tôt, dénonçait au Parlement le péril fasciste aux frontières, à l’heure où proliféraient, sur l’autre flanc des Pyrénées, les grands cimetières sous la lune, éprouve jusqu’au fond de l’âme la honte de la promesse trahie.

Parjures à Munich sans d’autre justification que la peur, « nous avons cédé – écrit-il–, comme d’habitude, mais cette fois nous avons porté notre reniement et notre défaite en triomphe. »

« C’est ce que nous ne nous pardonnerons pas ! Depuis Munich, (…) tout atteint notre honneur, notre sécurité, tout prouve que nous marchons d’un cœur léger vers une Europe germanique, tout nous rappelle que depuis 1919 nous avons trahi nos morts aussitôt qu’ils ont été morts. » (Izard, La Bataille de la France.)

Voici l’heure où toute parole, même forte, n’est qu’un refuge, une fuite, une désertion. La liberté meurt de n’avoir connu que le seul hommage des mots. Elle va enfin se faire payer son juste prix de larmes et de sang.

Avant que la France écrasée ne commence à sentir vibrer « le désordre de courage » (Malraux.) où elle puisera un nouvel honneur, Georges Izard paie à la guerre son implacable tribut : le front comme volontaire. Captivité, hôpital militaire, prison de Fresnes, caves de la Résistance…

Dans cette fraternité de la nuit, il retrouvera, au hasard d’une mission, l’ami de son enfance, celui dont le père enseignait dans la même école que le sien ; une dernière fois leurs mains s’étreindront, ombres tapies dans la nuit. Puis se perdront dans les ténèbres ce nom, cette face, cette mémoire, jusqu’à ce que Jean Moulin entre, avec son visage martyrisé, dans la légende…

Et dans la fragile paix renaissante l’obsession de ces soldats de l’ombre, qui connaissent enfin le prix de la liberté retrouvée, pour avoir opposé quatre ans au matérialisme nazi la lumineuse prééminence de l’esprit, sera de la préserver de l’amollissement des cœurs.

Ne pas revoir les années pitoyables qui suivirent le traité de Versailles, l’infâme trahison des morts par des vivants qui ne les valaient pas.

Sur une feuille en captivité Georges Izard méditant sur la mort avait jeté cette pensée amère :

« L’homme veut durer tel qu’il est. Il exige l’éternité de l’éphémère et non l’éternité de l’éternel ! ».

Il fut tout entier ce second désir.

C’est lui qui le projette dès 1945 dans la poursuite de sa révolution tranquille.

Mais brocardé par les marxistes, déçu par la S.F.I.O., tourmenté par le programme commun, il voit se défaire son rêve d’un socialisme spiritualiste, en même temps que planent sur le monde les tentations totalitaires.

Dès 1946, il avait épuisé l’amertume des luttes politiques. Quand la campagne s’ouvrit dans sa propre circonscription, à lui qui venait de siéger dans l’assemblée consultative et qui, dix années plus tôt, avait porté le premier coup aux féodalités de l’argent, on proposa la troisième place sur la liste électorale ; on le priait de s’effacer devant un secrétaire local dont c’était, après trente ans de services, la suprême gratification.

Izard ne se présenta pas.

La conspiration des vieillards renvoyait à ses chimères le fondateur de l’Incorruptible…

Georges Izard, « la fidélité à soi-même » (Sous-titre emprunté au journal Le Monde.)

Rare vertu de ceux qui se sont assez tôt connus pour s’en tenir avec fermeté aux grands choix de leur jeunesse.

Ni l’écrivain, ni l’homme politique ne furent aucune fois trahis par l’avocat.

Notre histoire oubliera peut-être le décor, comme l’accessoire d’un drame aux dimensions intemporelles ; elle oubliera l’imposant cabinet du boulevard Saint-Germain, les murs immenses tapissés de livres et la silhouette du grand avocat rehaussant encore les éclatants mérites de son esprit par le luxueux raffinement de son temple !

Tel il recevait, consultait, arbitrait.

Une manière toute traditionnelle d’exercer notre profession : en dépit des affaires énormes dont il avait à connaître, il n’eut jamais qu’une seule secrétaire.

Et lui-même à l’Académie s’expliquait ainsi sur son art :

« Messieurs, vous êtes des écrivains ou des savants et vos œuvres ont assuré votre célébrité. Mais quand l’avocat a terminé sa tâche, rien ne subsiste de son effort. A peine un compte rendu fugitif quand une affaire a retenti dans l’opinion. (…) Des trésors de talent s’évanouissent chaque jour dans des salles vides où le Tribunal est souvent l’unique auditoire. »

Ainsi ne subsiste-t-il aucune trace – telle est l’impitoyable loi du genre – des grandes heures où l’écho de vos salles retentit des accents de sa voix. Votre mémoire doit s’en souvenir, notre imagination ne peut rien.

Ni revivre le procès des rédacteurs du Temps contre les maîtres de forges, lorsqu’il revendique, au nom des premiers, la liberté de la pensée.

Ni les heures du procès de Tunis, où pour des conducteurs en grève, il dénonce avec France-Maghreb cette insolence de la métropole pour qui la légalité s’assouplit au- delà des mers.

Il défend aussi Pouillon, les vrais héritiers Bonnard contre des aventuriers, le parlementaire de Récy dont il obtient en pleine audience l’aveu de sa forfaiture.

Il est encore l’avocat de Claudel assigné par Charles Maurras. Condamné à la réclusion après avoir, cinq années durant, repéré, calomnié, dénoncé dans les colonnes de l’Action française les israélites et les résistants, tous ceux qui de près ou de loin avaient secouru les premiers et soutenu les seconds. Maurras assigne en diffamation, contre les lois de la procédure, les témoins qui, tel Paul Claudel, à l’instruction ou devant la Cour, étaient venus relire ses écrits, remémorant ainsi ses crimes et l’étendue de leur détresse.

L’homme qui inspira l’assassin de Jaurès, qui enjoignait à ses amis de s’armer fût- ce d’un couteau de cuisine, et qui menaçait de sanctions physiques les parlementaires suspectés de voter en faveur du Négus des représailles contre l’Italie, escompte obtenir à la fin sa réhabilitation.

Mort avant l’issue de l’instance, ses héritiers, par piété, la poursuivent.

Maurras avait espéré voir mourir Claudel avant lui. Lorsque l’audience s’ouvre enfin, en la première du Tribunal, Maurras est mort et Claudel va mourir. Entre l’auteur de Jeanne au bûcher et celui qui ne pouvait admettre ce regard fixé sur « un Dieu qui s’est incarné dans un Juif », c’est déjà un dialogue d’ombres.

Sans haine, mais sans concession, Georges Izard relit les articles, rappelle les exécutions sommaires, les prises d’otages, la fuite éperdue des malheureux que la milice recherche pour avoir appris le matin, dans le journal de M. Maurras, qu’ils sont juifs ou qu’ils sont gaullistes, et l’adresse même où l’on peut les traquer.

Il ne plaide plus seulement pour Claudel ; il plaide pour la multitude de ses compagnons de l’ombre, à quoi, devant sa page blanche, le rédacteur savait que les mènerait la page qu’il aurait noircie.

Mais le fondateur d’Esprit conclut sur cet appel à l’oubli : « Puisqu’il s’agit d’un homme dans le tombeau, souhaitons que ses amis, plus discrets, nous permettent de lui consentir le silence, qui est la forme suprême de la pitié pour les erreurs et les fautes des morts. »

 

S’il suffisait pour déchiffrer une vie de discerner l’instant unique où l’homme fut tout entier dressé à l’extrême pointe de son être, et tout entier rassemblé dans un geste ou dans un discours, alors nous jugerions d’Izard sur le seul procès Kravchenko.

Un procès très exactement à la mesure de l’avocat qui écrivait en 1932 : « Je veux bien mourir par fidélité, mais non par obéissance si elle est un alibi de la trahison. » (Izard, Esprit, n° 1.)

Peu importe que cette procédure ait tenu le monde entier en haleine pendant deux mois.

Peu importe que la justice française ait ouvert les bras aux témoins venus de toutes les nations, épargnant ainsi à Moscou la peine d’ouvrir ses frontières.

Peu importe même Victor Kravchenko, échappé de la maison des morts et poursuivi jusqu’à son suicide par la vindicte des staliniens.

Peu importe que la bureaucratie de la plus forte dictature du monde n’ait pas senti qu’un bannissement adroit valait mieux qu’une telle évasion !

Il importait au contraire que la voix du fondateur d’Esprit et de la Troisième Force osât s’élever sur la terre française, comme elle s’était élevée contre Franco, contre Hitler, contre Mussolini, pour opposer aux froides arguties des adulateurs de Marx, le pitoyable défilé d’hommes et de femmes misérables, dont l’espérance avait été irrémédiablement ensevelie dans les neiges sibériennes ; qu’une voix pour toutes ces souffrances s’élevât sur la terre de France afin qu’on ne puisse oublier la grande stupeur muette des paysannes portant leurs enfants morts, le regard hébété des koulaks qu’on achemine par millions vers l’enfer gelé des camps, le long de gares surpeuplées, dans des wagons de marchandises avant même qu’à travers la Prusse, la Silésie ou la Bavière, les mêmes hideux convois n’alimentent les mêmes camps. Et lorsqu’enfin ne sort plus un seul cri de la voix étouffée des morts, il fallait qu’une autre voix osât s’élever pour rappeler le grand rêve déçu des pauvres !

Et s’il nous avait fallu montrer aujourd’hui que l’Avocat ne peut pas mourir, que les menées des bureaucrates et l’acharnement des puissants n’y pourront jamais rien changer, il nous eût suffi de rappeler le regard terrifié de la multitude attendant que notre justice préfigure une autre justice…

C’est à cause de ce regard que les voix des avocats s’élèvent, qu’elles s’élèveront jusqu’à la fin, pour le seul honneur de croire, ou pour l’honneur, plus douloureux, de ne pas désespérer.