Cher Frédéric,
Voici presque un mois, vous étiez à la place que j’occupe aujourd’hui et vous me décochiez un compliment que je garde précieusement dans les archives familiales, moins pour la survie de ma vanité que pour la mémoire de votre talent.
Que j’occupe aujourd’hui l’estrade pendant que vous vous tenez en bas à votre tour n’est ni un retour de politesse, ni une vengeance.
Ce qui hier m’était échu par commémoration, vous le recevez aujourd’hui en reconnaissance de vos qualités et comme une incitation à aller plus loin. Car votre génie (je n’ai pas prononcé le mot au hasard), c’est d’être capable, à la demande ou selon votre inspiration, tantôt de soulever des montagnes, tantôt de les aplanir. Bien que votre caractère vous pousse davantage à les transpercer pour aller de l’avant, je vous sais capable aussi de les contourner.
D’où vous vient cette alchimie étrange qui allie en vous la force virile d’une volonté peu commune et la délicatesse de cœur d’un humanisme quasi-mystique.
À qui devez-vous cette exceptionnelle harmonie ?
Vous êtes né le 26 décembre 1960 à Versailles : c’est un premier signe. Votre esprit est organisé comme un jardin dessiné par Le Nôtre ; on observe une majestueuse vigueur dans vos raisonnements et vos projets. Mais vous êtes aussi tout proche de cet enfant surdoué et fragile né dans une étable la veille de votre naissance ; j’y vois la source de votre rayonnante et profonde humilité.
Vous n’aimez pas parler de vous. En revanche, vous évoquez vos parents avec affection et estime. Authentique francilien, né dans les Yvelines et hôte d’une maison familiale à Villepreux, vous dites avoir eu une enfance très protégée.
Permettez-moi de vous citer :
« Mes parents ont tous deux travaillé très jeunes. Ma mère est issue d’une famille aisée, étrillée par la guerre. Elle a travaillé dans des maisons de haute-couture jusqu’en 1965. Elle a quitté sa situation de première vendeuse chez Jacques Heim. J’ai le souvenir émerveillé d’être venu la voir de temps-en-temps. À la naissance de ma sœur Marianne, elle s’est consacrée à l’éducation de ses enfants ».
Et vous ajoutez que vous tenez d’elle un goût de l’absolu quasiment romantique. Mais vous lui devez aussi le sens du réel : ses enfants s’étant affranchis, elle a repris ses activités en 1974, a intégré le rectorat de Versailles pour s’y occuper du traitement des enseignants, avec assez de talent et d’efficacité pour se voir décerner les palmes académiques.
Vous avez pour votre père beaucoup d’admiration et d’estime, lui qui a commencé à travailler à quinze ans après la mort subite et déchirante de son propre père. Travailleur opiniâtre, suivant les formations du soir, il est devenu responsable de méthode chez Citroën à qui il a consacré toute sa vie professionnelle avec bonheur.
Deux travailleurs infatigables vous ont ainsi donné le jour et vous avez retenu de votre père deux conseils : le premier, c’est que tout savoir-faire ne doit pas être conservé pour soi mais transmis ; le second, aucune organisation des modes de travail n’a d’intérêt ni de sens si elle n’est au service de l’homme.
Chère Madame, Cher Monsieur (je n’ose vous appeler chère Jacqueline et cher Roland), j’imagine votre émotion à entendre un inconnu vous dire le meilleur que votre fils a reçu de vous, dont il vous est reconnaissant et qu’il met en œuvre jour après jour.
Vous avez cependant, cher Frédéric, consommé une rupture.
Votre lignage se composait de paysans, d’artisans, d’ouvriers, d’ingénieurs, d’un religieux, d’un directeur de cinéma, d’une ouvreuse, de commerçants, mais pas d’avocat. Mais, dites-vous joliment, « cela n’empêchait pas que cette profession eût toujours été tenue pour honorable ».
Vous êtes donc le premier avocat et vous l’êtes parce que vous l’avez voulu, tandis que d’autres subissent une forme de prédestination héréditaire. Je sais de quoi je parle !
Vous l’avez voulu, ce métier, et vous l’avez exercé très jeune en assumant la défense du Père Noël : vous étiez âgé de six ans et scolarisé en deuxième année de cours élémentaire ; l’institutrice avait entrepris de persuader toute la classe que le Père Noël n’existait pas. Pendant trois heures, vous avez plaidé pour tenter de la convaincre qu’il y avait, au contraire, des indices concordants, des bruits et des traces de sa vie qui ne pouvaient pas tromper. L’affaire alla jusqu’au directeur qui convoqua vos parents. Vous n’étiez pas tout à fait certain à six ans de croire encore au Père Noël. Mais vous estimiez qu’il n’appartenait pas à la maîtresse de vous priver de vos rêves. Le directeur, intrigué, a eu la sagesse de considérer qu’il ne fallait pas vous punir puisque vous aviez été bon avocat !
Ainsi s’est déterminée une vocation qui ne demandait qu’à s’épanouir. Vous l’avez entretenue pendant votre scolarité en fréquentant les avocats du stand « Professions du droit » dans votre collège lors de l’initiation annuelle aux professions. Votre décision était prise. A dix-sept ans, le bac en poche, vous êtes entré à ASSAS et cinq ans plus tard, vous avez suivi les derniers cours du Professeur Jean Duverlin en troisième cycle de droit privé. Vous y avez connu Nicole Catala dont l’assistant Marc Boubline, savant et fantasque, vous initia au droit du travail.
Votre voie était tracée : vous êtes entré à l’École du barreau et vous vous êtes dirigé vers les cabinets du droit du travail, tout en continuant votre cursus universitaire à Paris I.
Ce fut l’année providentielle de votre rencontre avec Laurence, férue de grec, de lettres classiques et cavalière : l’ébauche d’une amitié. Votre stage chez Stéphane Pavie et Dominique Tolly vous révéla le charme du travail élégant. Ils ont distingué en vous des qualités exceptionnelles et souhaité qu’avant de les rejoindre définitivement, vous vous frottiez à une équipe plus importante. Ils vous recommandèrent à Philippe Lafarge. Une grande aventure commença.
Vous prêtez serment le 9 janvier 1985. Le 26 février, vous êtes renversé par une voiture, gravement blessé et transporté en urgence à l’hôpital.
Alors qu’il vous connaissait à peine, Philippe Lafarge s’est immédiatement rendu à votre chevet. Il a tenu compagnie à vos parents, très affectés, puisque le premier examen avait révélé que pour conserver peu de séquelles, vous deviez vous plier à une longue convalescence.
C’est alors que Philippe Lafarge vous a fait, dites-vous, « le seul cadeau dont pouvait avoir besoin un garçon qui ne voulait qu’être avocat et qui, au bout d’un mois et demi, avait vu sa volonté littéralement brisée ».
Tandis que vous étiez encore sur un brancard, il vous a dit de vous rassurer et que, dès à présent, vous ne manqueriez pas de travail. En effet, pendant les neuf mois où vous fûtes lourdement handicapé, il vous a fait travailler à l’élaboration du chapitre consacré au droit du travail dans la loi du 25 janvier 1985 modifiant le régime des faillites.
Ce livre écrit avec Philippe Lafarge est demeuré le seul ouvrage consacré au droit du travail dans les procédures collectives.
Tel fut le départ de votre spécialisation qui dure depuis vingt-cinq ans. Sans diminuer le moins du monde la générosité de Philippe Lafarge (que j’ai connu dans les années soixante lorsqu’il était venu plaider à Limoges, reçu à la table familiale, alors que j’avais quatorze ans et que vous naissiez), la proximité qui s’est installée entre lui et vous tient autant à vos qualités éminentes qu’à son humanité. Il avait su, tout de suite, les discerner.
Car ce meneur d’hommes et ce visionnaire, – monument de force et de santé -, que l’exercice de la tyrannie aurait pu tenter, a su s’entourer de collaborateurs et d’associés d’exception.
Sous ses rondeurs presque poupines qu’éclairait un rire dévastateur, il cachait une volonté de bronze. Sans doute a-t-il perçu en vous un double, un petit frère, tant votre façon de rire avec éclat rappelle la sienne, cependant que comme lui, vous êtes inusable au travail, inapte au repos et sans cesse porté à regarder loin devant vous sans peur des risques courus.
Dès votre arrivée, vous vous êtes associé à sa campagne pour le bâtonnat. S’y déroulaient des discussions fécondes où se mêlaient droit du travail, politique ordinale et avenir de la profession. Philippe Lafarge, qui sera l’un des pionniers de la fusion avec les conseils juridiques, avait l’obsession de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour assurer le développement des cabinets d’avocats et de la profession en général, sans oublier le sort de ceux d’entre nous maltraités par la vie.
Vous vous êtes alors préparé, sans doute sans le savoir, à remplir les fonctions éminentes dont je vais parler, celles que je vous ai confiées à la suite du bâtonnier Repiquet, celles que vous exercez encore et les futures que je souhaite, comme beaucoup d’autres, vous voir assumer demain pour le bien de notre profession.
Je vous ai véritablement rencontré pour la première fois pendant la campagne de 2006 lorsque vous postuliez avec d’autres au Conseil de l’Ordre et que j’étais moi-même candidat au bâtonnat.
Me permettez-vous de dire que notre amitié est née à cette période, non dans l’effusion d’une rencontre affective, ni par je ne sais quel partage de passions ou de loisirs, mais parce que nous nourrissions une égale ambition pour notre barreau.
D’ailleurs, vous ne dites pas ambition : vous préférez parler de valeurs professionnelles et de conviction.
Vous mettez en avant la solidarité parce que vous pensez très sincèrement que l’on n’est pas avocat pour soi mais pour les autres et qu’il n’y a pas de développement possible pour nos cabinets si nous ne cultivons pas le sens aigu de la solidarité, qu’elle s’exerce entre nous lorsque nous sommes en difficulté ou en faveur de nos contemporains.
Vous avez aussi le souci de l’unité. Nous avons découvert que là encore nous sommes du même avis : l’unité n’est pas l’absorption de l’un par l’autre ou l’effacement de l’un au profit de l’autre. C’est la volonté de tendre ensemble vers un même but en mettant à la disposition de tous les ressources individuelles de chacun, pour démultiplier l’utilité, la compétence et, en définitive, le bonheur même des avocats.
Solidarité, unité, de beaux mots abstraits qui attendent d’être toujours mieux incarnés et de ce point de vue, vous avez été irremplaçable. Ayant accepté d’être le secrétaire du Conseil de l’Ordre pendant les deux années de mon bâtonnat, pas un jour je n’ai cessé de me réjouir de vous avoir prié d’accepter. Pas un jour je n’ai manqué d’occasions de vous remercier.
Soucieux de réaliser le programme que j’avais annoncé, je n’y serais pas parvenu sans vous. Tandis que je sculptais mes paroles dans le vent, vous leur donniez forme et réalité, distribuant les missions à nos amis du Conseil, vérifiant le retour des rapports attendus, organisant les ordres du jour, rédigeant le compte-rendu de nos réunions hebdomadaires et me rappelant régulièrement ce que j’avais pu laisser de côté ou ce qu’attendaient nos confrères.
Le bâtonnier Jean Castelain et le vice-bâtonnier Jean-Yves Le Borgne n’ont fait qu’officialiser ce qui a fonctionné entre nous pendant ces deux années fécondes : vous avez été le premier vice-bâtonnier de l’histoire.
Ce n’est pas tout.
À la manière d’un bénédictin, on dirait que vous vous êtes imposé de ne jamais dire non à celui que vous avez choisi d’aider, comme si vous étiez lié à lui par une sorte de vœu d’obéissance librement proféré dans le secret de votre conscience. Vous ne m’avez jamais dit « non ». Lorsque je vous ai proposé de venir avec moi vivre l’aventure du Conseil National des Barreaux, vous avez acquiescé. Quand je vous ai demandé d’entrer au bureau du CNB pour en devenir le secrétaire alors que vous étiez déjà secrétaire du Conseil de l’Ordre, vous avez dit « oui ». Vous y déployez les mêmes talents, la même énergie et la même efficacité qu’à l’Ordre de Paris. Vous ne faites aucun bruit inutile ; vous ne cherchez aucune vaine gloire ; simplement vous êtes là, travaillant au bien commun avec un souci des autres qui force l’admiration.
Le juriste confirmé que vous êtes ne s’évade jamais en dirigeable au- dessus du sort des mortels. Vous êtes perpétuellement à la tâche, avec la conscience des bâtisseurs des cathédrales. Vous me rappelez les versets de Charles Péguy :
« Que le spirituel couche toujours dans le lit de camp du temporel ! Que le spirituel ne manque point du charnel ! Que Dieu ne manque point de sa création ! ».
Tout vous désigne, Cher Frédéric, pour être candidat demain, non pas seulement à la CNBF comme aujourd’hui, non pas seulement au comité de liaison inter- ordres, non pas seulement au CNCPL où vous occupez l’un des sièges.
Je le dis comme je le pense et comme aucune force au monde ne m’empêchera de le dire : je souhaite de toute mon âme, pour l’intérêt de notre barreau et pour la profession toute entière, que vous soyez très vite bâtonnier de Paris, puis président du Conseil National des Barreaux de France.
Il faudra obtenir l’agrément de Laurence. Cette helléniste distinguée que vous avez découverte à la faculté, vous l’avez retrouvée au hasard de votre vie d’avocat car elle travaillait au service juridique d’une des principales sociétés clientes du cabinet. Vous vous êtes profondément et définitivement aimés. Vous vous êtes mariés le 22 juillet 1989. Cavaliers l’un et l’autre, vous m’avez parlé avec ferveur et pudeur de vos grandes chevauchées, de vos échanges intellectuels et spirituels qui jalonnent la vie commune de deux êtres d’exception. Et vous n’avez oublié ni la robe vichy qu’elle portait le premier jour, ni celle de dentelle noire de votre deuxième rencontre.
François est né en 1994, Marie en 2001. À les voir tous deux, nul ne doute qu’ils se savent puissamment aimés. François est une sorte de clone de Frédéric. Qu’il se rassure : ça n’empêche pas d’être soi-même. J’en sais quelque chose … Marie a tous les charmes d’une petite jeune fille de neuf ans qui réalisera toutes les promesses que son intelligence et sa volonté laissent entrevoir. Ayant hérité le goût des lettres de votre mère, vous êtes, m’a dit Frédéric, des lecteurs infatigables. Tant mieux ! Vous serez armés pour résister au conformisme et à la grisaille ambiante. D’ores et déjà, vous nourrissez vos rêves. Or Georges Bernanos nous a appris qu’une vie réussie n’est que l’accomplissement de nos rêves d’enfant dans l’âge mûr.
Laurence, c’est encore vous qui déciderez de l’avenir de Frédéric. Vous avez triomphé des épreuves terribles qui vous ont frappées l’un et l’autre. Vous vous êtes sacrifiée systématiquement pour être présente auprès de vos enfants comme auprès de lui. Il émane de vous une sorte de paix souriante qui conjure toute angoisse, éloigne tout danger, tant vous êtes pour votre famille une muse et un bouclier. Alors je vous le dis avec confiance : nous aurons besoin de vous pour accompagner Frédéric au bâtonnat.
Nous ne pouvons, vous et moi, que nous comprendre puisque nous sommes tous deux nés un 2 juin.
Pardonnez-moi d’avoir été trop long et un peu solennel. Mais la cérémonie, comme le personnage, ne sauraient être escamotés au profit de je ne sais quel badinage.
Vous avez compris que c’est pour moi une grande chance et pour le barreau, un grand bonheur, que Frédéric Sicard l’ait si bien servi pendant deux ans. Il a mérité la reconnaissance de la République. J’ai tenu à demander pour lui la plus haute première distinction, celle de Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’honneur.
Il appartient à présent à notre bâtonnier, Jean Castelain, d’accrocher à la robe de Frédéric Sicard ce morceau de soleil et de sang qui symbolise à la fois l’ardeur qui coule en ses veines et ce qui rayonne dans toute sa personne : la lumière.
Paris, le 14 octobre 2010
Christian Charrière-Bournazel