CCB/VP
12.02.07
Mesdames, Messieurs,
Georges Bernanos, né le 20 février 1888 à Paris, où ses parents résidaient pendant l’hiver, est mort le 5 juillet 1948 à l’hôpital américain de Neuilly.
Il venait d’avoir tout juste soixante ans, lui qui avait fait dire à la prieure du carmel de Compiègne dans l’admirable Dialogues des carmélites :
« Mais quoi ! A cinquante neuf ans, n’est-il pas grand temps de mourir ! ».
Élève des Jésuites à Paris où il fut le compagnon du Général de Gaulle, il termina ses études dans un charmant petit collège provincial à Aire-sur-la-Lys, c’est ainsi qu’il le qualifiait lui-même dans une notice biographique qu’il écrivit en 1945.
Cependant, quand il évoquera son enfance d’écolier, il décrira « les préaux funèbres, les réfectoires à l’haleine grasse et l’interminable étude où une petite âme harassée ne peut partager avec Dieu que l’ennui ».
Il n’y a ni contradiction, ni paradoxe.
Bernanos a pleinement vécu sa vie d’enfant, d’adolescent et d’homme en assumant tous les risques spirituels, toutes les tribulations matérielles et toutes les souffrances, celles de la première guerre mondiale, de la décomposition morale de l’entre-deux guerres et de la honteuse reddition de l’Etat français, tout en ne cessant d’espérer.
Son amour de la vie, il l’exprima un jour en ces termes :
« Mes amis, quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai osé le dire ».
Il n’exprimait pas un amour de jouissance où, préoccupé de lui-même, il aurait glané les plaisirs. C’est un amour total, à la fois charnel et spirituel, créateur et oblatif.
Sa destinée individuelle indissociable de celle de tout le genre humain est toute entière transfigurée par sa foi. Non la volonté de croire à travers des présupposés dogmatiques ou des raisonnements de savants clairs, mais une donnée, une évidence si forte qu’il n’est point d’acte, de hasard, d’évènement voulu ou subi qui n’ait un retentissement dans l’éternité.
« On ne va à l’espérance qu’au-delà du désespoir, comme au bout de la nuit se lève une nouvelle aurore ! ».
Cet écrivain de l’essentiel avait su, dès son jeune âge, qu’il n’était pas appelé à une vocation sacerdotale mais, empoigné par la certitude de Dieu, il avait écrit dès l’âge de quinze ans à son ami l’abbé Lagrange qu’il voulait écrire pour témoigner et non pour écrire « de jolis livres pour de jolis yeux dans une jolie maison ».
De la sorte, ses romans, tous ces romans, à l’exception de la Nouvelle histoire de Mouchette et de Monsieur Ouine, mettent en scène des prêtres. Non des caricatures ou des archétypes, mais des personnes vivantes et uniques depuis le médiocre ou l’imposteur jusqu’au saint, en passant par les clercs titrés et chamarrés plus préoccupés du pouvoir que de l’absolu tels qu’il les dépeint dans l’essai de sa jeunesse intitulé Jeanne relaps et sainte.
Ils n’ont rien de désincarné, bien au contraire. Si j’ai choisi de vous parler d’eux, c’est parce qu’à travers ces visages variés et incomparables, Georges Bernanos nous a ouvert, que nous soyons croyants ou non, des espaces de méditation prodigieusement riches sur notre condition humaine et ses rapports avec l’absolu.
Je ne me suis livré à aucune analyse thématique. J’ai simplement choisi de vous parler de quelques uns de ces grands visages de prêtres après vous avoir livré quelques réflexions sur la spiritualité même de Bernanos.
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I – BERNANOS ET L’ESPRIT D’ENFANCE
Georges Bernanos n’a jamais cultivé aucune nostalgie et l’obsession qu’il a de l’enfance n’a rien à voir avec les attendrissements, même les plus légitimes, que chacun de nous peut nourrir à l’égard du paradis perdu de nos premières années.
Il exprime cette idée dans Les enfants humiliés, alors qu’il est parti au Brésil au début de la guerre pour ne pas voir son pays « vomir dans le caniveau les restes de sa paix honteuse » :
« Je n’ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre à demi, je le perdrais s’il ne m’était plus nécessaire, s’il ne m’était plus nécessaire de me sentir Français. Le reste importe peu à mes yeux. Certaine nostalgie des déracinés m’inspire même plus de dégout que de compassion. Ils pleurent les habitudes perdues, ils geignent sur des moignons d’habitudes encore vifs et sanguinolents, ils ont mal à la France comme le manchot au pouce de sa main amputée.
Rien ne fera jamais de moi un déraciné, je ne vivrai pas cinq minutes les racines en l’air, je ne serai déraciné que de la vie. Tant que je vivrai, je tiendrai au pays comme à l’enfance … ».
L’esprit d’enfance se confond avec l’espérance. Rappelons la préface des Grands cimetières sous la lune :
« Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupes fourbues, troupes aracées, blanches de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Telle que mon enfance vous a rêvé ».
Et plus loin :
« Oh ! Je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père ».
Et cette admirable préface se termine par cette dernière phrase :
« Amère ironie de prétendre persuader et convaincre alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs ».
L’esprit d’enfance, selon Bernanos, n’a donc rien à voir on ne sait quelle naïveté ou douceur suave qui s’apparenterait d’ailleurs aux dodelinements d’un vieillard gâtifiant. L’enfance n’est pas résignée. Elle peut même être révoltée :
« J’ignore pour qui j’écris, mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier – aux yeux de qui ? – je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe. Je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. Je veux bien lui apprendre à souffrir, je ne le détournerai pas de souffrir, j’aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n’est le plus souvent qu’un passage, au lieu que la déception n’appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l’enfer ».
Aux antipodes de l’esprit d’enfance, il y a les vieillards, les imbéciles, les imposteurs, les notables gavés d’illusions :
« Si loin que je remonte vers le passé, je ne me souviens pas d’avoir eu beaucoup d’illusions. L’illusion, c’est le rêve à bon marché, fil et coton, le rêve trop souvent greffé sur une expérience précoce, le rêve des notaires futurs ».
Bernanos disait d’ailleurs que s’il avait à recommencer sa vie, il tâcherait de refaire ses rêves encore plus grands « parce que la vie est infiniment plus grande et plus belle que je n’avais cru, même en rêve, et moi plus petit ».
L’enfant bernanosien rêve de saints et de héros, « négligeant les formes intermédiaires de notre espèce ».
D’ailleurs, dit-il, elle existe à peine :
« Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma – qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, de lui donner leur nom d’homme. Bref c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions ».
Cette extraordinaire clairvoyance de l’enfant qui ne se trompe pas sur l’absolu, c’est celle-là même que nous verrons à l’œuvre dans les portraits de prêtres que j’évoquerai dans un instant.
Le regard de Bernanos sur le réel est aussi précis qu’un laser et tranchant comme un glaive :
« Je n’ai jamais pris … les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils ».
La force qui fait tenir debout, c’est l’espérance.
« L’espérance, voilà le mot que je voulais écrire. Le reste du monde désire, convoite, revendique, exige, et il appelle tout cela espérer, parce qu’il n’a ni patience, ni honneur, il ne veut que jouir et la jouissance ne saurait attendre, au sens propre du mot ; l’attente de la jouissance ne peut s’appeler une espérance, ce serait plutôt un délire, une agonie ».
L’homme déjà mûr, mobilisé en 1914 à l’âge de vingt-six ans, a vécu ainsi la monstrueuse guerre civile européenne engloutissant des enfants purs sous les yeux de ce qu’il n’appelle pas l’Arrière mais le Derrière, d’un côté le Front, de l’autre le Derrière, c’est-à-dire une société vidée de sa jeunesse où grouillent les affairistes, les vieillards et les notables, une société perdue et déshumanisée qu’il décrit de la sorte :
« S’il est vrai que l’homme est pourvu d’une glande qui préside aux échanges sociaux, celle de notables est sans doute monstrueusement hypertrophiée, ils ressemblent à la vache présentée jadis par Barnum, dont les mamelles dépassaient en volume le corps même de l’animal et qui gisait, cloué au sol par cette outre énorme, qui d’ailleurs ne secrétait plus que du vent ».
L’égoïsme satanique de ces notables, courant après les honneurs ou l’argent, s’oppose avec toute sa force. Georges Bernanos, qui avait fait le choix de la pauvreté malgré ses six enfants, et qui disait :
« J’écris aujourd’hui aux terrasses des cafés comme j’écrivais naguère dans les wagons de chemin de fer. Pour ne pas être dupe de créatures imaginaires. Pour retrouver d’un seul regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie et de la douleur ».
Mesdames, Messieurs, il m’est apparu essentiel, avant de nous attarder aux personnages les plus marquants des prêtres de son œuvre, de rappeler de quoi était fait le chrétien Bernanos, de quoi était nourrie l’espérance bernanosienne.
Bernanos, ai-je déjà dit, n’a pas dépeint des stéréotypes. Parmi les prêtres qui figurent dans son œuvre, il y a des saints, mais il y a aussi des médiocres et des imposteurs.
Je parlerai d’abord des derniers pour terminer par les plus belles figures, l’abbé Donissan inspiré du curé d’Ars, l’abbé Chevance et enfin le cher curé d’Ambricourt, le seul de ses personnages dont il disait qu’il n’avait pas osé lui donner de nom, mystérieuse réticence à nommer la plus accomplie de ses créatures.
II – PRÊTRES D’APPAREIL, MÉDIOCRES, IMPOSTEURS
Georges Bernanos ne s’est pas essayé à faire une peinture sociale du prêtre médiocre ou du prêtre imposteur. Il ne s’intéresse jamais à lui pour lui-même comme s’il s’était agi de faire de l’esthétisme avec un monstre à la manière d’un Jérôme Bosch ou de Goya.
S’il s’attarde à des portraits de médiocres ou d’imposteurs, c’est pour mettre en évidence l’affrontement qui l’obsède du bien et du mal, cette lutte jamais achevée qui n’épargne aucune conscience et qui peut même faire succomber ceux-là même qui à la sortie de l’adolescence avaient choisi de tout donner dans une effusion incomparable et qui, à la manière de Luther, ont « tourné comme une mauvaise sauce ».
Il s’attaque à ce mystère poignant à propos de Jeanne. Le personnage de Jeanne d’Arc ne pouvait que le captiver, moins parce qu’il avait épousé une descendante directe du frère de Jeanne d’Arc, que parce qu’en la bergère de Don Rémi sont incarnées au plus haut degré les vertus d’enfance.
La légende attachée à la petite suppliciée de Rouen voudrait qu’elle eût été jugée par des clercs vendus aux Anglais, auxquels elle aurait résisté tant bien que mal et qui, en puissants collaborateurs, auraient fini par obtenir sa mort pour complaire à l’envahisseur.
Que dit Bernanos :
« La merveille, c’est qu’une fois, une seule fois dans le monde peut-être, l’enfance est ainsi comparue devant un tribunal régulier, mais la merveille des merveilles, c’est que ce tribunal ait été un tribunal de gens d’Église et non pas un tribunal pour rire !
On doit même hardiment reconnaître qu’aucun ne fut plus respectueux du droit formel, plus soucieux d’éviter ce que nous appellerions aujourd’hui un cas de cassation, plus habile à mettre en branle et à régler la marche d’une gigantesque machine à procédure.
Car la légende d’une instruction bâclée, d’un jugement non motivé selon les règles, tombe d’elle-même à la lecture des textes, n’a jamais égaré que d’innocentes pensionnaires ».
Et il le démontre en nommant l’un après l’autre tous les clercs présents :
« Pour tout esprit non prévenu, c’est bien assez que de citer, après Frère Jean le Maistre, représentant Frère Jean Graverent, inquisiteur de la perversité hérétique déléguée par le Saint Siège dans tout le royaume de France, le vénérable chapitre de Rouen, l’Official de la même ville, Mgr Gilles, abbé de Fécamp, l’archidiacre d’Eu, l’archidiacre d’Évreux, Mgr l’Évêque de Coutances, Mgr l’Évêque de Lisieux, Mgr l’Évêque de Thérouanne, Mgr l’Évêque de Noyon, le Révérend abbé de Jumièges, le Révérend abbé de Cormeilles et cinquante trois docteurs, licenciés ou bacheliers, c’est-à-dire l’illustre Université de Paris, notamment cette faculté de théologie, redoutée des papes et souveraine arbitre des rois, composée de presque tout ce que la chrétienté compte alors de théologiens éminents, réguliers de tous les ordres, séculiers de toutes les nations, « les plus haultes gens qui soient au monde », dira Jouvenel des Ursins … ».
Et lorsque Denis Gastinel, licencié, dit de Jeanne d’Arc : « Elle se prend pour une autorité, un docteur, un maître, alors qu’elle est véhémentement erronée, pfismatique, hérétique ! », Bernanos commente en ces termes :
« La grimace de ce licencié méprisant remonte jusqu’à nous, du fond de cinq siècles – de cinq siècles ou de quel autre abîme sans oreilles et sans yeux ? ».
Et de stigmatiser ces prêtres et ces clercs représentant les plus autres autorités de l’Église torturant et brisant l’enfance au nom de l’Évangile.
Il les a décrits auparavant comme des bourgeois qui vont faire la sale besogne sans que leur âme en soit troublée :
« Ils s’agitent sur leur siège, clignent de l’œil vers les greffiers, gonflent leurs joues, ronflent comme des chats. Parfois l’un d’eux s’endort et choque du menton sur le pupitre, ou laisse aller un petit rot, qu’il rattrape gravement, d’une main canoniale, puis le silence retombe, et l’ennui ».
La mécanique du pouvoir qui s’est mise en place contre l’incandescence irréductible de cet enfant pur est, aux yeux de Bernanos, proprement diabolique. Elle vient d’un autre monde, d’un autre temps, d’une sorte de trou noir qui absorberait toute clarté et ne laisserait rayonner aucune lumière.
Comment, alors, est concilié spirituellement le saint et l’imposteur, l’appareil déshumanisé de l’Église et l’église mystique ?
Bernanos nous le dit d’une manière quasi inspirée :
« L’heure des saints vient toujours. Notre Église est l’Église des saints. Qui s’approche d’elle avec méfiance ne croit voir que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. Mais notre Église est l’Église des saints. Pour être un saint, quel évêque ne donnerait son anneau, sa mitre, sa crosse, quel cardinal sa pourpre, quel pontife sa robe blanche, ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait avoir la force de courir cette admirable aventure ? Car la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Qui l’a une fois compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chère mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine. Notre Église est l’Église des saints. Mais qui se met en peine des saints ?
On voudrait qu’ils fussent des vieillards plein d’expériences et de politique, et la plupart sont des enfants. Or l’enfance est seule contre tous ».
III – SOUS LE SOLEIL DE SATAN
Publié chez Plon en 1926, Sous le soleil de Satan est le premier roman de cet écrivain engagé connu d’abord pour ses essais et écrits de combats. Il a trente-huit ans.
Inspiré de l’histoire du curé d’Ars.
Un paysan mal dégrossi, « un jeune prêtre mal léché », pour reprendre l’horrible expression de l’abbé Demange, entièrement donné à Dieu dans une humble et totale dépossession de soi, vit un affrontement surhumain avec le mal :
« Ah ! plutôt le désespoir (…) et tous ses tourments qu’une lâche complaisance pour les œuvres de Satan ».
Celui que Bernanos appelle « le futur saint de Lumbres » ou encore « le nouveau curé d’Ars », vit dans une tension surhumaine un face-à-face avec le mal, non pas l’illusion d’en triompher, mais d’en épargner les autres jusqu’à abandonner son propre salut pour le leur.
Autour de lui gravite « les formes intermédiaires ». Du prêtre médiocre au prêtre mondain en passant par de belles figures de clercs qui sont habités par un véritable idéal de foi et de charité mais dont la vie n’a pas nécessairement préservé l’esprit d’enfance ou qui ne sont pas allés pour eux-mêmes au bout de la quête de l’absolu, tout en reconnaissant en lui l’enfant, le héros, le martyr.
Rappelons brièvement deux épisodes de ce prodigieux roman qui mettent en lumière l’antithèse entre le héros et le monde.
Le livre commence par l’histoire de Germaine Malorthy, une fille de petits bourgeois cossus qui n’ont jamais fait autre chose que confronter leur conscience et leur livre de compte et qui, séduite par un minable châtelain de village, a vu se décomposer son rêve au moment où, s’enfuyant de chez elle pour le retrouver, il a pensé pouvoir la renvoyer avec de bonnes paroles, grosse de l’enfant qu’il lui avait fait. Elle a pris son fusil et l’a tué.
Cette enfant perdue, devenue alors la maîtresse du médecin du coin, vicieux et veule, de surcroît député socialiste, elle va au bout de sa révolte et de son désespoir jusqu’à sa rencontre avec l’abbé Donissan dans un face-à-face terrible :
« Penses-tu que ton pêché me fasse horreur ? A peine as-tu plus offensé Dieu que les bêtes. Tu n’as porté que de faux crimes, comme tu n’as porté qu’un fœtus. Cherche ! Remue ton limon : le vice dont tu te fais honneur y a pourri depuis longtemps, à chaque heure du jour ton cœur se crevait de dégoût. De toi, tu n’as tiré que de vains rêves, toujours déçue. Tu crois avoir tué un homme … Pauvre fille ! Tu l’as délivré de toi (…) Tu te dérobes à Dieu que le pire : la boue dont tu es faite, Satan ! Te crois-tu libre ? Tu ne l’aurais été qu’en Dieu .
Ta vie répète d’autres vies. Toutes pareilles, vécues à plat, juste au niveau des mangeoires ou votre bétail mange son grain. Oui ! Chacun de tes actes est le signe d’un de ceux-là dont tu sors, lâche, avare, luxurieux et menteur. Je les vois. Dieu m’accorde de les voir. C’est vrai que je t’ai vu en eux, et eux en toi. Oh ! Que notre place est ici bas dangereuse et petite ! Que notre chemin est étroit ».
Après cette scène d’une violence inouïe, Mouchette rentra chez elle et se trancha la gorge.
Or la violence de cette scène était le biais par lequel la grâce avait fait irruption en elle. Il a été l’instrument d’une réconciliation avec Dieu puisqu’au moment où elle va mourir, elle exprime le souhait d’être conduite à l’Église.
On en connaît ensuite le récit par la lettre de l’Évêque au Chanoine. La lettre d’un médiocre à qui reste caché l’essentiel.
«La présence au chevet de la mourante (de l’abbé Donissan), en dépit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait être en aucun cas tolérée par Monsieur le Doyen de campagne. J’accorde que ce qui a suivi ne pouvait être prévu d’un homme censé. Le désir de cette jeune personne, manifestée publiquement, d’être conduite au pied de l’Église pour y expirer, ne devait pas être pris en considération. Outre que le père et le médecin traitant s’opposaient à une telle imprudence, ce qu’on sait du passé et de l’indifférence religieuse de Mademoiselle Malorthy autorisait à croire que déjà soignée jadis pour troubles mentaux, l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de l’altercation qui a suivi ! Les étranges paroles prononcées par le malheureux vicaire ! Que dire surtout du véritable rapt commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portée, toute ensanglantée et moribonde à l’Église, heureusement voisine ! De tels excès sont d’un autre âge, et ne se qualifient point ».
Et de souligner que cette conversion in articulo mortis est naturellement invraisemblable et aurait pu couvrir le clergé de ridicule.
On punit l’abbé Donissan en l’envoyant à la trappe en attendant de lui trouver dans le diocèse « un petit emploi, en rapport avec ses capacités ».
Ainsi, se développe tout au long du roman, comme dans tous les romans de Bernanos, une tension tragique aux limites de l’insoutenable entre le saint contre qui s’acharne tout au long de sa route toutes les forces du mal et le monde des êtres ordinaires, qui ne lui renvoient qu’incompréhension, mépris ou exaspération, alors même qu’il ne court son aventure spirituelle que dans l’espoir de les sauver tous.
En réalité, c’est une transposition dans le temps où il vit de la personne du Christ auquel il identifie les personnages de ces saints.
Et précisément parce que l’abbé Donissan, à la manière de Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, est voué à ce face-à-face entre l’innocence qui sait et qui voit et Satan, le mal absolu, Bernanos dans son roman décrit une scène extraordinaire, inspirée du face-à-face de Jésus et de Satan décrit dans l’Évangile, où l’abbé Donissan de nuit se perd, tourne en rond et tombe sur le personnage d’un maquignon. Après avoir échangé dans la nuit des mots banals, le prêtre a un étourdissement et le maquignon le prend dans ses bras jusqu’à ce que sa « bouche immonde » presse la sienne pour lui voler son souffle, dit Bernanos.
Il lui dit :
« Tu as reçu le baiser d’un ami. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraye pas pour si peu. J’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures ! A parler franc je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer … je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau ».
La scène se poursuit jusqu’à ce que comme chez l’évangéliste, Satan vaincu s’en va en lui lâchant ces derniers mots :
« Je t’ai tenu sur ma poitrine ; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur ! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine ».
Et lorsque le prêtre se rue sur lui pour le faire fuir, il ne rencontre « que le vide et l’ombre ».
La troisième scène, la dernière, est inspirée des journées et des nuits passées par le curé d’Ars dans son isoloir où, par centaines, faisant la queue pendant des heures, des malheureuses et des malheureux venaient en quête de quelque chose.
Bernanos parle de « l’ombre sacrée où remuaient les lèvres invisibles, la parole de paix s’élargissant jusqu’au ciel et trainait le pécheur hors de soi, délié, libre ».
Et il ajoute :
« Hélas ! Tandis qu’il se prodiguait ainsi au dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-même que désordre, cohue, la galopade des images emportées, un sabbat plein de grimaces et de cris … suivi d’un affreux silence ».
– « On s’amuse de moi, disait-il, on se sert de moi comme d’un jouet ».
« C’est ainsi qu’il donnait à pleine main cette paix dont il était vide ».
Et Bernanos d’imaginer la confrontation entre une gloire du monde temporel aussi creuse que rayonnante, M. Saint-Marin, dont on affirme qu’il serait la caricature d’Anatole France.
Venu à Lumbres pour y trouver de nouvelles émotions, lui, agnostique et jouisseur devenu impuissant, ayant écrit, sans rougir de son imposture, un livre que Bernanos nomme Le cierge pascal, visite d’abord le presbytère misérable avec dégoût, sans trouver l’abbé Donissan puis se rend à l’Église. Il ne se doute pas que l’abbé Donissan vient d’y mourir dans son confessionnal dans une sublime et dernière méditation :
« Nous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mêmes envieraient l’éloquence et la bonne santé. Notre part n’est point ce que le monde imagine. Auprès de celle-ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, témoigne pour Vous ; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer ».
Lorsqu’il ouvre la porte du confessionnal avec la prémonition de ce qui l’attend, il découvre le cadavre « bien tranquille, telle une sentinelle tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant » dans l’attitude d’un homme que la surprise met debout.
« Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défit : « – tu voulais ma paix, s’écrit le Saint, viens la prendre !!! … » ».
IV – L’IMPOSTURE, LA JOIE
Le temps me manque pour m’attarder sur ces deux admirables romans où l’on retrouve de l’un à l’autre les principaux personnages sans que, disait l’auteur, « ces deux ouvrages prétendent constituer ensemble une suite romanesque ».
L’abbé Cénabre, inspiré de l’abbé Brémond de l’Académie Française, auteur d’un ouvrage que je vous recommande Prière et poésies, s’avise qu’il a perdu la foi.
Mais comme le dit Bernanos, on ne perd pas la foi comme un objet. Le doute, l’angoisse, la tentation du désespoir font partie de notre destinée. L’enfant peut être révolté, abimé par le péché, avili par les autres, il se débat. L’abbé Cénabre, lui, ne croit plus parce qu’il ne veut plus croire et s’installe dans l’imposture, tout caparaçonné dans un orgueil et un mépris des autres d’essence satanique.
En face de lui, l’abbé Chevance, un saint bernanosien qui, dans son agonie, après avoir été humilié par le prêtre célèbre, s’imagine qu’il doit le retrouver et le rencontrer pour le convaincre de se rendre. Il meurt sans l’avoir revu dans une sorte de déréliction poignante, comme s’il avait manqué à un devoir.
En réalité, à la fin du deuxième roman, l’abbé Cénabre, face au cadavre de la petite sainte Chantal de Clergerie, sera foudroyé par la grâce au moment de dire les premiers mots du Notre Père et ne recouvrera pas la raison jusqu’à sa mort.
Une double signification à cet étonnant face-à-face : le choc mystique est d’une telle force qu’aucune raison humaine ne pèse en face de lui. Le deuxième thème est celui de la solidarité des êtres dans une vision chrétienne, appelée la communion des saints : nous vivons et mourons les uns pour les autres ; thème qui sera développé dans les Dialogues des Carmélites où l’agonie de la prieure de Croissy, incompréhensible d’angoisse et de peur, sera le prix que cette femme d’exception paie pour que plus tard, blanche de la force, elle-même rongée depuis l’enfance par la peur, puisse monter à l’échafaud, libre de tout en chantant le Veni Creator.
V – LE JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE
C’est le dernier des romans de Bernanos auquel je voudrais m’attarder ce soir, bien conscient que j’ai été trop long. Mais on ne peut pas forcer la porte de cette œuvre immense pour y grappiller des mots ou des phrases qui feraient une jolie musique ou provoqueraient des sourires légers.
Le journal d’un curé de campagne fut préfacé par André Malraux.
Il rappelle, en commençant, qu’André Gide, à qui il avait dit son admiration pour Sous le soleil de Satan, lui avait répondu : « Tout cela, cher, c’est la lignée de Léon Bloy et de Barbey d’Aurevilly ».
Malraux avait répliqué :
« – En diablement mieux ! ».
A quoi Gide lui aurait répondu :
« – Mais c’est la même chose. Et cette chose m’est contraire ».
André Malraux met cette dernière phrase sur le compte d’une conception du roman qui veut que Balzac, Stendal et Flaubert se soient moins souciés de personnages que de caractères, en rapport avec l’époque historique où ils évoluent, tandis que les écrivains russes peindraient davantage des personnes possédés par une passion avec plus ou moins d’autonomie.
Pour André Malraux, Bernanos représente une rupture :
« Les équivoques entretenues par le mot « roman » s’effacent. Il ne s’agit plus de rivaliser avec l’état civil de la Restauration ni avec celui d’Yonville ; il s’agit de charger des créatures d’exception – presque toujours des prêtres – d’assumer la vocation sacerdotale telle que nous la suggère les saints ».
Nous ne nous attarderons pas sur les personnages de prêtres médiocres ou mondains qui dans Le journal d’un curé de campagne, comme dans les autres romans de Bernanos, ne sont là que pour mettre en relief l’incomparable dimension tragique de l’enfant préservé, héros et martyr.
Tel est le doyen de Blangermont qui dit au curé d’Ambricourt :
« Je vous soupçonne d’être poète (il prononce poâte). Avec vos deux annexes, heureusement, le travail ne vous manque pas. Le travail arrangera tout ».
C’est lui qui avait dit auparavant :
« – Dieu nous préserve des réformateurs !
– Monsieur le Doyen, beaucoup de saints l’ont été pourtant.
– Dieu nous préserve aussi des saints ! »
Le journal d’un curé de campagne, le roman le plus achevé, le plus linéaire et le plus accessible de Bernanos, est celui où s’exprime la confrontation du saint à sept thèmes essentiels chez l’écrivain :
– l’injustice et la pauvreté ;
– l’honneur ;
– l’imposture ;
– l’enfance déchue et l’enfance révoltée ;
– le mensonge et la médiocrité ;
– le suicide et la mort consentie ;
– enfin, l’éruption de la grâce dans une âme fermée.
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– L’injustice et la pauvreté :
C’est le curé de Torcy, prêtre solide, de qui viennent, sur la pauvreté, les méditations les plus profondes :
« Notre Seigneur, en épousant la pauvreté, a tellement élevé le pauvre en dignité qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal (…). On l’aime encore mieux révolté que résigné, il semble appartenir déjà au royaume de Dieu, où les premiers seront les derniers, il a l’air d’un revenant – d’un revenant du festin des Noces avec sa robe blanche (…) ».
La tentation du monde moderne est de faire du pauvre « un petit rentier » selon Bernanos.
« Alors, que veux-tu, l’Etat commence par faire mauvaise fortune bon cœur. Il torche les gosses, panse les éclopés, lave les chemises, cuit la soupe des clochards, astique le crachoir des gâteux, mais regarde la pendule et se demande si on va lui laisser le temps de s’occuper de ses propres affaires ».
Et il conclue :
« Les machines n’arrêtent pas de tourner, les chômeurs de se multiplier, en sorte qu’elles ont l’air de fabriquer seulement des chômeurs, les machines, vois-tu ça ? C’est que le pauvre a la vie dure ».
Pourquoi faut-il exterminer le pauvre ?
C’est parce qu’il est « le témoin de Jésus-Christ », « l’héritier du peuple juif ».
Le curé d’Ambricourt développe, lui, une méditation qui lui revient de l’enfance. Il se rappelle le petit estaminet « une affreuse baraque de planches » où l’on débitait du genièvre aux mineurs trop pauvres pour aller ailleurs, dans un vrai café.
Il lisait sous le comptoir contre lequel les soirs de paie les clients urinaient sans même sortir.
Il lisait les bas-fonds de Gorki.
« Il y a de tout là-dedans, comme on dit. Le gémissement du moujik sous les verges, les cris de la femme rossée, le hoquet de l’ivrogne et ce grondement de joie sauvage, ce rugissement des entrailles – car la misère et la luxure, hélas !, se cherchent et s’appellent dans les ténèbres ainsi que de bêtes affamées ».
Et le saint d’Ambricourt conclue :
« Cela devrait me faire horreur … pourtant je crois qu’une telle misère, une misère qui a oublié jusqu’à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l’épaule de Jésus-Christ ».
La résignation sacrée du curé de campagne le conduit à cette méditation profonde tandis que le curé de Torcy, lui, a connu la révolte contre l’injustice.
Il le met en garde :
« Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour … Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout, ne vas pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux comme un dompteur ! Tu n’échapperais pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que juste ce qu’il faut, et ne la regarde jamais sans prier ».
Luther, pour qui il prie tous les jours, est mort consumé par l’injustice, dénaturé par elle au point d’avoir fini « par porter son foin à la mangeoire des princes allemands, une jolie bande ».
« Sa colère l’avait empoisonné petit à petit : elle était tournée en mauvaise graisse, voilà tout ! ».
– L’enfance abimée et l’enfance révoltée :
Seraphita Dumouchel est une petite fille qui a déjà connu une expérience précoce de la luxure, « ce démon muet », et qui s’accroche à ce jeune prêtre qu’elle pressent plus démuni qu’elle mais d’où lui vient une forme de lumière.
Au cours du roman, après lui avoir manifesté une sorte d’attachement pervers et de jalousie de petite femme, elle est empoignée par sa lumière. Elle est l’occasion d’une méditation sur Satan « qui cherche à s’emparer de la pensée de Dieu, non seulement la hait sans la comprendre, mais la comprend à rebours. Il remonte à son insu le courant de la vie au lieu de le descendre et s’épuise en tentatives absurdes, effrayantes, pour refaire en sens contraire tout l’effort de la création ».
Chantal, la fille du comte d’Ambricourt, est, elle, une jeune fille révoltée. Elle sort de l’enfance. Elle est à l’heure « où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort le long des veines vient se mêler au sang du cœur ».
Déçue jusqu’au fond de l’âme par l’inconduite de son père, elle confesse au jeune prêtre qu’elle a choisi de faire le mal pour le mal. Le prêtre lui répond : « A ce moment-là, vous trouverez Dieu. Oh, je ne m’exprime sans doute pas bien et vous êtes d’ailleurs un enfant. Mais enfin, je puis vous dire que vous partez en tournant le dos au monde, car le monde n’est pas révolte, il est acceptation, et il est d’abord l’acceptation du mensonge. Jetez-vous donc en avant tant que vous voudrez, il faudra que la muraille cède un jour, et toutes les brèches ouvrent sur le ciel ».
C’est qu’elle est de cette race qui lui aura, autant que le monde, celle des révoltés et non des déçus, celle du jeune soldat, son cousin.
– L’honneur :
Car pour Bernanos, rien n’est pire qu’une « certaine fadeur ».
« Il y a des ramollissements du cerveau. Le ramollissement du cœur est pire ».
Sur la route, ces routes qu’aimait Bernanos, dont il disait que qui ne les a pas vues au matin toutes droites entre leurs deux lignes d’arbres ne sait pas ce que c’est que l’espérance, il rencontre un jeune homme qui s’arrête à sa hauteur sur une moto extraordinaire. Bernanos était lui-même passionné de moto.
C’est le neveu du comte. Il est dans la Légion. C’est un soldat, pas un militaire, ayant tout engagé par refus du monde, assumant la révolte et le péché, mais sans se rendre, dans une sorte de défi lancé à Dieu non pas orgueil mais par fierté une provocation permanente qui est, en fait, le cri d’une enfance non résignée.
Son modèle : le soldat laboureur de l’Ancienne Rome. Au lieu qu’il hait le monde dénaturé, ces protecteurs de la Cité représentaient, même quand ils n’étaient pas justes ni purs, « une sorte de justice qui depuis les siècles des siècles hantent la tristesse des misérables, ou parfois remplit leur rêve ».
Au lieu que le monde contemporain a fait de la justice « un instrument de gouvernement comme les autres ».
« Pourquoi l’appelle-t-on justice ? Disons plutôt l’injustice, mais calculée, efficace, basée toute entière sur l’expérience effroyable de la résistance du faible, de sa capacité de souffrance, d’humiliation et de malheur. L’injustice maintenue à l’exact degré de tension qu’il faut pour que tournent les rouages de l’immense machine à fabriquer les riches, sans que la chaudière n’éclate ».
– L’imposture et la médiocrité :
Dans son itinéraire quasi initiatique, le jeune curé d’Ambricourt est également confronté à l’imposture et à la médiocrité.
L’imposture, c’est celle de la gouvernante de Chantal, maîtresse du comte, qui est régulièrement à la messe sans une rougeur au front.
C’est ce que le curé de campagne appelle « cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menus mensonges, de subterfuges, d’équivoques. La carapace garde vaguement la forme de ce qu’elle recouvre, c’est tout ».
Lorsque plus tard, elle lui dira : « Dieu me brisera », il aura cette phrase terrible : « Il n’y a rien à briser en vous ».
Ces espèces de fantômes hantent Bernanos comme celui du prêtre médiocre ou du prêtre mondain. Le prêtre mondain lui fait horreur. C’est quelqu’un qui dîne en ville. Or, on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui meurent de faim.
– Le suicide :
Thème essentiel chez Bernanos, le curé de campagne y est confronté comme bon nombre de ses héros à travail ses livres.
Le mystère du suicide l’obsède. Il a écrit du suicide : « Le noir abîme n’accueille que les prédestinés ».
Phrase mystérieuse qui signifie, non pas qu’on serait prédestiné au suicide à la manière dont les gens s’imaginaient qu’on pourrait l’être pour le salut ou la damnation. Le suicide est l’aboutissement désespéré d’une attente absolue et insatisfaite. Le suicide, au plus fort de la souffrance, est une manière de ne pas se rendre, de ne pas se laisser dissoudre dans le mensonge. Il ne l’exalte pas. Il le constate avec une infinie compassion. Le suicidé n’a pas même conscience qu’il se jette entre les bras de Dieu.
– L’éruption de la grâce :
La scène la plus bouleversante de ce roman est celle du face-à-face entre la comtesse et le jeune prêtre.
Malheureux de saluer « cette densité seule qui, dans la scène capitale de ce livre, secoue les personnages comme la sorcière de la Bible, secoue les ombres des morts, et nous impose le surnaturel avec autant de force que les plus grands visionnaires nous avaient imposé le fantastique ».
Le prêtre est allé au château pour parler à la comtesse de sa fille, Chantal, dont la révolte est pour lui source d’angoisse.
Par-delà l’apparence policée d’une grande dame chrétienne et résignée, le petit prêtre perce le secret d’une âme fermé à Dieu, révolté depuis la mort de son enfant. Il va faire jaillir d’elle la vérité terrible « Dieu m’était devenu indifférent. Lorsque vous m’aurez forcée à convenir que je le hais, en serez-vous plus avancé, imbécile ? ».
De cette scène littéralement dictée, que je vous invite à relire, je veux vous lire ce long extrait :
« Qu’est-ce que vous avez fait de l’enfer, vous autres ?
Une espèce de prisons perpétuelles, analogues aux vôtres, et vous y enfermez sournoisement par avance le gibier humain que vos polices tractent depuis le commencement du monde – les ennemis de la société. Vous voulez bien y joindre les blasphémateurs et les sacrilèges. Quel esprit censé, quel cœur fier accepterait sans dégout une telle image de la justice de Dieu ? Lorsque cette image vous gêne, il vous est trop facile de l’écarter. On juge l’enfer d’après les maximes de ce monde et l’enfer n’est pas de ce monde. Il n’est pas de ce monde et encore moins du monde chrétien. Un châtiment éternel, une éternelle expiation – le miracle est que nous puissions en avoir l’idée ici-bas, alors que la faute à peine sortie de nous, il suffit d’un regard, d’un signe, d’un muet appel pour que le pardon fonce dessus, du haut des cieux, comme un aigle. Ah ! C’est que le plus misérable des hommes vivants, s’il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d’aimer. Notre haine même rayonne et le moins torturé des démons s’épanouirait dans ce que nous appelons le désespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin, l’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi que l’expression familière. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, ou aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même – comprendre est encore une façon d’aimer – pouvait disparaître, pourtant ? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, ô prodige ! L’erreur commune à tous est d’attribuer à ces créatures abandonnées quelque chose encore de nous, de notre perpétuelle mobilité alors qu’elles sont hors du temps, hors du mouvement, fixées pour toujours. Hélas ! Si Dieu nous menait par la main vers une de ces choses douloureuses, eut-elle été jadis l’ami le plus cher, quel langage lui parlerions-nous ? Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ses limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irais le disputer à son bourreau. Partager son sort ! … Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager ».
Il vient de ramener à la lumière cette conscience arrachée aux ténèbres.
Elle se rend, jette dans un geste fou le médaillon et la mèche qu’elle gardait dans le feu où le prêtre essaie de les reprendre : « Prenez-vous Dieu pour un bourreau ? » lui dit-il.
Et il ajoute : « Il veut que nous ayons pitié de nous-mêmes ».
Rentré chez lui, il trouvera une lettre de la comtesse lui disant :
« Le souvenir désespéré d’un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu’un autre enfant m’a tiré de cette solitude. J’espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d’enfant ? Vous l’êtes. Que le Bon Dieu vous garde tel, à jamais (…). Tout est bien. Je ne croyais pas la résignation possible. Et ce n’est pas la résignation qui est venue en effet. Elle n’est pas dans ma nature (…) Je ne suis pas résignée, je suis heureuse. Je ne désire rien ».
Puis, sur son journal intime, le prêtre note : « 6h30, Mme la Comtesse est morte cette nuit ».
– La mort consentie :
Le petit prêtre d’Ambricourt, dont la santé est depuis le début déplorable, va consulter à la ville. Il apprend qu’il est condamné et qu’il va mourir. Le médecin lui sert la main.
Il note sur son journal :
« J’étais seul, inexplicablement seul, en face de ma mort, et cette mort n’était que la privation de l’être – rien de plus. Le monde visible semblait s’écouler de moi avec une vitesse effrayante et dans un désordre d’images, non pas funèbres, mais au contraire toutes lumineuses, éblouissantes « Est-ce possible ? L’ai-je donc tant aimé ? » me disais-je. Ces matins, ces soirs, ces routes. Ces routes changeantes, mystérieuses, ces routes pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde ? Quel enfant pauvre, élevé dans leur poussière, ne leur a confié ses rêves ? Elles les portent lentement, majestueusement, vers on ne sait quelles mers inconnues, au grand fleuve de lumières et d’ombres qui portez le rêve des pauvres ! ».
Il découvre qu’il pleure, que la vie s’écoule de lui par ses larmes qui ne sont pas des larmes de peur. Ce n’était pas des larmes de lâche mais des larmes d’amour.
Il rejoint la maison de son ami le prêtre Duffreti ( ?????) défroqué, qui tente de masquer sa misère et qui vit avec une sorte de sainte, une fille de salle d’hôpital, totalement oblative.
L’agonie du prêtre se passe dans ce logement misérable.
Le prêtre à l’agonie médite :
« Je me dis aussi que la jeunesse est un don de Dieu et que comme tous les dons de Dieu, il est sans repentance. Ne sont jeunes, vraiment jeunes, que ceux qu’Il a désignés pour ne pas survivre à leur jeunesse. J’appartiens à cette race d’hommes. Je me demandais : « Que ferai-je à cinquante, à soixante ans ? ». Et, naturellement, je ne trouvais pas de réponse. Je ne pouvais pas même en imaginer une. Il n’y avait pas de vieillard en moi ».
Et cette seconde méditation :
« Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce c’est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ».
Et son ami rapporte dans la lettre qu’il écrit au curé de Torcy :
« Quelques instants plus tard, sa main s’est posée sur la mienne, tandis que son regard me faisait nettement signe d’approcher mon oreille de sa bouche. Il a prononcé alors distinctement, bien qu’avec une extrême lenteur, ces mots que je suis sûr de rapporter très exactement : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce ». Je crois qu’il est mort presque aussitôt ».
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Mesdames, Messieurs,
N’étant ni un professeur, ni un savant, je ne me suis pas hasardé à vous livrer une thèse ni une analyse thématique serrée de l’œuvre de Bernanos, ni davantage une somme rapportant tout ce qui sur lui a été écrit ou dit bien mieux que par moi.
J’ai seulement voulu vous inciter à lire ou lire ses livres.
Aucun autre écrivain n’a su mettre en perspective la réalité de destinées humaines, transfigurées par un art littéraire incomparables, et l’absolu du christianisme dépouillé de ses oripeaux, de ses faux-semblants, de ses fausses puissances.
Bernanos invite chaque lecteur à une introspection inspirée, non pas narcissique mais exigeante sous l’éclairage d’une espérance inouïe en quelqu’un que nous nommons Dieu.
C’est pourquoi son œuvre empoigne.
Il est dans la lignée de la tragédie antique dont Thierry Maulnier nous disait :
« Le théâtre est la confrontation d’une grande civilisation de son humanisme et de ses valeurs avec les sources primitives et pures de la souffrance de l’angoisse et de la mort ».
On pourrait ajouter que Bernanos y a ajouté la confrontation même avec un Dieu rendu sensible et vivant.
Je disais, en commençant, que cette vie qui a connu l’enfer de 14/18, la décomposition de l’après-guerre et l’affreuse montée des totalitarismes puis la Shoah, a sans doute nourri chez l’enfant qu’il est demeuré jusqu’au bout ce sens aigu d’un désespoir qui ne s’est pas résigné et cette extraordinaire capacité à faire partager l’espérance.
C’est ce qui le distingue de tous.
Étonnant vingtième siècle où se font face, dans une confrontation quasi manichéenne, Jean-Paul Sartre, qui sur les ruines d’un humanisme mort au fond des tranchées, s’était façonné une philosophie du désespoir consenti jusqu’à faire dire à l’un de ses personnages : « L’enfer, c’est les autres ! », s’oppose jusqu’à étouffer la première, la vibrante voix de Bernanos faisant dire au petit curé d’Ambricourt : « L’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer ! ».
Paris, le 12 février 2007
Christian Charrière-Bournazel