Quel tribunal pour demain à paris ? Le point de vue de l’avocat

CCB/VP

25.11.02

COLLOQUE DU 25 NOVEMBRE 2002

QUEL TRIBUNAL POUR DEMAIN À PARIS ? LE POINT DE VUE DE L’AVOCAT

Depuis déjà trente ans, notre Palais de justice a explosé : en même temps que se créaient les tribunaux périphériques, quatre juridictions essentielles ont contraint les avocats à un marathon judiciaire rendu plus difficile d’année en année par la circulation alors que le temps s’accélère.

Tandis que par fax ou par courrier électronique, on peut conclure à midi à Paris pour être prêt en vue de l’audience de huit heures le même matin à Fort-de-France, il est désormais quasiment impossible, dans l’espace d’un même après-midi, d’assurer une audience prud’homale rue Louis Blanc, une conciliation de divorce au Château des Rentiers et une plaidoirie à la Cour.

L’avocat généraliste – avocat de proximité par excellence – est condamné à une forme d’impuissance qui entraîne nécessairement le renchérissement de ses prestations faute de pouvoir les multiplier.

C’est pourquoi je me réjouis du débat auquel nous sommes conviés : plutôt que de subir les contraintes matérielles, la force irrésistible du temps ou les décrets d’un pouvoir par définition mal informé, on nous a donné (ou nous avons pris) la parole.

Mon propos s’est fixé deux objectifs :

– contribuer à évacuer quelques idées reçues ;

– suggérer des solutions.

 

I – LES IDÉES REÇUES

Avocats et magistrats, nous avons tous en commun de croire en la justice, cette seule institution humaine qui porte le nom d’une valeur, au point de lui avoir voué nos vies.

Nous savons tous que « sans le jugement, la loi n’a pas de force ; elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques », pour reprendre le mot de Bernanos.

En même temps, nous savons que la justice est contingente, humaine et relative comme l’est le droit lui-même.

A – Est-ce pour conjurer cette fragilité et asseoir une autorité qui pourrait défier le temps que nos architectes des siècles passés ont doté la justice de temples triomphants et dominateurs, avec frontons et propylées depuis le plus petit tribunal de province jusqu’au pôle financier qui n’a pas échappé non plus au thème des colonnes ?

A la relativité contingente du droit qui faisait dire à Voltaire : « On peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et absolument innocent dans tout le reste du monde », on a opposé ces forteresses intimidantes comme si la justice tenait d’abord à sa force visible et apparemment immuable.

Et pourtant nos palais, austères et indestructibles, ont vu les mêmes avocats et les mêmes juges, en l’espace d’une vie professionnelle, défendre et juger tour à tour des femmes criminelles pour s’être fait avorter, puis des hommes et des femmes délinquants pour avoir tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter.

Devons-nous, pour autant, brûler nos palais de justice dans l’espoir naïf que sur leurs ruines repousse une justice meilleure ?

La symbolique a son importance, mais ce n’est pas l’édifice qui fait la justice ; elle dépend de la qualité des hommes ou des femmes qui, pour les uns, la rendent et, pour les autres, l’éclairent.

Bref, nous ne sommes ni les uns ni les autres victimes de la fascination du décorum.

Un autre fantasme tient à l’idée que pour que la justice soit plus proche, il faudrait multiplier les lieux où elle est rendue.

Or, quelques observations simples permettent de faire litière de cette fausse bonne idée.

Ce n’est pas parce que le pôle financier est installé aux Italiens que le quartier des grands boulevards et de l’Opéra se trouve irradié d’une nouvelle sagesse, ni parce que les prud’hommes siègent à Louis Blanc qu’il n’y a plus de conflit du travail dans les entreprises ou commerces à l’entour.

Parions que les violences conjugales ne vont pas diminuer au voisinage du Château des Rentiers où campent provisoirement les JAF, pas plus que les feux rouges sont mieux respectés dans le voisinage de la rue Ferrus.

La justice n’est pas de proximité parce qu’elle est géographiquement dispersée. Elle devient justice de proximité quand le juge et l’avocat considèrent l’autre non plus comme un justiciable mais comme leur prochain.

A l’heure où l’on ferme les trésoreries rurales, des gendarmeries et des bureaux de poste au prétexte que ces services n’ont plus besoin de l’immersion dans le tissu local, on multiplierait les maisons de justice comme si cette seule initiative allait créer une confiance nouvelle ou une demande jusque-là ignorée.

Ni le fantasme de la justice triomphante siégeant dans des palais immenses, ni le rêve démagogique d’une justice foraine ou de quartier ne constituent des réponses appropriées au désir de nos concitoyens : disposer d’une justice compétente, rapide et humaine.

B – Objectera-t-on que l’avocat qui parle a comme premier souci de prêcher pour sa paroisse et d’éviter un nouvel éclatement du tribunal ?

Certes, tout déplacement représente un nombre d’heures enlevées au travail de fond, mais c’est aussi une commodité de l’époque que de pouvoir plaider le matin à Aix-en-Provence et l’après-midi à Paris.

La question n’est pas nouvelle et dans son livre de souvenirs, Berryer l’évoquait en ces termes. Il dénonçait la combinaison générale des juridictions de la capitale qui condamnaient l’avocat parisien « à deux ambulances très pénibles » : « une première dans Paris d’un arrondissement à un autre, souvent aux mêmes heures et à de fortes distances ; une deuxième dans les trois départements. Il était difficile aux meilleures têtes et aux tempéraments les plus robustes de résister à tant de fatigue, et de corps et d’esprit, de manière à ce que les intérêts du client n’en souffrissent pas ; c’était un grand vice de l’administration de la justice ». Le propos a l’air d’être écrit pour aujourd’hui.

En même temps, le grand homme ne considérait pas que ce fut « une obligation dégradante pour l’avocat » de se transformer en messager de l’époque.

« J’ai couru longtemps ces diverses arènes, non sans utilité pour mon instruction et pour l’expérience des affaires, même pour l’élaboration des causes que j’allais y plaider. Le parcours des distances me laissait plus de temps pour la réflexion et réveillait en moi l’aptitude …Dans chaque localité extérieure, je rencontrai des praticiens dont l’assistance m’était précieuse. »

Vision honnête d’un grand homme qui fait la part des choses et dont la réflexion sur tout est d’abord guidée par le souci de la qualité.

Comment ne pas être sensible à la sagesse de ce propos ?

L’inconvénient de la fatigue et du temps gaspillé, c’est aussi pendant la durée du voyage la maturation de l’esprit et l’enrichissement de l’expérience grâce à des rencontres fécondes.

Bref, si l’obligation faite à l’avocat de se déplacer à l’excès l’incommode, une certaine mobilité l’enrichit. Et pour autant, la dispersion géographique des lieux de justice n’est pas le gage d’une justice de proximité.

Essayons simplement de voir ce que pourrait être demain le palais de justice de Paris.

II – LA PROBLÉMATIQUE VUE PAR L’AVOCAT

A – Vingt huit sites judiciaires existent à Paris si l’on inclut les vingt tribunaux d’instance dont nous savons que certains sont en situation critique.

En réalité, il manque au palais de justice de Paris 50.000 m² utiles pour 100.000 m² qu’il compte aujourd’hui.

La dispersion géographique actuelle n’est pas seulement un inconvénient pour les avocats, elle l’est tout autant pour les services judiciaires, les communications entre le procureur et les parquets, entre le président et les juges, entre les différents greffes qui doivent se transmettre des dossiers à travers la capitale. Déperdition d’énergie, de temps et d’argent. Le constat est facile à faire.

Monsieur le Conseiller Favard, spécialiste de l’histoire du palais, est plus qualifié que moi pour dire que le débat n’a plus rien à voir avec celui qui se posait le 8 janvier 1791 à l’Assemblée Nationale quand Monsieur Prugnon était rapporteur du Comité de l’emplacement des tribunaux.

Des abbayes ou couvents étaient devenus lieux de justice : les Jacobins Saint-Honoré, le couvent des Petits Pères de la place des Victoires, le couvent des Minimes de la Place Royale, l’abbaye de Saint-Germain des Près, l’abbaye de Sainte Geneviève, le couvent des Pères de Nazareth.

A l’époque, le débat était de savoir si l’on devait craindre en transférant en un lieu unique ces diverses juridictions que se crée un esprit de corps une solidarité telle entre les magistrats qu’ils prendraient le pouvoir, alors qu’en maintenant leur dispersion, on pouvait espérer ne pas connaître de nouvelles frondes.

Tout cela est heureusement dépassé.

Monsieur Prugnon, homme moderne, avait dit : « Deux choses doivent déterminer votre opinion : la convenance des justiciables et l’économie ».

Notre Ordre des avocats a lui-même connu, après la première fusion de 1971, des problèmes de dispersion et d’éclatement des services. En 1973, lorsque j’ai prêté serment, l’Ordre comptait une trentaine de salariés. Ils sont plus de deux cent cinquante aujourd’hui, avec des services communs à la disposition de la profession parce qu’utiles au justiciable : la bibliothèque et les banques de données désormais informatisées, le BRA qui fait le relais entre les avocats et le greffe civil pour la procédure devant le TGI, le bureau commun des services qui assiste et contrôle, en matière de constitution de sociétés, de vente de fonds de commerce et de toutes les formalités, le travail d’avocat moins équipé individuellement, le service d’assistance aux ventes immobilières, la CARPA pour les maniements de fonds, la CARPA séquestre, les commissions ouvertes spécialisées et la formation continue, j’en passe … Tous ces dispositifs ont conduit à l’augmentation des services de l’Ordre sans pour autant provoquer leur dispersion : la Maison du Barreau et le 11 de la Place Dauphine ont permis cette extension sans dispersion géographique.

Bien évidemment, les avocats n’ont pas l’outrecuidance de se poser en modèle. Mais tout de même, leur expérience compte et les conduit, avec fermeté, à souhaiter être constamment associés aux projets immobiliers de la Chancellerie en concertation avec les magistrats.

B – Quel palais de justice pour demain ?

L’avocat de 2002, formé au siècle précédent, peut-il prétendre maîtriser les besoins du troisième millénaire ? Certes non.

Mais nous pouvons tourner nos regards vers d’autres pays pour découvrir notre retard.

C’est en 1975 que j’ai vu, dans un cabinet new-yorkais, le premier fax. Et il n’était pas neuf. Le fax n’a fait son apparition chez nous qu’une dizaine d’années plus tard.

Au Canada, un pays si vaste qu’il faut plus de temps pour aller de Terre-Neuve à Vancouver qu’il n’en faut pour aller de Paris à Québec, la Cour Suprême siège à Ottawa, capitale fédérale. Elle a un bâtiment pour elle toute seule. On pouvait déjà, il y a quinze ans, y plaider physiquement ou par vidéoconférence.

A Montréal ou à Québec, avant même l’existence d’internet (je parle d’un souvenir d’il y a quinze ans), tous les débats judiciaires de toutes les salles d’audience étaient enregistrés et stockés sur mémoires informatiques. J’ai visité l’immense bibliothèque où tournaient les ordinateurs auxquels on pouvait se référer à tout moment de la procédure pour obtenir ce qui s’était dit à l’audience publique quelques mois auparavant.

Est-il déraisonnable de souhaiter, pour un meilleur service rendu au justiciable, avec le plus d’efficacité et le minimum de temps :

– une cité judiciaire où seront regroupées toutes les juridictions à quelques pas l’une de l’autre ? L’Hôtel Dieu doit déménager et Saint-Vincent-de-Paul être désaffecté. Les pouvoirs publics ne seraient-ils pas bien inspirés en récupérant l’emplacement de l’Hôtel Dieu pour y installer le tribunal ou la Cour d’appel et permettre ainsi le retour au sein de l’Ile de la Cité, conformément d’ailleurs aux vœux des magistrats qui en parleront eux-mêmes, le pôle financier, le conseil de prud’hommes, en même temps que sera créé le pôle santé spécialisé ou d’autres services à haute compétence que l’évolution du monde commande ?

– ne peut-on pas rêver, en même temps, d’un déploiement de l’informatique systématique, secondé par internet, qui permettrait au lieu des transferts de dossiers sur support papier, la simple transmission de disquettes ou de courriers électroniques ?

– ne peut-on pas imaginer des conférences de mises en état sous la forme de vidéoconférences ou de simples rendez-vous téléphoniques entre le tribunal et les avocats concernés ?

– ne peut-on pas imaginer des audiences de juges rapporteurs sans déplacement physique des personnes avec un véritable dialogue entre l’avocat de Montpellier, celui de Lille et le juge rapporteur de la 3ème chambre ?

Dira-t-on que je rêve ? Non, je me borne à me souvenir de ce que j’ai vu il y a quinze ans dans d’autres démocraties.

L’actuel gouvernement de la France a pris en compte ces réflexions à partir du constat de notre relative misère en créant un secrétariat d’État aux programmes immobiliers de la justice qui nous a fait l’honneur d’être présent.

Qu’il me soit permis de lui dire que toute réponse donnée à l’insuffisance actuelle de nos locaux à Paris doit prendre en compte :

1) la nécessité d’une proximité géographique des lieux de justice ;

2) un réaménagement qui fasse demain toute la place nécessaire aux moyens modernes de communication que sont internet, le stockage informatique des données et les vidéoconférences.

Mesdames, Messieurs, nous savons tous que ni les magistrats, ni les avocats n’aspirent à aucun ghetto. Tous souhaitent revenir dans une maison commune.

Nous avons besoin, à défaut d’un édifice unique, d’un lieu géographique unique, d’une véritable cité judiciaire,

– pour la commodité des justiciables,

– pour le confort des juges,

– pour l’économie de déplacements inutiles,

– pour la qualité de nos échanges entre professionnels, de nos formations continues que nous souhaitons communes, comme l’est à sa manière ce colloque.

Avocats, nous savons que les magistrats sont des personnes indépendantes et soucieuses de bien faire. Les magistrats savent que nous nous efforçons d’être de loyaux auxiliaires de justice. Tout ce qui nous sépare nous rend étrangers. Tout ce qui nous rapproche contribue à une justice plus compétente, plus humaine et plus utile. C’est le sens de mon propos puisque c’est cette justice toujours plus exigeante que nous devons aux hommes et aux femmes que nous avons, ensemble, avec des rôles différents, la mission de servir.

Christian Charrière-Bournazel