« Le citoyen face aux abus de pouvoir »
Samedi 2 juin 2007
Christian Charrière Bournazel
Je suis très content d’être parmi vous, mais un petit peu inquiet parce que finalement je suis confronté à la presse qui, elle, exerce un vrai pouvoir et qui, parfois, sait en abuser.
Le Bâtonnier n’est pas un chef, il est au service de ses confrères pour être le garant de la défense et du conseil, pour être l’avocat des avocats. Contre-pouvoir par définition, il est une sorte de rempart contre les abus de l’arbitraire. Mais avant de parler des deux sujets qui me sont dévolus – les perquisitions et la dénonciation obligatoire – je voudrais rappeler un certain nombre de valeurs qui m’importent.
Pour ne pas parler dans le vide, il est important de savoir qui est « l’autre de l’adresse », pour reprendre le mot de Jacques Lacan. Le sujet du colloque, c’est l’abus de pouvoir. Pour autant, le titre du colloque ne nie pas la nécessité du pouvoir, pas plus que l’avocat ne le nie lui-même. Nous conviendrons tous aisément qu’un ordre est nécessaire dans la société, faute de quoi ce serait l’ordre de la force qui l’emporterait. Or, l’ordre de la force constitue bien évidemment un désordre moral. Par conséquent, les sociétés mettent en place l’ordre du droit, contingent, relatif et temporaire. Il n’a rien à voir avec l’ordre immuable du monde qui a préexisté à toute conscience et qui survivra à la disparition de l’humanité. C’est un ordre fragile, un peu mécanique de surcroît, puisque, aussitôt qu’elle est promulguée, la loi est dépassée : la vie va plus vite que le droit.
Mais en même temps, le droit cherche ses fondements en raison et en morale. Depuis le début de l’humanité, il a fait des progrès considérables.
Je vous rappelle que lorsqu’il y a un peu plus de 2000 ans, Antigone opposait à Créon, souverain absolu, un ordre supérieur du droit s’imposant à tous parce qu’il émanait des dieux, elle avait déjà inventé un ordre universel du droit.
A cette loi des dieux, arbitraire et artificielle, qui pouvait être et a été récupérée par les pouvoirs au fil du temps, la conscience universelle a substituée au 20ème siècle l’ordre des droits de la personne humaine. La personne humaine est désormais conçue comme source et finalité du droit. C’est évidemment remarquable.
Je vois dans la salle s’exprimer des dénégations. On en reparlera peut-être tout à l’heure. Je persiste à dire que l’ordre universel, né après la guerre de 39-45, met la personne humaine à l’origine du droit et qu’elle en est l’aboutissement. Il ne s’agit pas d’une abstraction mais de l’affirmation de ce que toute personne est égale à toute autre en dignité et en droit.
Rappelons-nous le vers formidable de Baudelaire : « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi !».
Pour que cet ordre du droit, fondé sur cette prééminence de la personne, soit respecté, un pouvoir est nécessaire. J’enfonce des portes ouvertes, et quelqu’un l’a dit beaucoup mieux que moi : « Sans le jugement la loi n’a pas de force ; elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques ». (Georges Bernanos).
Nous avons donc besoin, pour que prédomine l’ordre du droit sur le désordre des forces, du jugement de l’autorité judiciaire. Nous avons besoin des juges.
Mais comme toute autorité, le juge, aussi bien que le politique, peut, de bonne ou de mauvaise foi, exagérer son pouvoir et s’investir lui-même d’une sorte de légitimité décalée par rapport à l’étendue de sa science ou de sa pratique. C’est ce qui rend nécessaire les contrôles et les règles de procédure dont Montesquieu, déjà cité, disait que les embarras, les longueurs, et leur coût même « sont le prix que chaque citoyen paye pour sa liberté ». Le monde idéal auquel nous aspirons tous (et cette espérance est à l’origine d’un colloque de cette nature) est un monde où la conscience de chacun tiendrait lieu de garde fou, où chacun serait bon et où il n’y aurait besoin ni de police, ni de gendarme, ni de juge, ni de règles de procédure, ni d’avocats qui coûtent cher. Essayons d’ailleurs de penser à celui qui est le plus grand juge alors qu’il se situe absolument aux antipodes de nos juges d’aujourd’hui : Salomon, roi, prophète et juge. Il cumule tous les pouvoirs dans une confusion totale : il est monarque, il est juge et il est prophète.
Curieusement, en juge unique, il va s’intéresser au sort d’un nouveau-né que deux femmes se disputent. Elles se disputent véhémentement et il n’a aucun moyen de savoir qui est la mère. Pas d’état civil ; pas de possession d’état puisque c’est un nouveau-né ; pas de test ADN possible.
Il pourrait, comme tel ou tel juge d’instruction que nous avons connus, ordonner la détention provisoire pour les faire craquer, ou simplement une garde à vue un peu musclée, un peu incitative, peut-être un peu de torture … Il ne fait rien de tout cela. Il rend un jugement absurde, à l’essai. Il est d’ailleurs très injuste que le nom de Salomon soit passé dans le langage courant avec l’expression « jugement de Salomon » que l’on emploie pour désigner quelque chose qui se tient entre le ridicule et l’injuste : « qu’on le coupe en deux !». A cet instant-là, l’une des deux femmes acquiesce au jugement et l’autre retire sa demande. Il n’y a plus d’instance. Le jugement doit s’exécuter : désistement d’un côté, acquiescement de l’autre. Or Salomon, contre toutes les règles de procédure, se transforme en juge de l’exécution de sa propre sentence pour en suspendre les effets. Et alors que personne n’a interjeté appel, il se fait juge d’appel. C’est le même juge en première instance et en appel ! Que dit-il ? : « qu’on le lui donne à elle » en désignant celle qui ne voulait pas qu’on le coupe en deux. Or, il ne sait toujours rien.
Vous conviendrez avec moi que la mère est peut-être celle qui est prête à ce qu’on le coupe en deux. Elle a déjà eu quatorze fils et filles. Elle hait l’homme qui la chevauche tous les jours, tandis que l’autre est la mère stérile qui voulait pouvoir enfin aimer un enfant. C’est peut-être ça la vérité. Salomon ne s’est pas attaché à la vérité objective mais à une vérité humaine beaucoup plus profonde : « laquelle des deux est-elle digne d’être la mère ? ». Il n’a manifesté ni un goût exagéré du pouvoir jusqu’au sacrifice de l’enfant, ni une passion malsaine de connaître la vérité. Simplement, il a tâtonné humblement à la recherche de la seule vérité intéressante, la vérité profonde des âmes dans l’intérêt de ce tout petit. Il l’a fait avec beaucoup plus de sagesse que d’autorité, avec infiniment plus de modestie que de plaisir à régner.
Évidemment pour Salomon, il n’y a pas besoin de règles de procédure. Mais nous ne sommes pas Salomon et nos juges ne sont pas Salomon. Je n’injurie pas M. le Conseiller d’Etat en le disant. Les avocats non plus, lorsqu’ils se jugent les uns les autres. Ils n’ont pas la sagesse de Salomon.
Par conséquent, force est d’avoir ces contrôles grâce auxquels on peut juger en appel pour censurer le premier juge qui s’est égaré, l’amener à répondre de fautes majeures, de même qu’il faut radier de l’Ordre un avocat indigne qui a mésusé – non pas des privilèges car l’avocat n’en a pas – mais des ressources que la profession d’avocat met à sa disposition.
J’en viens maintenant au vif du sujet sur les questions qui sont posées : perquisition dans les cabinets d’avocats, obligation de dénonciation au titre de la lutte contre le blanchiment.
Toujours soucieux de ne pas me faire mal interpréter, je voudrais rappeler ce qu’est un avocat. Un avocat se reconnaît, dans tous les pays du monde, aux cinq piliers de son identité :
– il exerce une profession de service dans le droit ;
– il est indépendant et libéral, même s’il est avocat salarié ou associé d’une grande structure ;
– il est astreint au secret professionnel le plus absolu qui n’est pas un privilège ni un pavillon de complaisance, mais un droit fondamental de chaque personne qui a besoin d’une relation secrète avec un confident nécessaire ;
– il est inflexible sur le conflit d’intérêts car on ne sert pas en même temps des intérêts contradictoires ;
– et enfin il est désintéressé, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas le droit de gagner sa vie aussi bien que possible, mais il n’est pas l’associé de ses clients, il n’est pas en affaire avec ses clients, il ne se sert pas de son métier pour partager avec un client le bénéfice même légitime d’une procédure engagée.
A ces cinq points, vous reconnaissez l’avocat partout dans le monde. S’il en manque un seul, ce n’est plus tout à fait un avocat, et s’il en manque plusieurs ce n’est plus du tout un avocat.
J’en viens au secret.
Notre obligation au secret relève d’une éthique fondamentale et elle est protégée par la loi. C’est un problème très difficile que cette relation avec le secret qui peut faire de nous à un moment des auxiliaires de l’injustice.
Je prends un exemple : A ne veut pas payer B. B dit « je vous ai livré tout ce que vous m’aviez commandé, il faut me le payer sinon je suis en péril de faillite ». Et A va voir son avocat et lui dit : « qu’il prouve qu’il a livré ». B ne peut rien prouver, il a brûlé, il était mal assuré, plus de preuve. Mais dans le fatras des pièces que A vient de remettre à l’avocat, l’avocat découvre les e-mails échangés entre les succursales qui prouvent que tout a été reçu, et en bon état. L’avocat ne peut pas le révéler à l’autre, sinon il viole le secret professionnel. L’avocat a même la faculté de plaider la règle de droit et la règle de procédure : « prouvez que votre demande est légitime sinon vous n’obtiendrez rien ! ». A ce moment-là, le secret joint au respect de la règle de droit fait de l’avocat l’auxiliaire d’une injustice. L’injustice est rejetée sur l’autre.
Dans le même temps, un avocat qui communiquerait à l’adversaire des pièces défavorables à sa cause pourrait se retrouver condamné par des juges au titre de sa responsabilité civile professionnelle en raison du défaut de précaution ou de l’inadéquation des moyens utilisés.
A l’inverse, au sein de la même Europe, l’avocat anglais est tenu, lui, de tout communiquer, même ce qui est défavorable à son client. Chaque avocat anglais a le droit d’aller chez son confrère pour demander à voir le dossier. Si une pièce a été dissimulée, cette procédure qu’on appelle la « discovery », peut aboutir à la condamnation de l’avocat qui a dissimulé la pièce car il a commis un « contempt of court », c’est-à-dire un outrage à magistrat. La sanction peut aller jusqu’à la radiation.
Ce sont deux philosophies totalement différentes.
Si je vous livre d’abord ces réflexions, c’est pour vous dire que le problème n’est pas simple. Nous devons le secret à nos clients et nous n’avons pas le droit de dire ce qu’ils ne veulent pas que l’on dise. Même si cela nous parait conforme à la défense de la personne qui nous a confié ses intérêts, nous n’avons pas le droit de dire par exemple que telle jeune fille a été violée par son père si elle ne veut pas qu’on le dise même si nous avons l’impression que ce serait un élément très important pour sa défense. Nous ne sommes pas les maîtres du secret. Le secret est un bien qui appartient à celui qui nous le confie.
Et par-delà le cas que j’évoque qui fait partie de ces cas de conscience auxquels l’avocat peut être confronté, il y a un risque auquel nous sommes tous exposés comme citoyens ayant besoin un jour ou l’autre d’un avocat à qui confier des secrets, c’est celui de la violation de ces secrets par l’autorité judiciaire au domicile de l’avocat. Les perquisitions au cabinet et au domicile de l’avocat, les écoutes téléphoniques et l’obligation de dénonciation que fait peser sur nous la deuxième directive, sont autant de restrictions au secret.
La protection du secret, dans une société qui se veut toujours plus transparente, s’amoindrit. A force de transparence, nous serons des peuples de méduses, aussi translucides qu’elles dans l’océan, à la manière ces animaux intéressants mais qui ont peu de densité. Je ne plaisante qu’à demi. La transparence devient aussi une forme d’abus de la conscience collective qui voudrait que tout soit dit, que tout soit su, même ce qui est le plus intime.
La loi du 15 juin 2000 et l’ordonnance rendue par le président du Tribunal de grande instance de Paris ont remis un peu d’ordre pour ce qui concerne les perquisitions chez les avocats. Désormais, seules peuvent être saisies les pièces qui révèlent intrinsèquement que l’avocat a pu participer comme complice ou comme auteur à une infraction pénale.
Mais récemment, un avocat notoire, a fait l’objet d’une perquisition scandaleuse de la part d’un juge d’instruction qui voulait vérifier s’il n’était pas l’auteur de l’envoi d’une pièce à un journal à partir de son fax. Or, la partie civile a le droit de parler à un journaliste d’une injustice qui se commet. Un mis en examen aussi.
Le recours à l’opinion publique n’est pas le seul fait des avocats. S’ils y on recouru davantage que les juges, ces derniers ne se privent pas de s’en servir. Il n’est pas rare de voir des procès-verbaux dans les journaux alors que la personne qu’ils concernent n’est toujours pas mise en examen. La personne va même apprendre sa mise en examen future par la presse.
Nous sommes donc très éloignés de cette espèce de rigueur et de modestie du Roi Salomon que je vantais tout à l’heure. Aujourd’hui, je vous l’ai dit, les perquisitions chez les avocats sont réglementées. Elles ne peuvent avoir lieu qu’en présence du Bâtonnier ou de son représentant. Le juge, avant de se déplacer, doit avoir rédigé dans son bureau une ordonnance définissant le champ de sa perquisition, les infractions avec lesquelles elle est en rapport et ne peut pas sortir du cercle qu’il a lui-même dessiné. Il notifie cette en arrivant chez l’avocat. Mais d’autres atteintes au secret perdurent. Les écoutes qui portent sur la conversation entre un client et son avocat et que la Cour de cassation n’annule plus dès lors que la conversation révèle que l’avocat aurait pu participer à une infraction.
Un autre stade a été franchi lorsqu’un juge d’instruction s’est présenté à l’Ordre pour exiger la remise par le Bâtonnier du dossier d’un de ses confrères.
Donc les choses se sont à peu près remises en ordre sauf que par une faiblesse que je déplore, un Bâtonnier dans le passé a accepté un jour d’appeler le juge des libertés de la détention alors qu’on venait perquisitionner à l’ordre dans ses bureaux. Un juge d’instruction se présente, demande le dossier d’un confrère. Il faut savoir qu’à l’ordre des avocats, les dossiers des confrères contiennent leurs diplômes, leurs cautions morales, l’attestation de ce qu’ils ont bien prêté serment établie par le greffier de la chambre de la Cour, et puis toutes les lettres qu’ils ont pu envoyer à leur Bâtonnier pour s’ouvrir à lui d’un cas de conscience, d’une difficulté ou pour partager un secret. C’est le saint des saints, le sanctuaire même. Le Bâtonnier a répondu non et le juge lui a dit : « alors je vous mets en examen pour entrave à la justice ». A mon avis, le Bâtonnier aurait été glorieux s’il avait refusé, plus encore si le juge avait prétendu requérir sa mise en détention. On aurait vu les 46.000 avocats de France descendre dans la rue et s’instaurer un grand débat public où les citoyens auraient évidemment pris la parole. Les choses ne se sont pas passées comme cela. Le Bâtonnier a appelé le juge des libertés et de la détention qui a estimé que la saisie n’avait pas lieu d’être. Mais, de la sorte, il avait ouvert une brèche dans le bastion d’un secret, brèche par laquelle s’est engouffrée l’autorité judiciaire. Dès que nous désertons un espace de liberté, il est récupéré par le pouvoir. Le résultat de tout cela, c’est que la loi du 13 décembre 2005 a introduit un 8ème alinéa à l’article 56-1 du code de procédure pénale pour règlementer les perquisitions dans le bureau du Bâtonnier ou à son domicile. Personnellement, je me battrai pour que cette loi soit abrogée, à moins que le législateur ne crée un 9ème alinéa indiquant comment se passent les perquisitions dans le bureau et au domicile du 1er président de la Cour de Cassation, un 10ème alinéa pour indiquer comment elles se passent dans le bureau du vice président du Conseil d’Etat, et ainsi de suite pour le procureur général de la Cour de Cassation, le procureur général de la Cour d’Appel, le président de la Cour d’Appel, bref, toutes les autorités qui participent à l’œuvre de justice.
Enfin, nous avons maintenant tout ce qui se rapporte au blanchiment et à l’obligation de dénonciation qui découle de plusieurs directives européennes. C’est un point capital et effrayant.
Nous sommes d’accord évidemment tous ensemble que tout ce qui concerne le trafic d’êtres humains, le trafic d’armes ou encore la drogue et les empires financiers qui se construisent à travers le monde sur ces crimes extrêmement graves, représentent un danger pour toute démocratie. Que les polices du monde et les justices du monde essayent de démanteler les réseaux de ces mafieux épouvantables, c’est bien naturel.
Seulement, comme une préoccupation obsessionnelle s’accroît à la manière des tumeurs cancéreuses, le blanchiment n’est plus seulement le fait de réinjecter dans le circuit économique l’argent qui provient de ces crimes, c’est désormais le fait de réinjecter dans le circuit économique toute somme provenant d’une infraction pénale qui serait punie d’un an d’emprisonnement, même si l’infraction n’a pas été poursuivie, même si elle est prescrite.
Comme le recel, le blanchiment est continu. Dès lors, l’argent recyclé en provenance d’un délit, ce délit, fut-il très ancien, peut être poursuivi. La prescription n’est pas acquise. Après tout, pourquoi pas ! Encore que ça rende évidemment très compliqué le sort du petit commerçant qui, pendant des dizaines d’années, a mis un peu de côté en cash de quoi assurer sa retraite en s’achetant une petite maison pour ses vieux jours. A défaut de justifier de la somme ainsi épargnée, il se trouvera mis en examen pour blanchiment et le notaire qui aura fait l’opération avec lui sera son complice. Admettons !
De même, on peut estimer que si le secret est un devoir absolu pour l’avocat, il existe des zones d’activités dans lesquelles l’avocat exerce ses talents et qui peuvent supporter des intrusions légitimes du pouvoir : par exemple lorsqu’un avocat est mandataire de son client, l’administration doit pouvoir lui demander le nom de son mandant et l’avocat est tenu de le lui dire. De même, lorsque l’avocat est fiduciaire, il doit révéler le nom de l’ayant droit économique pour qui il agit.
En revanche, on a franchi un degré avec les directives blanchiment. On en est à la troisième. Mais la deuxième, déjà transposée, oblige l’avocat qui a un doute sur la provenance de l’argent avec lequel un de ses clients lui demande de constituer une société civile immobilière par exemple, ou de faire l’acquisition d’un fonds de commerce, ou encore de prendre des parts de société anonyme, a l’obligation de le dénoncer à son Bâtonnier, lequel se réserve de le dénoncer éventuellement à Tracfin. Tous les ans, le Bâtonnier et le président du Conseil National des Barreaux, sorte de mini ordre national, regardent ce qu’ils vont dire à Tracfin ou taire au titre des statistiques des dénonciations effectuées. C’est déjà inacceptable. Vous voyez une loi qui dirait que le prêtre doit aller révéler à son évêque quelle confession il a reçue, l’évêque étant tenu d’en parler éventuellement au préfet de police ? Tout cela est très inquiétant. J’en ai déjà au-delà de ces dispositions puisque la troisième directive blanchiment, qui doit être transposée en droit interne avant le 15 décembre prochain, dispose que l’avocat, à partir de 8000 euros, s’il a un soupçon, doit dénoncer directement son client à Tracfin avec interdiction de lui en parler. On en est là ! Pour ma part, si cette transposition a lieu, je prônerai la désobéissance civile à mes confrères, quitte à aller faire un séjour à la Santé ou à Fresnes. Cela m’est indifférent car il est des principes avec lesquels on ne peut pas transiger.
J’en appelle à vous, citoyens, parce que si la lutte contre la corruption est une chose nécessaire, il y a une corruption du pouvoir qui, dans son excès, dénature les sociétés démocratiques.
Vous savez, c’est très bien de dire que le terrorisme et la drogue détruisent les démocraties, mais l’absence du secret, l’obligation faite à un avocat de dénoncer son client dans son dos et pour un client le fait d’aller voir un avocat en tremblant parce qu’il est peut-être son délateur éventuel, n’est-ce pas destructeur de la démocratie ? Rappelez-vous ce que disait Aragon dans La Diane Française : « On me dit que la lumière n’a pas de prix. Certes ! Mais dois-je la payer de mes deux yeux crevés ?». Je vous invite à habiliter cette phrase, qui me paraît très importante.
Un seul pays démocratique a résisté à cette obligation de dénonciation, le Canada. Ce n’est pas même l’Angleterre, pourtant mère de l’habeas corpus, où les 135.000 solicitors (nous ne sommes que 46.000 avocats en France) ont effectué plusieurs dizaines de milliers de dénonciations l’an dernier.
Mais le Canada a résisté. Le Canada n’est évidemment pas soumis à la directive européenne. Mais il devait s’inspirer des quarante trois recommandations du GAFI, accord international pour la lutte contre le blanchiment. Le Canada avait édicté une loi de même nature que nos directives. Un recours a été intenté. La Cour Supérieure (équivalente à notre Cour d’Appel) de Colombie Britannique a dit que le fait d’obliger un avocat à dénoncer, c’était porter atteinte à son indépendance, c’était faire de lui un auxiliaire du pouvoir, c’était détruire la notion même d’avocat en démocratie. La Cour Supérieure a dit que la loi était anticonstitutionnelle. La loi a été abrogée. Le Canada est le dernier pays qui paraisse raisonnable au sens républicain et démocratique. J’aurais envie, pour terminer, de dire : devenons tous des Canadiens !
Me Charrière Bournazel
Un recours a été formé contre le décret du 26 juin 2006 qui a permis l’application de la loi de 2004 qui transpose en droit français la deuxième directive. Ce recours est pendant devant le Conseil d’Etat. Je ne fais évidemment aucune pression sur le juge administratif, mais j’invite tel Conseiller d’Etat qui par hasard, présent dans la salle, m’entendrait, à en parler autour de lui …
Me Charrière Bournazel
Je salue ici un juge particulièrement indépendant.
Me Charrière Bournazel
La question posée est très importante. C’est un formidable pouvoir dont disposent les fournisseurs d’accès ou d’hébergement comme Google puisque si vous êtes maltraités dans un site internet ou dans un journal qui parle de vous, en très mauvaise part, ces calomnies sont répercutées par Google.
Savez-vous que la loi, prise par application d’une directive de Bruxelles, qu’on appelle la loi sur la confiance dans l’économique numérique (LCEN) institue une présomption d’irresponsabilité au profit du fournisseur d’accès et du fournisseur d’hébergement ?
Vous n’avez donc aucune procédure possible contre Google, Yahoo, Voilà et autres, sauf lorsque le message porté par le fournisseur d’accès ou d’hébergement est manifestement délictuel. Cela concerne la pédophilie, la drogue, les délits majeurs. Mais cette disposition concerne aussi une diffamation publique envers un particulier. Des procédures très compliquées permettent de faire une sommation aux fournisseurs informatiques, laquelle obéit à des formes très strictes. Il faut se désigner complètement, de manière très précise, dire quel est l’opérateur qu’on vise, indiquer quel est le message qu’on veut voir disparaître, à quel texte de loi il déroge pour qualifier ce qu’il comporte de délictueux. Si cette sommation n’a pas d’effet, on peut alors aller demander en référé au président du tribunal de grande instance d’ordonner par injonction que soit supprimé le message. Si le président vous donne satisfaction (ce qui n’est pas fréquent) et si on a ensuite signifié que le message doit être supprimé, le fournisseur d’accès ou d’hébergement peut être pénalement poursuivi s’il ne respecte pas l’injonction.
Mais pour parvenir à ce résultat, les arcanes organisés sont tout à fait protecteurs des puissants et non des individus. Sous prétexte de difficultés techniques, la puissance de ces véhicules internet est telle qu’ils arrivent à s’imposer. Je ne veux pas incriminer les juges mais la vision qu’a la justice d’une sorte d’impossibilité d’agir qui n’est pas justifiée.
Me Charrière Bournazel
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