CCB/VP
14.06.07
LIBERTÉ D’EXPRESSION ET RESPECT DES CROYANCES
Le 22 mars 2007, la Chambre de la presse, 17ème chambre du Tribunal de grande instance de Paris, a rendu un jugement dans l’affaire dite des caricatures de Mahomet.
Ce jugement mérite d’être salué. Bien qu’il soit frappé d’appel, rien n’interdit de le commenter.
Exceptionnellement, le président du Tribunal de grande instance en personne présidait l’audience, assisté de deux vice-présidents qui y siègent habituellement.
Ce jugement commence par rappeler les principes juridiques applicables en droit interne et en droit européen. D’un côté, les prescriptions du droit interne définissant l’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Au-dessus du droit interne, deux principes de droit européen fondamentaux : la liberté d’expression, liberté fondamentale, qui ne peut être limitée que par des formalités, conditions, restrictions, sanctions prévues par la loi à condition qu’elles constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique et proportionnées au but légitime poursuivi ; l’autre principe, celui de la liberté de religion, qui consacre le droit de toute personne, d’embrasser la religion de son choix, d’en afficher publiquement les signes et d’en pratiquer les rites avec comme seule limite le respect de l’ordre public et de la liberté d’autrui. La liberté religieuse comporte aussi le droit de n’avoir aucune religion.
Le tribunal a conclu son développement sur les principes juridiques par cet attendu tout à fait remarquable :
« Il résulte de ces considérations que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ».
Qu’est-ce qu’une manifestation de la liberté « gratuitement offensante pour autrui » ? C’est sans doute, et c’est en quoi l’idée est particulièrement intéressante, le rappel du respect auquel toute personne humaine peut prétendre. Le respect et la dignité s’opposent à ce que celui qui offense gratuitement autrui puisse s’abriter derrière la liberté d’expression.
Mais le jugement en cause va plus loin : il définit ce qu’est l’offense gratuite : c’est celle qui ne contribue d’aucune manière à une « forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ». À la parole, éventuellement polémique et rude, ne s’attache l’immunité que pour autant qu’elle favorise la réflexion, le dialogue, l’approfondissement.
On ne peut que saluer l’ambition éthique haute qui a présidé à la rédaction de ce paragraphe. Pour autant, le juge doit-il et peut-il décider que telle ou telle diatribe est de nature à favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ? Déjà, en matière de propriété intellectuelle, il n’appartient pas au juge de décréter le mérite d’une œuvre. Seule compte la notion d’originalité. Ici, le tribunal a fait une liaison tout à fait nouvelle et exigeante entre la parole qui blesse et le progrès qu’elle pourrait servir, seul à même de la légitimer.
En ce qui concerne les faits proprement dits, les juges, avec beaucoup de soin, ont passé en revue chacune des caricatures critiquées et en ont fait une analyse approfondie.
Ils rappellent d’abord que toute caricature « s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique ». Du même coup, l’exagération est le propre de la caricature, l’ironie étant utilisée comme un instrument de critique sociale et politique « en faisant appel au jugement et au débat ». Pour autant, ce droit à la critique et à l’humour n’est pas dépourvu de limite, rappelle le tribunal.
Ensuite, ils observent que les prévenus n’ont pas critiqué une religion comme telle, mais les extrémistes de cette religion au point que le prophète lui-même se trouve conduit au désespoir en constatant le dévoiement de son message. C’est ainsi qu’est interprétée l’expression : « C’est dur d’être aimé par des cons … ».
Le deuxième dessin évoque, selon le tribunal, les attentats suicides perpétrés par certains musulmans et montrant le prophète qui leur demande d’y mettre fin, car il n’y aurait plus de vierges disponibles. Du même coup, on ne peut pas dire que se trouvent assimilés Islam et terrorisme puisque le prophète lui-même s’oppose à la violence.
Enfin, le dessin qui représente le prophète avec une bombe dans le turban peut être interprété de deux manières : celle des défendeurs qui affirment n’avoir voulu caricaturer que ceux qui utilisent l’Islam à des fins terroristes ; de l’autre côté, les parties civiles estimant que l’Islam est réduit à une religion qui enseignerait le terrorisme.
Le tribunal ne nie pas le caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans. Mais il s’interroge sur l’intention qui a présidé à cette publication et accorde au journaliste et au journal le bénéfice de la bonne foi en ce qu’ils n’ont pas cherché à offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans et qu’ils n’ont donc pas dépassé les limites de la liberté d’expression.
Au-delà de ce débat se trouve posée la question des rapports entre la société laïque et le religieux. D’un côté, la civilisation des droits de la personne humaine doit conduire à considérer que le respect dû à chaque être humain et la dignité inhérente à sa condition interdisent de porter gratuitement atteinte à sa relation avec le sacré.
L’Église catholique elle-même, après les excès de l’esprit missionnaire, a dégagé au moment du concile Vatican II le dogme de « l’immunité religieuse ». L’idée est simple : chaque personne humaine qui marche vers la transcendance selon les voies de sa naissance et de sa culture doit être respectée comme telle. Aucun pouvoir ne doit faire violence à une âme au nom d’une autre vérité.
Et dans le même temps, personne n’est fondé à imposer sa vision du sacré à ceux qui en ont une autre ou qui n’en ont pas du tout.
Équilibre difficile et nécessaire à peine de voir mourir nos démocraties.
Il nous faut militer et méditer encore les extraordinaires phrases de Michel de Montaigne :
« Qu’est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures ? le régler et le monde à notre capacité et à nos lois ? nous servir aux dépens de la divinité de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plu départir à notre naturelle condition ? et, parce que nous ne pouvons élever notre vue jusques en son glorieux siège, l’avoir ramené çà-bas à notre corruption et à nos misères ? ».
Puisse cette sagesse devenir demain sagesse universelle.
Paris, le 14 juin 2007
Christian Charrière-Bournazel