CCB/VP
11.10.11
REMISE DES INSIGNES DU MÉRITE À Mme FLORENCE ACHACHE LE 11 OCTOBRE 2011
Mesdames et Messieurs les Hauts Magistrats,
Mesdames et Messieurs les Bâtonniers,
Chers distingués invités,
Chers consœurs et confrères,
Mesdames,
Messieurs,
Chère Florence,
Vous m’avez conféré le privilège de vous décorer, aujourd’hui, au nom de la République.
Je n’en suis pas seulement ému, j’en suis intimidé.
Cette salle, en effet, vibre encore de la voix de Pierre Achache, votre père et mon ami, qui fut l’âme du Palais Littéraire et avec qui j’ai partagé l’aventure du Conseil de l’Ordre voici maintenant vingt-cinq ans !
Les morts ne sont pas morts et je le sens nous observer avec toute sa tendresse pour les siens.
Ma timidité envers vous tient à votre personnalité tout à fait singulière. Vous parcourez le monde et la vie avec une constante bonne humeur. Je n’ai jamais vu sur votre visage, comme sur celui d’Arlette, votre mère, la moindre ombre, la moindre trace d’amertume ou de colère : votre sourire inaltérable est à la fois le signe de votre profonde harmonie et de votre sens de l’humain. Il est, en même temps, une sorte d’armure sur laquelle s’acharnent en vain les médiocrités ou les peines.
Cette alchimie particulière vous caractérise : vous promenez sur toute chose et sur tout être un visage d’enfant radieux ; mais vous êtes née un 26 juillet sous le signe du lion !
L’histoire de votre famille vaut la peine d’être rappelée et c’est pour moi un honneur d’évoquer ici ceux à qui vous attache plus qu’un souvenir pieux, une admiration amoureuse qui a contribué à façonner votre âme.
Jules Achache, d’abord, votre grand-père paternel, soldat de la Grande Guerre, mort en 1941 des blessures qu’il avait reçues aux Dardanelles et à Verdun. Pierre, votre père, avait alors seulement sept ans et votre grand-mère Hermance attendait son deuxième enfant, votre tante Colette, aujourd’hui disparue.
En cette sombre période de l’Occupation, votre grand-mère, à qui la mort vient d’arracher son mari, se retrouve seule avec son petit garçon et la petite fille qu’elle n’a pas encore mise au monde. Sa sœur Fanny quitte immédiatement Alger et parcourt la France à sa recherche pour l’emmener avec elle en lieu sûr, de l’autre côté de la Méditerranée.
Le petit Pierre Achache y fera ses études, entouré de l’affection de sa mère et de sa tante.
Vous évoquez, avec tendresse, cette grand-mère remarquable qui, malgré les épreuves et les difficultés de la vie, a conservé jusqu’au bout une joie de vivre inébranlable. On croirait la reconnaître à travers vous.
Arlette, votre mère, est la fille de Franz Klausner, suisse-allemand catholique, amoureux des lettres classiques et de l’hébreu. À Thagaste, la ville où naquit Saint Augustin, il rencontra votre grand-mère, issue de la bourgeoisie juive d’Algérie, et l’épousa. Il appartenait à cette élite intellectuelle et spirituelle qui fit la grandeur de l’Europe de la première moitié du XXème siècle, à la manière d’un Stefan Sweig. Tandis que l’avènement du nazisme conduisit ce génie malheureux au suicide, Franz Klausner, lui, ne supportant pas la neutralité de la Suisse, s’engagea en 1940, avec le soutien de sa femme, dans la Légion étrangère. La Légion étrangère, quel paradoxe pour ce grand bourgeois suisse et chrétien. Il était de bon sang, un sang de chevalier !
Gravement blessé au Monte Cassino, il fut soigné avec hargne par les Allemands qui le considérèrent comme un traitre et voulurent à tout prix le faire parler avant de le déporter. Il survivra miraculeusement dix années à son retour de captivité, dix ans dont vous dites qu’il les employa à transmettre à ses deux filles, Arlette et France, l’amour des lettres classiques et le sens de la liberté que vos propres parents vous ont ensuite enseignés.
Il a dû partager avec Pierre son goût pour le théâtre dont, à votre tour, votre enfance fut marquée. Marielle, votre sœur aînée de quatre ans, a hérité le goût littéraire de votre grand-père et a intégré l’École Normale Supérieure en lettres classiques avant de devenir titulaire de l’agrégation et maître de conférences à la Sorbonne. Elle a rejoint les auteurs prestigieux de la collection Guillaume Budé pour y préparer une édition du Livre 30 de Tite-Live.
Cyrille, de deux ans votre aîné, est aussi bon juriste que mathématicien. Ses trois enfants se partagent les traditions familiales : Frantz, étudiant en droit à Assas, Aurélien qui veut devenir metteur en scène et Pierre qui cultive à neuf ans sa curiosité d’enfant.
Ce goût du théâtre qui vous a fait fréquenter le conservatoire et assister au Soulier de satin dans ses versions intégrales, vous a aussi menée jusqu’à Épidaure pour y entendre jouer dans le texte grec les tragédies et les comédies d’Eschyle, Sophocle, Euripide ou Aristophane. Car vous êtes aussi une citoyenne du monde. À peine née, vous voici entraînée par Pierre et Arlette au Canada où vous avez vécu vos deux premières années. Puis, à peine âgée de quatre ans, au Congo Brazzaville. Enfin vous multipliez les allers-retours incessants entre cette Grèce que vous adorez et le Paris de votre barreau.
Dans cette Grèce où les colonels avaient pris le pouvoir le 21 avril 1967 (je m’en souviens encore), vous arriviez en « petits ambassadeurs de la liberté » après avoir traversé la Yougoslavie. Tout cela s’est imprimé au plus profond de vous-même d’une étonnante manière, comme le souvenir de Pointe Noire au Congo où vous vîtes en même temps l’homme qui marchait sur la lune et les sorciers qui sortaient de l’eau « pas mouillés ».
Mais cette juxtaposition d’existences, de lieux où vous avez vécu, où vous vivez encore, ces voyages, ces séjours, ces descentes à ski avec vos neveux et nièces bien-aimés, ceux que j’ai cités et aussi les enfants de Marielle (Carlo, Giuliano et Gabriela) ne procèdent d’aucune boulimie ni d’aucune précipitation. Au contraire, l’intensité de chaque minute et l’espérance d’une plus intense à venir ne vous rendent ni fébrile, ni superficielle.
Pour voyager, vous préférez les modes de transport les moins rapides et les plus agréables. Vous me rappelez la phrase du Petit Prince à qui l’on venait de vanter une pilule miraculeuse qui fait gagner du temps parce qu’elle dispense de boire. Il avait tout simplement répondu : « Moi si j’avais dix minutes à perdre, je m’acheminerai tout doucement vers une fontaine ». Il y a en vous, derrière cet éternel sourire qui masque votre pudeur, une âme profonde, sensible, réjouie de tout ce que la vie nous offre et qui le savoure avec une sorte de délectation mystique, sans en faire le moindre bruit, ni le moindre spectacle.
Ce n’est pas un hasard que votre passion la plus ardente soit dédiée au chant lyrique auquel vous vous exercez grâce à Mme Anne Epstein, votre professeur depuis bientôt cinq ans, alors même que vous ne vous produisez jamais en concert. Vous ne chantez que pour vous et pour elle.
Notre bâtonnier a parlé de l’avocat que vous êtes. Il n’a pas épuisé le sujet. Qui pourrait l’épuiser d’ailleurs puisque vous parlez, là encore, très peu de vous, préférant évoquer ceux que vous avez admirés et aimés et ceux avec lesquels vous travaillez toujours ?
Naturellement, vous avez été élue secrétaire de la Conférence. Dans la promotion dont Luc Brossolett était le premier et Grégoire Lafarge le septième. Vous avez eu comme maîtres de stages le bâtonnier Lafarge, sa sœur Renée Boyer-Chamard et leur associé Jean-Charles Guillard. Vous y avez noué des amitiés indéfectibles avec Pauline Perrin-Jeol, Frédéric Sicard et François d’Andurain, tous avocats de très grande qualité.
Plus tard, Bruno Valluet vous a associée. Son neveu, Nicolas, est votre double professionnel. Vous exercez en communauté de moyens avec José Arilla et Sophie Bara. Vos collaborateurs, particulièrement en droit social, à qui, je suis presque chargé d’annoncer une future carrière d’associés, vous ont permis, avec Nicolas Valluet, d’assurer le Conseil de l’Ordre.
Je salue Delphine Cazenave, Carole Helmer et la dernière Gaëlle Leger.
Comme vous ne parlez jamais de vous, ce sont encore vos assistantes, à qui vous avez souhaité que je rende hommage : Nicole Guetton, aujourd’hui partie à la retraite, Véronique Chapal dont vous dites qu’elle trouve toujours le mot juste pour apaiser un client et Anne Judéaux qui a pris en main la communication électronique. Neddy Spencer et Claudette Perier, qui viennent de vous rejoindre, ont déjà toute votre amitié et votre estime.
Votre exercice professionnel préféré est celui du droit du travail dont vous dites joliment que c’est le droit du possible puisqu’on peut y faire évoluer les juridictions dans une relation concrète avec l’humain. Vous aviez été initiée à cet exercice au cabinet de Philippe Lafarge. Vous y aviez noué une amitié profonde avec Frédéric Sicard qui, dans les derniers jours du mois de septembre 2007, vous a convaincue de vous présenter au Conseil de l’Ordre. Vous avez alors fait équipe avec Antoine Beauquier pour cette aventure et vous avez été élus tous les deux.
Vous n’avez pas chômé.
En 2008, Frédéric vous a chargé pendant un an de lui adresser le compte-rendu du Conseil pour qu’il paraisse dans Le Bulletin du Barreau. Je viens de l’apprendre et vos mérites, à mes yeux, s’en trouvent accrus.
Vous vous êtes occupée du Tricentenaire de la Bibliothèque, vous avez travaillé, sans désemparer, aux commissions de l’exercice, de la déontologie, du respect du contradictoire, du règlement des difficultés de l’exercice en groupe, de l’arbitrage des honoraires, de l’exercice professionnel des femmes ainsi que de l’observatoire des discriminations que nous venions de créer.
Vous avez, toujours pendant cette année 2008, rempli le rôle d’instructeur avec une conscience, une précision et une bienveillance remarquables.
Tout militait pour que je vous demande de devenir, en 2009, coordinatrice de l’autorité de poursuite en même temps que vous avez poursuivi vos missions précédentes à l’exception, bien sûr, de celle d’instructeur.
Vous avez manifesté, sans relâche, une compétence et une conscience exemplaires. Que vous dire de plus ? Je n’ose.
Vous ne m’avez interdit aucun sujet. C’est vous qui m’avez engagé à parler de ceux que j’ai nommés. Il n’y a qu’une personne sur qui vous restez discrète, vous-même. Et pourtant, ce n’est ni par confusion, ni par je ne sais quelle gêne, ni par goût du secret.
Vous êtes naturellement portée vers les autres au point de ne pas d’abord parler de vous. Mais il n’y a rien d’obscur ni de trouble en vous et vous répondez tout naturellement aux questions que l’on vous pose.
C’est ainsi que j’ai appris l’existence de Rafael : vous vous étiez rencontrés sur les bans de la faculté. Vos camarades de promotion de la Conférence l’avaient surnommé Rafton. Il a très vite quitté le barreau pour devenir artiste-peintre et vous dit simplement : « Nous nous sommes quittés il y a maintenant un peu plus de dix ans ».
Il en va ainsi des épisodes de votre vie : chacun à son tour contribue à façonner votre âme et ce qui s’est défait de votre histoire vous laisse intacte et enrichie. C’est une forme de grâce que cette sagesse. Une phrase de Bernanos vous va comme un gant : « Une vie réussie n’est que l’accomplissement d’un rêve d’enfant réalisé dans l’âge mûr ». Vous êtes loin de l’âge mûr et vous continuez à féconder vos rêves.
Merci pour ce que vous êtes, merci pour ce que vous avez donné à vos confrères et que vous donnez encore. Merci de m’avoir permis, pour toutes ces raisons, de vous dire, ce soir, solennellement et amicalement :
« Florence Achache, au nom du président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier dans l’Ordre national du mérite ».
Paris, le 11 octobre 2011
Christian Charrière-Bournazel