L’ affaire qu’il est désormais convenu d’appeler DSK a durablement marqué l’opinion publique à plusieurs égards. Deux méritent particulièrement l’attention des juristes, qu’ils soient chargés de poursuivre, de défendre ou de juger: d’une part, l’exhibition publique d’un présumé innocent, et d’autre part, et comme à l’opposé, les extrêmes précautions prises pour ne pas condamner sans preuve. Cette antithèse est tout à fait symptomatique de la culture américaine et de son histoire: l’un des hommes les plus puissants du monde filmé enchainé et encadré par des policiers pour être conduit, sinon à l’arbre, du moins au tribunal alors qu’il est présumé innocent, rappelle le temps du Far-West : « la pendaison d’abord, le jugement après! ».
Parallèlement, la culture anglo-saxonne, telle que l’ont héritée de l’Angleterre les États-Unis et le Canada (Québec compris) recèle une merveilleuse susceptibilité aux droits de la personne humaine: depuis 1215, la Magna Charta et l’ habeas corpus assurent à toute personne mise en cause le respect’ de son droit à ne pas rester entre les mains de la police, mais à être conduite tout de suite devant un juge. S’y ajoute l’impossibilité de condamner aussi longtemps que subsiste « un doute raisonnable».
L’observation de mœurs étrangères aux nôtres nous pousse nécessairement à nous réjouir de nos meilleures pratiques et à réformer nos mauvaises. Félicitons-nous d’abord de ce que la loi du 15 juin 2000 ait interdit en France la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image d’une personne identifiée ou identifiable mise en cause à l’occasion d’une procédure pénale, mais n’ayant pas fait l’objet d’un jugement de condamnation, et faisant apparaitre, soit que cette personne porte des menottes, soit qu’elle est placée en détention provisoire. La peine encourue est de 15000 euros d’amende.
« En France, les jurés, qui n’ont pas accès au dossier écrit de l’accusé, découvrent l’affaire par la lecture de l’arrêt de renvoi, déjà en forme de réquisitoire. »
Ainsi, l’image de M. Dominique Strauss- Kahn, conduit sous bonne escorte par des policiers devant un juge, les mains entravées par des menottes, tombait-elle en France sous le coup de la loi. Et la reproduction par les médias français de cette image constituait une infraction au regard de la loi française. On ne saurait faire grief à la presse d’avoir répercuté un événement aussi considérable bouleversant la conscience nationale, à l’heure où par le biais d’Internet ou des télévisions étrangères ces images pénétraient tous les foyers. Les instances officielles françaises auraient dû cependant rappeler qu’une telle exhibition est interdite en France.
En même temps, l’abandon des poursuites par la justice américaine mérite un examen plus approfondi. On débattra longuement, avec de bonnes et de mauvaises raisons, de la décision du procureur M. Cyrus Vance. En revanche, nous est fournie l’occasion de réfléchir au mécanisme qui aboutit à faire condamner une personne par ses concitoyens, tous présumés estimables et consciencieux, qui n’ont « aucune formation de juge.
Récemment, Me François Saint Pierre, éminent avocat pénaliste, se réjouissait de ce que les jurés français ne soient plus seuls à rendre la justice et n’être plus désormais qu’invités à y participer. En effet, la justice de la cour d’assises inspire une terreur sacrée: les condamnations y sont obtenues à la majorité de huit voix sur douze personnes (dont trois magistrats professionnels) et l’on constate, depuis que les arrêts des cours d’assises sont susceptibles d’appel, des jugements successifs acquittant celui ou celle que la précédente cour avait condamné( e) à dix-huit ou vingt années de réclusion, ou l’inverse. Un aléa de cette nature est proprement insupportable et ne peut que conduire à la plus grande défiance envers notre propre système.
Le mal vient de très loin: il n’est demandé compte aux jurés que d’avoir une « intime conviction ». Ils n’avaient jusqu’à la loi du 10 août dernier à rendre compte d’aucun des motifs qui les avaient « convaincus». Le cérémonial judiciaire souffre d’une ambiguïté terrifiante: le dossier écrit, constitué de procès-verbaux de police, d’actes d’interrogatoire effectués par le juge d’instruction, de rapports d’expertise, techniques ou psychiques, de confrontations, n’est connu que des trois magistrats professionnels au premier rang desquels le président qui dirige les débats, alors même que les jurés n’y ont pas accès. Ils découvrent l’affaire par la lecture de l’arrêt de renvoi déjà en forme de réquisitoire.
De la sorte, les débats oraux comme l’interrogatoire des témoins dépendent en très grande partie du président qui les conduit et d’un avocat général nii11bé de l’autorité judiciaire puisqu’il siège sur l’estrade à la même hauteur que ceux qui jugent, tandis que la défense s’évertue à convaincre en contrebas.
L’organisation même de ce cérémonial constitue une première atteinte à l’égalité des armes entre l’accusation et la défense. Et l’aléa judiciaire tient à cette maudite intime conviction qui peut être faite autant d’irrationnel que de bonnes raisons. Le système anglo-saxon obéit à des règles beaucoup plus protectrices des intérêts de l’accusé, l’obsession fondamentale étant, dès lors que des êtres humains en jugent d’autres, qu’il faille à tout prix éviter de condamner un innocent.
Ainsi, aucun jugement de condamnation ne peut être prononcé qu’à deux conditions : il faut l’unanimité des jurés et chacun d’eux a le devoir de ne pas condamner aussi longtemps que subsiste un doute raisonnable. Contre un doute raisonnable, seule une preuve peut prévaloir. Notre loi du 10 août 2011sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale si elle parle de doute, maintient le dogme de l’intime conviction.
La France a raison d’être fière d’avoir répandu à travers le monde les principes issus de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle a tort de se limiter à s’en glorifier et d’avoir tant de peine à se remettre en cause. Le maitre ne se déshonore pas quand il s’inspire de l’élève qui l’a surpassé.
Source : Le figaro – jeudi 15 septembre 2011.