Des institutions financières et des compagnies d’assurance, un peu partout dans le monde, disposent depuis plus de cinquante ans d’un argent en déshérence, faute par elles de l’avoir restitué aux survivants ou aux ayants droit des victimes de la shoah.
Ici ou là, on lit que des négociations seraient conduites pour trouver une sorte d’arrangement « convenable » ; on rechercherait les voies d’une transaction. Le contentieux de la restitution prend les allures d’un marchandage comme entre négociants d’armes, de pétrole ou d’épices. C’est proprement stupéfiant.
Veut-on faire croire – et à qui ? – que des banquiers ou des assureurs si habiles à poursuivre jusqu’au dernier centime d’intérêts leurs débiteurs ou ceux qui les ont cautionnés seraient incapables d’identifier les propriétaires des fonds qu’ils ont reçus ou les bénéficiaires des contrats d’assurance-vie qu’ils ont garantis ? qu’ils seraient incapables de connaître les montants en cause ou de retrouver leurs archives ? Irrecevable !
En effet, pour ces dossiers-là, pour ces comptes et ces contrats-là, la rigueur dans la gestion s’imposait d’autant plus que dès 1945 on ne pouvait ignorer que leurs titulaires avaient été réduits en cendres par la plus grande monstruosité de tous les temps. Dès 1945, leur argent était devenu un dépôt sacré : on ne peut pas imaginer qu’il n’ait été identifié, mis en sûreté pour être au plus tôt rendu.
Certains professionnels du dépôt et de l’assurance ont, à l’évidence, spéculé sur la disparition de leurs clients en même temps que sur l’ignorance, la dispersion ou la raréfaction de leurs ayants droit.
Au lieu de rechercher fébrilement à qui restituer cet argent qui devrait leur brûler les doigts, ils se comportent depuis cinquante ans en bénéficiaires, imprévus mais avisés, de la shoah. En droit, cela porte un nom : le recel. Est receleur celui qui, sans avoir été mêlé à l’infraction, en tire après coup un profit dont il ne peut ignorer l’origine frauduleuse.
Bien qu’ils n’hésitent pas à se présenter comme des « malgré nous » de leur honteuse bonne fortune, ne sont-ils pas seulement des receleurs ? Pas n’importe lesquels puisqu’il s’agit ici du recel de crimes contre l’humanité.
Objectera-t-on que les contrats sont, depuis longtemps, atteints par la prescription trentenaire du droit civil ? Elle est en l’espèce inopérante : aussi longtemps que dure le recel, la prescription ne court pas. Surtout, le recel en question est celui d’un crime imprescriptible par nature. De la sorte, tout créancier – déposant ou assuré -, tout héritier d’un créancier disparu peut exiger devant une juridiction civile, en se fondant sur cette qualification pénale, sans égard pour le temps écoulé, la restitution du principal, réactualisé pour n’être pas monnaie de singe et augmenté des justes intérêts comme des dommages-intérêts. Du reste, comment se fait-il que le ministère public n’ait pas requis depuis cinquante ans la désignation d’un juge qui aurait pu, grâce aux moyens dont il dispose, stimuler les mémoires défaillantes, faire ouvrir prestement les archives et identifier tous ceux qui au fil des années, banquiers ou assureurs concernés, n’ont rien ignoré de ces comptes et de ces contrats, se sont tus et n’ont rien entrepris de ce qu’ils avaient le devoir et le pouvoir de faire ? Une fois mis en examen pour recel de crimes contre l’humanité, je doute qu’ils aient offert de continuer à négocier.
La restitution immédiate s’impose. Toute tergiversation injurie la justice et donne raison au cynisme de ceux pour qui le silence des morts était d’or, un or dont ils ont joui sans même avoir eu besoin de violer des sépultures.
Paris, le 23 août 1998
Christian Charrière-Bournazel