CCB/VP
22.04.13
AVOCATS-PARLEMENTAIRES : L’HISTOIRE REPASSE LES PLATS
Depuis plus de cinquante ans se trouve réglé par une loi organique le régime des incompatibilités entre la profession d’avocat et un mandat parlementaire.
Il est interdit à tout avocat investi d’un mandat de député d’accomplir directement ou indirectement, par l’intermédiaire d’un associé, d’un collaborateur ou d’un secrétaire, aucun acte de sa profession, qu’il s’agisse de plaider ou de consulter, dans un certain nombre de domaines.
Ainsi lui est-il interdit de s’intéresser à des affaires dans lesquelles des poursuites pénales sont engagées pour crimes ou délits contre la Nation, l’État et la République, en matière de presse ou d’atteinte au crédit ou à l’épargne, pour ou contre des entreprises nationales et des établissements publics nationaux, des sociétés, des entreprises ou des établissements jouissant, sous forme de garanties d’intérêts, de subventions ou d’avantages assurés par l’État, pour ou contre des collectivités publiques, pour ou contre des sociétés ayant exclusivement un objet financier et faisant publiquement appel à l’épargne, des sociétés ou entreprises exécutant à titre principal des travaux pour le compte ou sous le contrôle de l’État, des établissements publics ou des entreprises nationales ou un État étranger, etc …
Ces restrictions à l’activité de l’avocat devenu parlementaire définissent ainsi les conflits d’intérêts que doit fuir tout avocat devenu député. Dans les faits, il n’a plus assez de temps pour se consacrer à sa profession et nombreux sont les avocats qui, peu de temps après leur élection, choisissent d’être omis du tableau de leur Ordre pour alléger les charges financières que représenterait leur maintien dans la profession, alors qu’ils ne recevraient plus, en contrepartie, des revenus suffisants.
L’article 2 du projet de loi aujourd’hui soumis au Conseil d’État pour être ensuite débattu au parlement vise à interdire purement et simplement l’exercice de la profession d’avocat en même temps qu’un mandat de député. La même interdiction frapperait aussi les journalistes. Aucune explication raisonnable n’est donnée pour justifier cette réforme radicale.
Aucun avocat n’a été récemment mis en cause pour avoir enfreint ces règles. Aucun des quarante-sept avocats de souche siégeant actuellement à l’Assemblée Nationale ou au Sénat ne s’est vu reprocher quelque manquement que ce soit. Il en va de même des dix-neuf parlementaires devenus avocats en cours de mandat.
Les chiffres ont leur importance : l’ensemble des députés et des sénateurs représente neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes. Ce sont moins de soixante-dix parlementaires qui sont avocats, c’est-à-dire 7 % des hommes et des femmes constituant la représentation nationale.
On s’interroge vainement sur les raisons qui ont pu pousser les pouvoirs publics à imaginer cette discrimination insupportable frappant les membres du barreau.
L’infamie se double d’une déplorable ignorance : on jette l’opprobre sur les avocats dit « avocats d’affaires », au mépris de l’unité du corps qui ne fait aucune différence entre les divers modes d’exercice, tous soumis de la même manière aux mêmes exigences déontologiques.
Faut-il les rappeler ?
Un avocat exerce une profession de services dans le domaine du droit et dans le strict respect des lois. Il offre à ceux qui ont recours à lui la garantie de son indépendance, quel que soit le mode de son exercice : solitaire comme un artisan, associé à d’autres avocats, collaborateur, salarié ou libéral. Il est astreint au secret professionnel le plus exigeant qui n’a rien à voir avec un pavillon de complaisance sous lequel on écoulerait une marchandise frelatée ou illicite.
Quant au secret, il s’impose à l’avocat comme un devoir en ce qu’il est le corollaire du droit de toute personne en démocratie de recourir à un confident nécessaire qui ne la trahira pas.
L’avocat est inflexible sur le conflit d’intérêts et respecte dans l’autre, adversaire ou partenaire de son client, les mêmes droits que ceux qu’il revendique pour lui-même.
Enfin, l’avocat est désintéressé. Cela ne veut pas dire qu’il ne doive pas s’efforcer de gagner sa vie aussi bien que possible, ne serait-ce que pour faire face aux charges de toute nature qu’il supporte (salaires, rétrocessions d’honoraires à ses collaborateurs, location de ses bureaux, abonnements aux revues et sites spécialisés à la formation juridique, cotisations, taxes de toute sorte, etc …). Mais il n’est pas en affaire avec ses clients ; il ne s’associe pas avec eux en pariant sur le bon résultat éventuel d’une procédure ou sur le profit tiré d’une opération juridique.
Il est, de surcroît, le recours des plus démunis et des plus délaissés pour qui l’immense majorité des avocats se dévoue jour après jour, soldats de l’ombre se battant pour les droits et libertés, en contrepartie parfois d’une indemnité d’aide juridictionnelle qui lui permet à peine de faire face à ses frais et jamais de s’enrichir.
L’avocat qui manque à ses devoirs est justiciable du conseil de discipline qui a le pouvoir, lorsque le manquement est grave, de le suspendre jusqu’à trois années ou même de le radier du barreau, sous le contrôle des magistrats de la Cour d’appel, puis de la Cour de cassation, à qui revient le dernier mot.
La saisine du conseil de discipline n’est pas laissée seulement au bâtonnier de chaque Ordre, mais aussi aux procureurs généraux qui peuvent le saisir sans restriction.
Tout avocat agit dans deux domaines d’exercice dans l’intérêt des personnes qu’il a mission de servir : le procès que l’on est obligé d’intenter ou de subir et qui est la marque d’un échec de la médiation ou de la négociation. L’autre représente une activité positive : la convention, le contrat. L’avocat met le droit au service de la construction d’une entreprise, d’un accord entre des partenaires futurs qui cherchent à conjuguer leurs efforts. Il s’emploie à dénouer une crise entre eux quand ils ne s’entendent plus, comme à assurer la protection d’une création intellectuelle (marque, dessin, modèle, brevet, œuvre de l’esprit).
Partout où le droit est en question, l’avocat est plus légitime que tout autre puisqu’il s’y adonne dans le respect d’une déontologie exigeante et d’une éthique sans concession. Comment méconnaître, sans faire preuve d’une ignorance crasse ou d’un dogmatisme relevant de l’ère soviétique, l’apport de l’ingénierie juridique dans le progrès économique, profitable pour tous, aussi bien pour ceux qui possèdent l’entreprise que pour ceux qui y travaillent afin de gagner leur vie ?
Il n’est pas supportable qu’un parlementaire obscur ait osé prétendre que l’avocat-conseil exercerait un métier contraire à la morale.
La France se trouve régulièrement secouée par des crises d’hystérie collective qui n’ont rien à voir avec le progrès des Lumières. Il aura suffi du déshonneur d’un ministre fraudeur et parjure pour que ressurgissent les vieux démons du dogmatisme à la française : l’argent est nécessairement sale, les affaires ne se conçoivent que dans l’affairisme et l’avocat serait au service de la fraude et du mensonge.
Cette résurgence de la haine et du mépris du professionnel libéral caractérise une de nos perversions mentales les plus dangereuses pour notre avenir. Il est vrai que le travers français consiste à préférer le dogme au réel. Si le réel dément le dogme, c’est le réel qui se trompe.
Ce n’est pas la première fois qu’on a voulu couper la langue aux avocats. Le 6 février 1934, la Cour de Lyon avait rejeté l’appel d’un jeune avocat, qui avait eu le malheur de dire qu’il comptait sur l’intervention de parlementaires auprès de la Chancellerie pour obtenir que les poursuites contre lui fussent suspendues. Elle s’était laissée aller à dire que tout cela démontrait « non seulement une abstention totale de maîtrise de soi et de respect de l’autorité, mais encore cette mentalité déplorable qu’ont certains avocats, principalement ceux mêlés à la politique, d’agir en véritables potentats et de considérer, d’autre part, que les parlementaires disposent du pouvoir judiciaire en entravant par les démarches d’ailleurs déplacées, le cours de la justice ».
Le facteur déclenchant avait été l’affaire Stavisky dont l’un des avocats avait été arrêté le 20 mars puis rayé du tableau de l’Ordre par décision du conseil de discipline le 5 juin.
L’affaire Cahuzac, nouveau fait générateur de cette même hystérie, se distingue de la première en ce que, aujourd’hui, aucun avocat ne s’est vu reprocher, étant en même temps député ou sénateur, d’avoir, de près ou de loin, organisé la fraude ou fait pression sur la justice.
Puissent les parlementaires-avocats, si cette loi scélérate devait passer, saisir le Conseil Constitutionnel dont chaque républicain espère de toutes ses forces qu’il continuera à rappeler en toute circonstance qu’il ne suffit pas d’être politiquement majoritaire pour avoir juridiquement raison.
Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel
Président du Conseil national des barreaux