Nos démocraties européennes sont en péril de mort. Je le dis sans emphase. La directive communautaire du 26 octobre 2005 sur la lutte contre le blanchiment – la troisième du genre – oblige tous les avocats sollicités pour aider à l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce, à l’organisation des apports nécessaires à la création d’une société, à la constitution, la gestion et la direction d’une société, s’ils ont le soupçon que les sommes mobilisées à cette fin au-delà de 8.000 € peuvent provenir d’une infraction punie d’un an d’emprisonnement, à dénoncer leurs clients auprès des autorités financières (en France Tracfin) sans avoir le droit d’en informer le client dénoncé.
L’avocat est donc réduit au rôle de délateur, auxiliaire de la police financière et agent d’information des pouvoirs étatiques.
Que l’avocat ne doive jamais se faire le complice d’un client aux fins d’une opération illégale, c’est une évidence. L’avocat qui manque à son devoir doit être traité comme n’importe quel délinquant et radié du barreau. Personne ne songe à le contester.
Lorsqu’un avocat se voit proposer par un client une opération qui lui paraît douteuse, il refuse bien évidemment d’y prêter la main. Sa déontologie lui impose d’être d’une totale vigilance en ce qui concerne l’identité des personnes pour qui il agit, la légalité de l’opération pour laquelle on le sollicite et, autant qu’il le peut, la provenance des fonds qui seront mobilisés aux fins de cette opération.
Les maniements d’espèces lui sont interdits, à l’exception de sommes minimes sous le contrôle de son Ordre.
Quant aux mouvements de fonds par voie bancaire, ils ne peuvent se faire qu’après que les banques elles-mêmes ont vérifié leur provenance et ne peuvent être effectués que par l’intermédiaire de la CARPA, caisse des règlements pécuniaires des avocats, qui elle-même, comme les banques, est tenue à toutes les vérifications nécessaires pour lutter contre le blanchiment, y compris en signalant les provenances douteuses aux autorités financières.
Ainsi, non seulement toute opération de maniement de fonds se trouve-t-elle en amont contrôlée par les banques à qui la loi impose l’obligation de dénonciation en cas de doute, mais encore l’avocat est-il lui-même tenu par sa déontologie à la plus grande prudence et aux contrôles les plus stricts dans le secret de son cabinet.
On prétend ajouter à toutes ces précautions l’obligation pour l’avocat de devenir un dénonciateur.
Cette monstruosité revient à nier l’indépendance de l’avocat, tenu de dénoncer sans preuve (c’est la définition même du soupçon) celui qui est venu se confier à lui, lequel au surplus doit ignorer qu’il s’adresse en confiance à son délateur.
D’autres démocraties occidentales, que les accords du Gafi avaient voulu conduire à adopter une mesure semblable, l’ont refusée. Un arrêt de la Cour supérieure de Colombie britannique, l’un des Etats fédérés du Canada, a jugé qu’il était impossible d’imposer aux avocats une telle obligation sans aliéner leur indépendance : dès lors que l’avocat n’est plus indépendant, il n’est plus qu’un agent du pouvoir.
A la suite de cet arrêt, le Canada a abrogé la loi qu’il avait d’abord édictée. Le Japon s’est refusé à adopter cette mesure, comme l’Australie. Les Etats-Unis n’ont pas même envisagé de la mettre en œuvre.
La Communauté Européenne, perdant de vue ses valeurs fondatrices, a produit cette directive mortifère.
Personne ne songerait à nier l’existence de grands criminels internationaux et organisés qui cherchent à recycler l’argent sale au moyen d’opérations juridiques sophistiquées. Personne n’aurait l’idée de considérer que les avocats peuvent être impunément les auxiliaires de ce recyclage.
Or non seulement la délation est antinomique avec la mission de l’avocat, mais encore ce ne sont plus simplement les fonds provenant du trafic d’êtres humains, du trafic d’armes ou de la drogue qui sont concernés : chaque citoyen qui n’aura pas été scrupuleux pendant toute sa vie et qui aura pu mettre de côté quelque argent dérobé au fisc, dès lors que cette somme sera supérieure à 8.000 €, sera dénoncé par son avocat au moment où il voudra constituer une société civile familiale pour la maison de ses vieux jours, céder ou acquérir un fonds de commerce.
Il est dans l’histoire des peuples des périodes sombres où l’honneur commande de résister à la loi injuste.
J’invite, quoi qu’il puisse m’en coûter, tous les avocats de France à désobéir si par malheur la loi de transposition de la directive était votée avant le 15 décembre comme nous en sommes menacés.
Je conjure les parlementaires d’y regarder à deux fois et de refuser de transposer ce texte monstrueux. J’espère, au cas où elle serait votée, qu’au moins soixante d’entre eux saisiront le Conseil Constitutionnel. Je nourris l’espoir que le Conseil Constitutionnel déclarera cette loi française de transposition contraire aux principes fondateurs de notre république.
La recherche de la sécurité pour la collectivité est parfaitement légitime. Les moyens doivent demeurer proportionnés et ne pas dénaturer les valeurs fondatrices de nos démocraties.
Benjamin Franklin a écrit en substance que celui qui sacrifie une liberté essentielle à une sécurité aléatoire et éphémère ne mérite ni la liberté, ni la sécurité.
On ne sauve pas la liberté en la tuant.
Christian Charrière-Bournazel