CCB/VP
14.04.08
HOMMAGE AU PRESIDENT
GASTON MONNERVILLE
GASTON MONNERVILLE : LA PASSION DE LA LIBERTE
Mesdames,
Messieurs,
Voici déjà dix-sept ans que notre confrère Gaston Monnerville a cessé d’arpenter les couloirs de son palais de justice pour entrer à jamais dans l’histoire.
Sa longue marche de vivant, commencée au XIXème siècle, douze ans après la mort du père des Misérables, le conduisit depuis la France équinoxiale jusqu’au palais du Luxembourg.
Ses ancêtres déportés d’Afrique Noire vers les colonies françaises de la mer des Caraïbes avaient fait le chemin inverse de celui qu’il accomplira depuis le continent américain jusqu’en France métropolitaine.
Ce petit-fils d’esclave qui déclamait Lamartine et Victor Hugo sur la pointe la plus élevée de la place des Amandiers à Cayenne, tourné vers la lointaine France, ne connaissait ni le ressentiment ni la haine. Il n’était animé que par l’envie irrésistible d’apprendre (ce sont ses mots), tout entier arc-bouté sur sa volonté de surgir de l’ignorance (ce sont encore ses mots) afin de démontrer, avec ses amis de jeunesse, qu’ils étaient les égaux des autres Français, sans distinction de naissance ou de race.
Il a vanté ce « parallélisme absolu » qu’avait su mettre en place Jules Ferry depuis 1882 entre l’instruction donnée aux enfants de la métropole et celle qui était dispensée aux écoliers de Guyane, si bien que la collectivité, pour eux, a-t-il écrit, n’était pas seulement la cellule locale au sein de laquelle ils grandissaient :
« Elle était bien plus vaste, elle s’étendait à la nation dont nous faisions partie, à cette France dont on nous disait qu’elle est patrie de la Liberté ».
Comment ne pas admirer l’extraordinaire maturité de ce petit garçon qui dès son plus jeune âge perçoit la France non comme un peuple tyrannique et cruel à cause des crimes passés dont ses ancêtres ont été les victimes, mais comme un rassemblement d’hommes et de femmes portés par le même idéal ?
Il sait, comme d’instinct, dès l’enfance, que ce n’est pas le sol, la province ou des coutumes communautaires qui définissent l’appartenance à la nation française, mais l’aspiration à la liberté indissociable de l’égalité et de la fraternité.
Secrétaire d’Etat aux colonies, Gaston Monnerville exprima ainsi cette conviction :
« J’ai le droit d’affirmer qu’il n’est pas un autre pays au monde – je pèse mes mots, et je pense profondément ce que j’exprime, vous le sentez –, il n’est pas un autre pays au monde qui mérite d’être aimé et d’être respecté autant que la France à cause même de la magnifique œuvre humaine qu’elle n’a cessé de réaliser ! Croyez m’en, mes chers amis, ce qui fait que la France a toujours été à la tête des nations dans le domaine culturel, c’est que jamais elle n’a voulu distinguer entre les hommes selon leur race, selon leur couleur, selon leur confession, mais toujours et seulement selon leurs mérites, selon leurs vertus et selon le rôle qu’ils peuvent remplir dans le concert social ».
Prétendra-t-on que ce volontarisme serait critiquable ? Qu’exalter les mérites, les vertus et l’utilité sociale ferait bon marché de l’impuissance des faibles ?
Ce serait un terrible contresens à l’égard de celui qui disait :
« J’ai toujours pensé que nous ne sommes dignes de la liberté que si nous savons la procurer aux autres ».
Jean-Christophe Maymat, dans son beau discours de premier secrétaire dont vous avez entendu les extraits, a cité la phrase de Saint-Just à qui Monnerville avait emprunté son nom de résistant :
« Le calme est l’âme de la tyrannie, la passion est l’âme de la Liberté ».
A chaque moment de sa vie, cette passion l’a habité.
Il l’avait reçue de son père, révoqué de la fonction publique en 1910 par le gouverneur Rodier pour avoir refusé de soutenir aux élections le candidat officiel.
Saint-Yves Monnerville, le fils de l’esclave, était lié comme par un pacte mystique avec la liberté.
Mort avant que son fils Gaston n’ait pu le revoir, c’est sa mère qui transmettra au jeune homme encore hésitant sur son avenir professionnel, une sorte de testament moral :
« A son lit de mort, ton père a répété ce qu’il avait toujours dit : je désire qu’aucun de mes fils ne soit fonctionnaire ! ».
Passion de la liberté conçue non comme la faculté de s’exalter toujours soi-même sans frein ni limite, mais comme un bien commun qui se conquiert et qui se défend avec les autres hommes :
« Pour nous (dit-il encore) l’égalité civile, civique et politique est le premier des biens ; c’est elle qui conditionne la vraie liberté. La liberté sans l’égalité, ce n’est qu’un mot, une chimère théorique ; selon mon sentiment, seule l’égalité lui donne sa valeur, sa substance, sa saveur, sa réalité ; et la fraternité vient parachever ce triptyque, rendre harmonieuse, heureuse même parfois, la vie collective des humains. Autrement dit, cette recherche de l’égalité se confond avec celle de la justice ».
Passion pour la liberté donc passion pour la justice.
Sa répugnance à l’égard du bagne de Cayenne, qu’il fit supprimer en 1931 au point de perdre son mandat parlementaire à cause des conséquences économiques néfastes qui en découlèrent momentanément, était radicalement différente des motifs de refus qu’oppose parfois telle ou telle commune de France à l’implantation d’un centre de détention ou d’un établissement social peu flatteur.
Cette aversion était née de la compassion qu’il éprouvait pour ces malheureux forçats et peut-être plus encore pour les anciens bagnards libérés.
Dans son livre de souvenirs, il décrit ces hommes sous-alimentés qu’il a vus dans son enfance, en proie aux maladies et quasiment sans soin.
Ne trouvant pas de travail convenable, « ils traînaient misérables dans les rues et sur les places ».
Le jeune Gaston Monnerville juge alors très noble de prendre leur défense, « même s’ils n’étaient pas toujours innocents ; et encore plus celle des opprimés ».
Passion pour la liberté d’où naît sa certitude qu’il doit devenir avocat.
Au procès des assises de Nantes où l’on juge l’affaire Galmot, il conclut en ces termes :
« Messieurs les jurés, la France nous a enseigné qu’il faut mettre avant tout, au-dessus de tout, le respect de la personne humaine et la sauvegarde de nos libertés. Si l’on ne nous a pas trompés, s’il est exact – ainsi qu’on nous a appris à le penser – que rien n’est plus sacré que la liberté de l’individu ; s’il est exact qu’un homme n’est digne de considération et d’estime que dans la mesure où il a conscience de sa dignité d’homme, et où il l’a défend, même au prix de sa vie, comment pourrez-vous reprocher aux Guyanais, outragés et tyrannisés de s’être spontanément dressés en ces chaudes journées d’août 1928 pour la défense de leur liberté ? ».
C’est encore et toujours cette même passion qui l’anime lorsqu’il s’élève contre le statut des Juifs et quand il les défend devant les juridictions du sud-est de la France où il s’est momentanément retiré en attendant d’entrer dans les maquis d’Auvergne.
Le 31 août 1942, à Châtel-le-Guyon il est avec Edouard Herriot et Jules Jeanneney, présidents, l’un et l’autre, des deux assemblées parlementaires dont un décret-loi vient de suspendre le bureau.
Il concourt à la rédaction de la lettre qu’ils écrivent à Pétain où l’on peut lire :
« Les Français sont prêts à tous les efforts pour réparer le désastre de la Patrie … Mais ils gardent leur foi dans les institutions de liberté. Il est impossible que la liberté meure dans le pays où elle est née et d’où elle s’est répandue dans le monde. Le grand danger prochain est qu’elle ne puisse plus être reconquise sans des convulsions que le devoir serait, en réalité, de conjurer ».
Et de stigmatiser l’exclusion de Français de la communauté nationale en raison des lois anti-juives de Vichy.
Passion de la liberté, inséparable de l’égalité et de la fraternité.
Militant de la Ligue des droits de l’homme, il se tient, dès les débuts de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, aux côtés de son fondateur Bernard Lecache.
Il est le promoteur de la loi de 1972 réprimant les diffamations et injures à caractère raciste, antisémite et xénophobe, ainsi que l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à un groupe, une ethnie, une race ou une religion déterminée.
L’avocat, le législateur et le militant ne font qu’un.
Par-delà la liberté, ce que Gaston Monnerville a ardemment recherché toute sa vie, c’est la justice.
La liberté sans l’égalité n’est qu’un mot, disait-il, et la recherche de l’égalité se confondait à ses yeux avec celle de la justice.
Il rappelait volontiers la définition de la justice donnée par le grand Clémenceau :
« Justice, un bien petit mot ? le plus grand de tous en-deçà de la bonté ».
Il n’existe pas de hasard.
Gaston Monnerville découvrit, enfant, qu’au moment où il naissait sur cette terre de Guyane, un capitaine Juif endurait des tourments atroces à quelques encablures du rivage, dans l’île du Diable.
Quand il fut en âge de comprendre qu’Alfred Dreyfus avait été déporté parce qu’on lui reprochait d’être Juif, d’être un homme d’une race différente, son âme, dit-il, fut en ébullition et il comprit qu’il vouerait sa vie au combat contre l’injustice.
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Mesdames, Messieurs, puisse l’humble hommage que nous lui rendons donner le goût à nos contemporains et à leurs enfants de cultiver plus que la mémoire d’un homme, l’héritage de sa pensée et l’exemple de sa vie.
Puissions-nous, avec ferveur, comme il se rendait chaque année sur la tombe de l’abbé Grégoire et sur celle de Félix Schœlcher, nous dire en passant devant le médaillon à son effigie, ou lorsque nous entrerons dans la salle qui porte désormais son nom, qu’il n’y a pas de plus grande destinée que celle de l’avocat ni de plus belle ambition que de servir et de garder avec intransigeance les droits de la personne humaine !
Quels que soient les malheurs des temps présents et à venir, puissions-nous comme Gaston Monnerville demeurer toujours les soldats, les résistants et, s’il le faut, les maquisards de la liberté !
Paris,
Maison du Barreau le 14 avril 2008
Christian Charrière-Bournazel
Bâtonnier de l’Ordre des avocats à la
Cour d’appel de Paris