Saint-Louis des Invalides, le 15 septembre 2009
Voici un mois que jour pour jour, ou presque, le bâtonnier Bernard de Bigault du Granrut nous a provisoirement quittés, au lendemain de la fête de l’Assomption qu’il avait tenu à célébrer comme il l’avait fait tout au long de sa vie.
Il s’est dérobé à nos regards, au moment de la dispersion de l’été, à l’endroit même où il avait commencé sa remarquable destinée. L’homme d’exception qui aura marqué de sa présence, de son talent et de son courage, son pays et son barreau, a fini son voyage dans la discrétion et l’humilité sur cette terre d’Argonne où lui avait été donnée la vie.
Né le 12 mai 1920, non loin de Sainte-Menehould, d’une famille de gentilshommes verriers, il avait hérité de son grand-père, Raymond Poultier, avocat à Paris et membre du conseil de l’Ordre, le goût du droit et de l’éthique.
Après avoir mené jusqu’à l’âge de douze ans une vie heureuse et campagnarde au sein de sa famille, fréquentant les séances de catéchisme du village et suivant par correspondance les enseignements du cours Hattemer, il devint interne à Paris à Saint-Louis, puis au collège Stanislas. Son grand-père fut son correspondant et à son contact le jeune Bernard prit le goût de la profession qu’il honorera jusqu’à la fin.
Ses talents étaient si riches qu’il put se permettre de nourrir à la fois son attrait pour les lettres classiques et son appétit pour les sciences. Comme les jeunes gens doués de sa génération, il passa et obtint les deux baccalauréats, celui des maths élémentaires et celui de philosophie.
En fin de compte il choisit le droit, fréquenta comme clerc l’étude de Roger Danet, dont le bâtonnier Couturon dira qu’il était l’avoué le plus parisien de tous, à moins que le plus parisien, comme l’avait affirmé Jean-Denis Bredin, n’ait été son autre maître, M. Castaignet.
Pourtant, le jeune homme ardent et talentueux qui prêta serment le 24 octobre
1940 était demeuré un enfant au cœur pur, épris de justice, d’idéal et prêt au sacrifice.
Dès le printemps 1940 il avait cherché à s’engager. On le refusa. Or il ressentait comme une impérieuse nécessité l’honneur de défendre son pays et son sol natal dont il rappellera que Dumouriez l’avait qualifié de « Thermopyles de la France ». Il en avait fait l’évocation le 11 novembre dernier lors de la célébration du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice de 1918 :
« J’ai donc maintes fois parcouru à pied – guidé par mon père qui, comme officier de réserve, avait combattu pendant les quatre années du premier conflit – les principaux champs de bataille de cette région ».
Il avait décrit la tranchée des baïonnettes « où on devinait les fantassins debout, les mains crispées sur le haut du fusil et mourant, ensevelis par l’artillerie ennemie » ; les crêtes des collines, déboisées par les bombes où monte la garde un soldat de granit « devant les entonnoirs toujours béants, témoins de l’impitoyable guerre des mines et sépultures communes aux soldats des deux armées ».
Sans emphase, mais avec une ardente passion, il aura été habité jusqu’au bout par le souvenir de ces blessures jamais refermées, infligées à sa terre natale comme si c’était sa propre chair. On imagine le dépit du jeune homme qui, vingt- deux ans plus tard, n’aura pu rejoindre le front.
Il assiste au début de novembre à la première séance de la conférence
Berryer présidée par le bâtonnier Jacques Charpentier.
« La guerre, dit-il, a l’avantage de nous forcer à retrouver le sens des mots que nous avions perdu :
– avoir faim ;
– avoir froid ;
– être libre ».
Et il ajoute :
« Cette expression a une portée particulière quand le bruit des bottes des soldats allemands résonne dans le boulevard du Palais ».
Sa volonté de résister prend alors naissance : la vraie guerre va commencer. Dès 1941 il entre au cabinet de Georges Chresteil qui sera plus tard bâtonnier.
Au mois d’août le bâtonnier Charpentier le commet pour plaider, pour un jeune communiste, devant les sections spéciales. D’abord condamné à dix mois de prison pour un simple délit d’opinion (il possédait des livres d’inspiration marxiste), la section spéciale devant laquelle Bernard du Granrut plaide, le condamne, pour les mêmes faits, aux travaux forcés à perpétuité. Mais quelques jours plus tard les autorités françaises le livrent à l’armée allemande, et il sera fusillé comme otage.
La violence de ce hideux assassinat l’habitera toute sa vie. Elle ne sera pas simplement déterminante de son engagement dans la Résistance ; elle sera le moteur de ses luttes d’avocat puis de bâtonnier contre la lâcheté et l’injustice qui broient des innocents. Il a vérifié à cette occasion qu’aucun vernis juridique ne résiste lorsque les temps deviennent fous, si les principes proclamés par l’homme ne s’enracinent pas au plus profond de son âme.
Ses deux jeunes frères et son père rentré de captivité s’engagent aussi dans la Résistance. En août 1944, alors que la guerre est perdue pour l’Allemagne, les agents de la Gestapo arrêtent à Sainte-Menehould les deux frères de Bernard du Granrut et son père en même temps que quinze de leurs camarades de combat. Ils brûlent leur maison avec leurs meubles sous les regards de la mère et de la grand- mère. Arrêtés, le père et l’un des frères de Bernard mourront en déportation.
Le bâtonnier du Granrut avait un tel sens de la retenue qu’il ne parlait jamais, ni de ses faits d’arme, ni du malheur des siens. J’en veux pour témoignage le discours que j’évoquais à l’instant et qu’il prononça dans la salle des pas perdus les confrères Fernand Mouquin, Pierre Véron, Pierre Masse, Madame Dennery Bordereau, Pierre Arrighi mort en déportation, Madame Grelard déportée à Ravensbrück, René-Georges Weill qui s’était suicidé au cyanure pour échapper à la police.
Il évoqua également la mémoire des magistrats René Parodi et Maurice Rolland, puis celle de Robert de Renty mort dans le commando de mines de sel de Dora. Et pour la première fois il cita les noms de son père André, de ses frères François et Henri, disant simplement :
« C’est une épreuve personnelle dont je n’ai jamais parlé en public, considérant qu’il ne faut pas donner l’impression de porter en bannière de gloire le courage, la souffrance et la mort des autres, fussent-ils des proches ».
Cette grande et belle âme avait conclu par un appel à l’espérance :
« Le vingt-et-unième siècle peut, succédant au siècle de la guerre, être le siècle de la paix. Que chacun, sur ce chemin, ait la volonté de combattre, d’apporter sa coopération. Ne nous y trompons pas, l’amitié franco-allemande, la construction de l’Europe, la mondialisation des contacts entre les États sont la condition nécessaire à la disparition des guerres ».
Pas un mot sur son propre engagement dans la division Leclerc, sur sa participation à la campagne d’Alsace, ni sur la lutte qui l’avait mené en Allemagne jusqu’à Berchtesgaden.
Ce n’est qu’en décembre 1945 qu’il reprend le cours de sa vie professionnelle. Douzième secrétaire de la Conférence du stage en 1946, secrétaire de la Conférence de la cour de cassation, il continue son parcours professionnel auprès de Georges Chresteil.
Votre mariage, Madame, en 1951, unit deux destinées que les malheurs avaient déjà marquées pour toujours. Mais vous possédez comme lui le sens de la tenue et de l’honneur. Cinq enfants viendront consacrer votre union : Ariel, Sylvie, Thierry, Sabine notre consoeur et amie, membre du Conseil de l’Ordre, et Charles, puis des petits-enfants auxquels il m’appartient de redire ce que Bernard du Granrut a représenté pour son barreau qui le pleure avec vous aujourd’hui.
L’immense avocat me fut personnellement révélé lors du procès Barbie où je défendais, pour ma part, la mémoire d’un martyr, Marcel Gompel, professeur au Collège de France, juif et résistant. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, les crimes de guerre se prescrivent par dix ans. Pouvait-on considérer que certaines des victimes de Barbie n’étaient plus fondées à agir pour avoir été seulement des victimes de crimes de guerre, tandis que les seules victimes de crimes contre l’humanité auraient pu réclamer justice plus de quarante ans après les faits ? Or les Résistants s’étaient sacrifiés dans l’espoir de faire échec à la barbarie nazie qui frappait les Juifs.
C’est le bâtonnier du Granrut qui obtint qu’on renonçât à la douteuse casuistique imposant de s’interroger pour savoir si tel ou tel martyr avait été torturé et assassiné comme Résistant plutôt que comme Juif. Le crime contre l’humanité s’appliquait aussi bien aux uns exterminés pour ce qu’ils étaient qu’à ceux qui avaient lutté contre leurs bourreaux.
Mais ce grand avocat ne se serait jamais satisfait de se borner à plaider ses dossiers, à servir ses clients et à former ses collaborateurs.
Il lui fallait être utile à tous en faisant partager aux membres de son barreau l’ambition qu’il nourrissait pour sa profession, dans l’intérêt non seulement des avocats eux-mêmes, mais plus encore des personnes qu’ils ont pour mission d’assister.
Il avait parfaitement compris qu’il ne saurait y avoir de progrès de la conscience humaine ni de sécurité pour les libertés sans le développement du droit, mieux défendu par une unique profession réunissant ceux qui conseillent et ceux qui défendent.
Il entre au conseil de l’Ordre en 1968 après plusieurs tentatives infructueuses. L’électeur ne perçoit pas toujours du premier coup les irremplaçables qualités de celui qui se présente à ses suffrages. Bernard de Bigault du Granrut ne s’est pas enfermé dans une attitude orgueilleuse, mais humblement, avec ténacité, a présenté sa candidature année après année.
Sans doute était-il trop moderne, trop visionnaire, trop pudique, pour ce Palais d’alors, quelque peu figé et réactionnaire.
Il ouvre les voies, non de l’aventure, mais de l’avenir. Malgré les crispations, les résistances, les critiques, il livre inlassablement son message : les avocats ont intérêt à s’unir dans des cabinets plus importants pour offrir ensemble une gamme de compétences élargie à ceux qui en ont besoin. On est plus talentueux et plus intelligents à plusieurs que tout seul, même si l’on s’appelle Bernard du Granrut. C’est ainsi qu’il crée la première société civile professionnelle d’avocats.
Il rédige un manuel d’organisation de la profession. En 1966 il cosigne l’ouvrage intitulé Au service de la justice dans lequel il prône la fusion des professions d’avocat et d’avoué. Il est persuadé, dès 1971, qu’il faut intégrer les conseils juridiques à la nouvelle grande profession.
La grande fusion n’aura lieu qu’en 1990-1991. Il avait eu raison vingt ans trop tôt.
En 1997 il participe dans le cadre d’une campagne au bâtonnat, à une table ronde, pour laquelle je l’avais sollicité, sur l’éventuelle fusion avec les juristes d’entreprise : il y était totalement favorable.
Persuadé que l’Europe était la voie du salut pour nos vieilles démocraties occidentales, salut différé pendant des siècles par les guerres civiles européennes, il de Bruxelles, les commissaires et les parlementaires européens : il fut le créateur de la Délégation des barreaux français auprès de l’Europe.
Succédant au bâtonnier Jean Couturon, il fut pour les confrères qui avaient recours à lui un remarquable conseil (je l’ai personnellement éprouvé) et un protecteur permanent de l’honneur et de la liberté de défendre.
Délégué interministériel aux professions libérales, il avait le sentiment que l’interprofessionnalité permettrait d’affermir la force du droit et la puissance du barreau.
Comme tous les visionnaires, il continua jusqu’au bout à impulser des idées neuves, à éveiller des audaces, à convaincre ses confrères de ne pas avoir peur.
Permettez-moi de lire la conclusion des propos qu’il tint à notre consoeur, Madame Christine Lagarde, ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, le 19 novembre dernier, après qu’elle lui eut remis les insignes de Grand Officier de la Légion d’honneur :
« En terminant, et risquant de bousculer un peu les usages, je me permets de m’adresser à l’avocat que vous êtes et de formuler une requête. Une réforme est en cours. Elle a pour objet la création d’une grande profession du droit. Nous attendons le rapport dont mon confrère et ami Jean-Michel Darrois est en charge. Mais je voudrais évoquer une autre réforme : celle de la justice. Le procès d’Outreau, qui a sinistré notre justice, n’a révélé qu’une partie de l’iceberg constitutif de ses défauts. En réalité notre justice est en péril.
Pour y remédier, il faudra donner réponse à quelques questions :
– La justice doit-elle rester au rang de simple « autorité judiciaire » ou devenir un véritable « pouvoir judiciaire » conformément à la pensée de Montesquieu ?
– La France doit-elle se doter d’une « Cour suprême » regroupant nos différentes cours supérieures ?
– « L’unité du corps judiciaire » qui pérennise ainsi l’exception française, réunissant en un seul corps les magistrats du parquet et du siège, doit-elle être maintenue ?
– Les distinctions entre droit privé et droit public, entre droit civil et droit commercial, doivent-elles être pérennisées ?
– La formation commune avocats-magistrats, doit-elle être instituée ?
Constatons que dans notre organisation judiciaire la place de la justice dans la société n’a pas été modifiée depuis 1804, soit depuis deux siècles, alors que dans le même temps le monde a été bouleversé par trois guerres, par la construction progressive de l’Europe, par la mondialisation, créant des relations de droit entre tous les citoyens du monde.
Nous avons la chance d’avoir un gouvernement réformiste s’appuyant sur une majorité : n’est-ce pas l’occasion de faire du vingt-et- unième siècle le siècle de la paix par le droit, succédant au vingtième siècle, siècle de la guerre ?
Puissiez-vous être l’avocat de cette profonde réforme. »
Ces vibrantes paroles précédaient le discours du président de la République du 7 janvier ; les conclusions du rapport Darrois et celles de la commission Léger étaient encore dans les limbes.
Une ultime joie professionnelle lui fut donnée lorsqu’au mois de décembre 2008 son associé Jean Castelain fut élu dauphin de notre Ordre pour devenir à son tour bâtonnier le 1er janvier 2010. Il lui transmettait ainsi son héritage le plus précieux.
Sur tous les sujets, Bernard de Bigault du Granrut n’avait peur ni de penser, ni d’inventer, ni de dire. Sa force d’âme était faite des convictions et des valeurs qui avaient baigné son enfance et sa jeunesse et dont aucune n’avait été, par lui, trahie.
Ce serviteur incomparable de la défense, Jean-Denis Bredin avait eu la prémonition de ce qu’il serait comme bâtonnier au moment de son élection au dauphinat. Il avait écrit :
« Nous n’avons guère besoin de bâtonniers aimables, dispensateurs de fêtes somptueuses, de sourires prévenants, spécialistes des mains serrées. Pour les tempêtes, et nous y venons, c’est d’avocats résolus, intransigeants, auxquels nul pouvoir ne fait peur, dont nous avons besoin. Tel nous semble être le bâtonnier du Granrut, désormais commis à la défense de la Défense. »
Bernard du Granrut a été exactement ce que le prestigieux académicien écrivait. Il est pour toujours celui dont chacun de ses successeurs et de ses confrères ne peut que s’efforcer de s’inspirer, puisant dans les exemples de sa vie la force de l’imiter, avec au cœur, comme lui, une invincible espérance.
Christian Charrière-Bournazel
Bâtonnier de l’Ordre