Madame le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la Justice et des Libertés,
Votre arrivée à la Chancellerie nous a fait concevoir une grande espérance. Vous êtes une juriste éminente, vous avez été avocat et professeur de droit. Depuis bien longtemps vous avez l’expérience du gouvernement. Et vous assistez aujourd’hui à votre première rentrée de la Conférence du barreau de Paris. Sachez que vous êtes ici chez vous puisque vous n’êtes pas simplement des nôtres mais que vous avez la charge d’assurer la prééminence du droit sur le désordre et la violence des forces. C’est ce que signifie cette belle désignation de vos fonctions que vous avez placées sous le signe de la justice et des libertés.
Vous avez naguère veillé à la sécurité et à l’ordre républicain comme ministre de l’Intérieur. Vous savez mieux que quiconque qu’il n’y a point d’ordre juste sans la garantie des droits fondamentaux et notamment ceux de la défense ; qu’il n’y a point de sécurité légitime si elle met en péril la liberté ; et que notre condition humaine, qui nous fait tous dépendre les uns des autres, dans le bien comme dans le mal, nous contraint à l’humilité puisque les tyrannies les plus utopistes n’ont pu qu’assassiner la liberté sans venir à bout du mal.
Nous comptons sur votre humanisme et sur votre détermination pour que soient menées à bien des réformes essentielles :
– la transformation des lieux de détention afin que tous les moyens soient mis en œuvre pour permettre une naissance ou une renaissance à l’humanité. Car on ne peut enseigner à quiconque le respect d’autrui si l’on ne commence par le respecter lui-même ;
– la présence de l’avocat en garde à vue dès la première minute avec tous les attributs de la défense comme l’a imposée la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg dans ses arrêts des 27 novembre 2008, 13 octobre 2009 et, plus récemment encore, du 19 novembre dernier. De ces trois arrêts ainsi que de quelques autres résulte qu’aucun jugement de condamnation n’est légitime s’il se fonde sur des déclarations auto-incriminantes d’une personne gardée à vue, recueillies en l’absence d’un avocat et dans des circonstances donnant à penser que la renonciation au droit de se faire assister, de même que ses aveux, ont été obtenus contre sa volonté.
La Cour a précisé que la présence de l’avocat ne se limite pas à une assistance passive, mais qu’elle implique toutes les attributions inhérentes au métier d’avocat : consultation du dossier, préparation du client et assistance aux interrogatoires, tous les secours apportés à sa détresse et contrôle vigilant du traitement qui lui est réservé en rétention.
Le Premier ministre a récemment rappelé qu’il faut mettre un terme aux abus de la garde à vue telle qu’elle est pratiquée en France afin que les droits des personnes y soient respectés. Le président de la République lui-même avait clairement exprimé, le 7 janvier 2009, qu’il faut substituer une culture de la preuve à une culture de l’aveu et ne pas craindre la présence de l’avocat le plus tôt possible au début de l’enquête puisqu’il est astreint à une déontologie rigoureuse.
Nos frilosités sont d’un autre âge. Que nous arrive-t-il, alors que l’Espagne revenue du franquisme et les nouveaux États membres de l’Union européenne, affranchis du stalinisme, sont désormais en avance sur nous ?
Nous attendons une réforme audacieuse de la procédure pénale qui, sans reproduire nécessairement d’autres modèles liés à des cultures différentes, mette enfin à égalité d’armes la défense et l’accusation, sépare nettement les rôles d’enquêteur et de juge de l’enquête, le premier étant sous le contrôle permanent du second, comme le chasseur est sous la surveillance du garde-chasse.
Encore faut-il rappeler que la personne humaine n’est pas un gibier et que le juge, comme l’avocat, est le garant de sa dignité !
Nous voulons une plus grande accessibilité au droit et à la justice pour les plus défavorisés sans que les avocats soient la seule profession tenue de faire les frais de la générosité publique. Des réformes simples ne coûteront pas d’argent à l’État tout en assurant pour presque rien une mutualisation du risque judiciaire.
Il existe en effet deux types d’activités liées au droit : l’une positive parce qu’elle favorise et sécurise les échanges sous la forme de conventions que sont chargées d’élaborer les professionnels du droit et grâce auxquelles nos existences s’épanouissent et nos sociétés se développent.
C’est le contrat.
L’autre activité est négative, en creux pour ainsi dire : je parle du procès que l’on est contraint de faire ou de subir.
Toute personne physique ou morale qui signe une convention s’expose à voir s’instaurer un jour un débat judiciaire sur sa portée, son exécution ou sa validité. Imaginons une contribution de solidarité extrêmement faible versée à l’occasion de la signature de toute convention soumise à enregistrement ou publicité et sur tous les contrats d’adhésion comme les assurances-vie ou les emprunts bancaires : elle serait voisine de ce qu’il en coûte aux fumeurs pour acheter un paquet de cigarettes. Des sommes considérables seraient alors mobilisées pour venir en aide à ceux qui n’ont pas les moyens de soutenir les frais d’un procès.
Nous signons tous des contrats, nous sommes tous exposés au risque d’un litige. A la manière d’une contribution sociale permettant une couverture santé à tous les citoyens, sera ainsi mise en place une forme de sécurité sociale judiciaire.
Nous attendons la renonciation définitive de l’État – directive européenne ou non – à transformer les avocats en dénonciateurs cachés des personnes qui les consultent, sachant que l’Ordre n’a jamais toléré en son sein d’avocats délinquants ou complices d’infractions pénales.
Nous appelons aussi à une vigilance très grande à l’égard des risques d’une justice dématérialisée. L’on ne peut que se réjouir de voir abolies les distances et abrégés les délais grâce à Internet. Pour autant la justice doit conserver un visage humain avec sa dimension charnelle, faute de quoi le risque serait grand de la voir devenir aussi virtuelle que les jeux sur écran. La personne humaine porte en elle son fardeau d’espoirs, de regrets, de rêves, de souffrances et de joies. C’est dans le regard de l’autre que l’on en prend la mesure. Comme le petit héros de Maeterlinck, chacun de nous ressent l’impérieux besoin de dire « quelque chose à quelqu’un ».
Enfin, Madame le ministre d’État, les avocats de cette ville (c’est-à-dire près de la moitié des avocats de France) s’interrogent sur la future cité judiciaire comme sur les aménagements prévus dans l’actuel palais de justice au titre de la sécurité : nous découvrons des installations nouvelles sur lesquelles nous n’avons reçu aucune information préalable. J’évoque avec nostalgie le rapport de Monsieur Delangle du 28 avril 1853 à propos des travaux relatifs au palais de justice qui venait d’être détruit. Il écrivait :
« Il ne suffit pas que les magistrats soient convenablement installés pour que le but que nous cherchons soit atteint. La justice a près d’elle des auxiliaires dont la vie se confond avec la vie qui lui est propre et qui, chargés de préparer ses décisions, doivent trouver à côté d’elle un honorable abri : ce sont les avoués et les avocats. »
Je suis sûr que vous êtes animée par le même souci et que nous serons bientôt informés de tout, consultés sur chaque initiative et rassurés en toute chose.
Nous souhaitons, mon successeur comme moi-même, poursuivre avec vos services le travail qui ne s’est jamais interrompu afin de concourir au progrès dont notre société a besoin.
Monsieur le président du Conseil constitutionnel,
Votre présence nous fait particulièrement honneur. Elle est l’occasion de vous exprimer la grande admiration que nous avons pour votre action et notre profonde reconnaissance pour l’estime que vous portez à la profession d’avocat et que vous traduisez en actes : vous avez rendu destinataires tous les avocats de France d’un CD ROM contenant la jurisprudence de votre cour suprême depuis sa création. Cet instrument remarquable, comme l’aménagement d’une salle au Conseil qui doit permettre à mes confrères d’y travailler, méritent toute notre gratitude.
Surtout vous avez manifesté votre souci de donner à l’exception d’inconstitutionnalité toute sa mesure. Gardien des principes fondateurs de notre démocratie, vous avez tenu à ménager toute leur place aux avocats jusqu’à l’audience. Vous avez exprimé la volonté de les entendre sur ces questions essentielles.
Vous consacrez ainsi leurs éminentes fonctions puisqu’ils seront les porte- parole des citoyens que heurte telle ou telle loi contingente sur laquelle votre haut conseil exercera la plénitude de sa juridiction.
Mesdames et messieurs les hauts magistrats,
Au moment où s’achève mon mandat, je tiens à vous dire ma satisfaction pour la qualité des relations qui ont été les nôtres. Nous avons pu dialoguer utilement à chaque fois que notre service commun de la justice nécessitait que nous nous rencontrions. Nous avons œuvré avec loyauté et efficacité, que ce soit par la signature de conventions améliorant nos méthodes de travail ou la mise en place de la communication électronique entre les juridictions et les avocats.
Si nous nous sommes opposés parfois, Monsieur le procureur général, sur l’opportunité de telle ou telle poursuite, nous l’avons toujours fait dans le respect de l’autre et de ce qu’il estimait être son devoir.
Je voulais vous le redire ici.
Monsieur le président de la Chambre de métiers et d’artisanat,
Vous représentez près de quarante mille artisans, commerçants et petites entreprises, installés dans les vingt arrondissements de Paris. Vous m’avez exposé votre souci de fournir à vos adhérents une assistance juridique efficace. Levés de bon matin, travaillant même parfois de nuit et ne connaissant guère plus de repos que l’artisan avocat, vos électeurs font partie de ce que j’appellerais le tissu conjonctif de la société : entrepreneurs courageux, indépendants farouches et travailleurs acharnés, ils peuvent compter sur la permanence de consultations gratuites dispensées à la Chambre de métiers par mes confrères spécialement formés à cette fin. S’ils désirent plus sous la forme d’une assistance régulière à domicile, mes confrères sont à leur service. Ainsi vos amis sont-ils dégagés des soucis administratifs et juridiques pendant que les miens se forment toujours davantage à leur rendre des services utiles, à un prix raisonnable.
Je tenais à vous dire que ce fut un plaisir de travailler avec vous.
Mesdames et messieurs les bâtonniers, présidents de barreaux ou d’associations d’avocats, chers hôtes étrangers venus des cinq continents pour nos retrouvailles annuelles,
Vous faites l’hommage au barreau de Paris de votre présence. Soyez en remerciés. Car ce n’est pas seulement la manifestation de l’amitié qui unit chacun de nous à chacun de vous. C’est aussi le témoignage de notre détermination commune à servir, d’un bout à l’autre de la terre, les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés de tous.
L’an passé nous avions signé tous ensemble la Convention des avocats du monde. Ceux qui n’avaient pu se déplacer l’ont ratifiée depuis. Nous avions alors pris l’engagement solennel de nous prêter main forte partout et en tout lieu. Nos rassemblements annuels dans nos pays respectifs sont l’occasion de renouveler cet engagement et d’en vérifier la vigueur.
La crise économique et financière qui a surpris le monde entier au cours de ces quinze derniers mois exige que soient refondus dans une éthique rigoureuse les rapports de nos sociétés avec l’argent. Fruit du travail et du génie des hommes, il est indispensable au mieux-être de tous. S’il devient une fin en soi, détachée du réel, il ne sert que l’égoïsme des plus cyniques parmi les forts jusqu’à l’asservissement des faibles.
L’avocat, parce qu’il est au service du droit, joue un rôle primordial dans la réalisation d’échanges sains et fructueux régis par des conventions équilibrées et profitables à toutes les parties. L’avocat est en même temps le recours de ceux qu’oppriment les dominations injustes, y compris celle des gouvernements qui bafouent les libertés, s’allient aux mafias internationales ou cèdent à leur corruption.
Rome avait conféré un caractère sacré et une inviolable immunité aux tribuns de la plèbe. Nous sommes, nous les avocats du monde, les tribuns de la plèbe universelle. Hormis le cas où l’un de nous se ferait le complice d’un crime ou d’un délit, notre immunité est un des fondements de la démocratie. Toute intrusion de la puissance publique dans nos cabinets, toute atteinte au secret dont chaque personne humaine doit pouvoir bénéficier sans crainte d’être trahie, toute tentative destinée à faire de nous des dénonciateurs, ravalent au rang de tyrannie l’État qui s’autorise de telles pratiques.
Je veux saluer, sans les nommer, avec tout le respect qu’ils m’inspirent celles et ceux de nos confrères qui se dressent ici et là dans le monde pour dire non à des pouvoirs injustes. Sans égard pour leur confort, leur liberté et parfois même leur propre vie, ils ont choisi le courage et bravé l’ordre inique d’un gouvernement cherchant à broyer le faible ou l’ennemi en s’appuyant sur une justice indigne. La France a connu ces heures sombres.
Paul Pelisson fut jeté à la Bastille en 1661 où il fut enfermé quatre ans pour avoir défendu le surintendant Fouquet.
Romain de Sèze plaida en 1790 ici même au Châtelet, pour le baron de Besenval, en présence d’une milice qui envahissait le barreau. Plus tard, défendant Louis XVI, il eut cette formule prémonitoire :
« Je m’arrête devant l’histoire ; songez qu’elle jugera votre jugement et que le sien sera celui des siècles. »
En 1830, Martignac assurant la défense de Polignac, s’écria :
« C’est cette justice qui peut braver l’histoire parce qu’elle veut d’avance être impartiale comme l’histoire. »
Jacques Isorni avait été l’avocat des Résistants et des communistes devant les sections spéciales au temps du gouvernement de l’État français avant de devenir celui du Maréchal Pétain. Plus tard, pour avoir parlé trop librement au cours d’un procès lié à la guerre d’indépendance algérienne, il fut suspendu trois ans par la Cour spéciale de justice militaire.
Le 21 mai 1959, maître Ould Aoudia, avocat au barreau de Paris, fut assassiné par un policier des services spéciaux en sortant de son cabinet. Le bâtonnier Arrighi, ancien rescapé de la déportation, affirma :
« Assassiner un avocat pour l’empêcher d’exercer son ministère dicte à votre bâtonnier le devoir grave d’affirmer solennellement que celui qui ainsi tue lâchement, assassine avec la défense la civilisation même dont elle est tout ensemble l’expression et la garantie. »
À Turin en 1976, le président du barreau, notre confrère Croce, donna l’exemple d’un immense courage en se commettant d’office pour assurer la défense de membres des Brigades Rouges, qui pourtant avaient refusé toute défense. Ils l’injurièrent à l’audience, lui crachèrent au visage et le firent assassiner par des complices un soir où il rentrait à son cabinet. Il avait poussé jusqu’au bout le sens du devoir et du sacrifice.
Je salue Monsieur Muhannad Al Hassani que le barreau de Syrie vient de radier parce qu’il a assisté, en sa qualité de président de l’association syrienne de défense des droits de l’homme, à une audience de la Cour suprême sans autorisation.
Je salue notre consoeur Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix qui vient d’être arrêtée en Iran et à qui vient d’être confisquée l’insigne de son prix !
Notre confrère Jacques Vergès prononça le 29 novembre 2005 l’éloge de Jean- Marc Varaut à l’occasion de la remise de son épée d’académicien à notre Ordre. Après avoir rappelé l’engagement politique de Jean-Marc Varaut à droite, en faveur de l’Algérie française, tandis qu’il était, lui, membre du parti communiste et défenseur du FLN, il ajouta :
« Et nous étions amis. »
Il avait défini la noblesse du métier d’avocat en ces termes :
« Nous ne sommes pas obligés d’accepter une cause. C’est là un grand privilège. Mais quand nous disons oui au client, sa confiance nous oblige à le défendre par toutes les voies de droit, dût-on déplaire au Prince et à sa cour. »
Mesdames, messieurs,
Il est des périodes où l’histoire des hommes est livrée aux convulsions propres aux guerres et au terrorisme ; où, comme un voile noir, s’étend sur les consciences, en même temps qu’une peur légitime, l’oubli de ce qui fait l’essence de notre humanité : la nécessité de respecter autrui coûte que coûte et la conviction que je ne puis pour moi-même obtenir plus de considération que je n’en manifeste à l’autre, quel qu’il soit. Le bruit des bombes étouffe les voix. Celle des avocats doit néanmoins s’élever avec force, avec détermination, sachant qu’ici et là d’autres voix prendront le relais pour marteler le vers que j’aime à redire du poète Victor Hugo :
« Oh ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »
La rentrée de la Conférence du barreau de Paris célèbre les anciens lauréats et accueille ceux qu’ils viennent d’élire pour leur succéder. Ces hommes et ces femmes jeunes ne manquent ni de talent ni de vaillance. Ils ont toute l’année défendu les plus déshérités, de jour et de nuit, dans les cabinets d’instruction ou les salles d’audience. Ils ont su s’indigner de découvrir les conditions misérables dans lesquelles étaient retenues au dépôt ou à la souricière des personnes qui allaient comparaître en justice. Ils ont été des éveilleurs de conscience et les pouvoirs publics ont entrepris de remédier à ce qu’ils avaient dénoncé.
Ils vont maintenant céder la place aux douze nouveaux.
Ainsi chemine le temps et va la vie. Un bâtonnier s’éloigne, un autre s’avance. Chacun est un « chaînon de la chaîne éternelle ».
Je salue en cet instant la mémoire de trois grands avocats dont j’ai tenu à faire forger les médaillons pour conserver leur souvenir : Gaston Monnerville, ancien président du Sénat, Pierre Masse, déporté, mort à Auschwitz, Philippe Lafarge qui fut bâtonnier. J’y associe l’hommage dû à ceux qui se sont éteints au cours de ces deux années : les bâtonniers Claude Lussan, Francis Mollet-Viéville et Bernard Bigault du Granrut. Ces prédécesseurs prestigieux ont été des acteurs majeurs de la rénovation de notre barreau dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Et comme pour donner plus de force à son espérance d’éternité, c’est autour de sa jeunesse que le barreau se rassemble.
À elle le flambeau lumineux qui passe de main en main à travers les siècles. C’est elle qui devra à son tour affronter les tempêtes et montrer son courage. Soyez assurés qu’elle ne manque ni de talent ni d’audace, car quand la Conférence se lève, rayonne avec elle, inaltérable et joyeuse, la promesse renouvelée de l’aurore.
Christian Charrière-Bournazel
Bâtonnier de l’Ordre