La place du religieux dans les démocraties

Mesdames, Messieurs,

Qu’il me soit permis de remercier Paula Kerob d’avoir insisté pour me déterminer à venir ici, à Châteauroux, non loin de ma ville natale de Limoges, pour échanger avec vous et me donner ainsi le bonheur de penser que mes précédentes interventions ne vous ont pas découragés de m’entendre.

Le spectacle qu’offre actuellement le Proche-Orient est tragique : non seulement des fanatiques assassinent et réduisent en esclavage des êtres humains qui n’ont pas la même foi qu’eux, mais encore ils se tuent entre eux au nom du même prophète, comme naguère les protestants et les catholiques s’entretuaient en Europe au nom du même Jésus-Christ.

Telle est la raison pour laquelle j’ai estimé important de réfléchir sur la place du religieux dans nos sociétés démocratiques.

J’examinerai successivement quatre points :

1) le religieux au cœur de l’aventure humaine ;

2) du fanatisme à la tolérance ;

3) l’état du droit international et du droit français ;

4) les discriminations fondées sur l’appartenance religieuse.

I – LE RELIGIEUX AU CŒUR DE L’AVENTURE HUMAINE

A – NAISSANCE DU MONOTHÉISME

Nos premiers ancêtres se sont distingués des autres primates, non pas au moment de l’invention de l’écriture, ni même auparavant lorsqu’ils ont commencé à parler un langage articulé, mais lorsqu’ils ont entrepris d’ensevelir leurs morts.

Avant l’apparition des religions proprement dites, l’inhumation des cadavres avait pour objet de les soustraire aux fauves carnivores, manifestant ainsi le sentiment que la personne et son corps méritent un sort particulier au-delà de la mort.

Le développement de l’intelligence humaine a mis en évidence un paradoxe insupportable : l’être humain a conscience de l’immensité de l’univers et de sa permanence alors qu’il n’est qu’un éphémère aspirant à l’éternité.

Les Égyptiens, les premiers, ont poussé très loin cette volonté de croire que la mort n’est qu’un passage : les tombeaux des pharaons étaient conçus comme des palais, avec tous les objets du quotidien et même la nourriture pour ce voyage vers la vie de l’au-delà.

Les Grecs, héritiers des Égyptiens, puis les Romains héritiers des Grecs, ont conçu des religions polythéistes dans lesquelles les dieux ressemblent étrangement à des hommes, munis de tous leurs défauts et ne se distinguant que par leur immortalité.

Mais avant même l’apparition de Rome et même de la Grèce, est né au quatorzième siècle avant Jésus-Christ le culte d’un dieu unique, le disque solaire Aton, imposé par le roi Akhenaton, dixième pharaon de la treizième dynastie !

Le peuple juif en esclavage chez les Égyptiens adoptera, sous la conduite de Moïse, le dieu unique. Moïse, le premier des prophètes, révèlera les dix commandements qu’il aurait reçus sur le mont Sinaï.

Dans sa postérité figurera Joshua dit Jésus, ce jeune rabbin né à Bethléem qui sera assassiné par les Romains, puis le troisième des grands prophètes monothéistes : Mahomet, fondateur de l’Islam.

Un dieu unique est honoré par ces trois religions comme le créateur de toute chose et de tout être, demandant aux hommes d’imiter sa bonté et promettant une vie éternelle de béatitude à ceux qui l’auront honoré ici-bas.

B – DE LA TENTATION DU POUVOIR AU FANATISME

Une dérive s’observe à travers l’histoire : le pouvoir religieux prend la main sur le pouvoir temporel et étend son empire au nom de sa vérité.

Il suffit de rappeler ce qui est advenu, en 1492, dans l’Espagne des rois catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille : au nom de l’Évangile (qui pourtant n’enseigne que la fraternité), ils ont massacré les Juifs et les Musulmans en contraignant leurs survivants à se réfugier de l’autre côté du détroit de Gibraltar.

Dieu sait pourtant que la civilisation musulmane avait atteint son apogée en matière de sagesse, de culture et de découvertes scientifiques. Dans les siècles précédents, alors que le Moyen Âge européen avait plongé les peuples dans l’obscurantisme, on allait à Grenade apprendre l’arabe pour avoir accès aux textes grecs !

Ces excès du christianisme ont donné naissance à l’Inquisition qui a sévi jusqu’au 16ème siècle en Amérique Latine : le musée de l’Inquisition au Pérou montre les instruments de torture avec lesquels on martyrisait les malheureux Incas au nom de Jésus-Christ.

En Europe même, plus précisément en France, on a exécuté, le 9 février 1619 à Toulouse, Giulio Cesare Vanini, en le faisant brûler après que le bourreau lui eut arraché la langue avec des tenailles.

Nous sommes alors sous le règne de Louis XIII. Corneille a treize ans et Molière va naître trois ans plus tard. Quel est le crime de Vanini ? C’est d’avoir écrit les Arcanes admirables de la nature sans se référer à Dieu car il ne croyait qu’une chose : deux et deux sont quatre, quatre et quatre sont huit.

Il avait eu le malheur d’ajouter qu’il ne savait pas ce que c’était que Dieu et, par conséquent, qu’il ne demanderait jamais pardon à une chose imaginaire, mais seulement au Roi que pourtant il n’avait jamais offensé.

Pourtant, grâce à Henri IV (le protestant converti), on avait pu croire à la tolérance. La Saint-Barthélemy remontait à 1572, ce massacre abominable des protestants par les catholiques au nom du même Jésus-Christ.

La volonté totalitaire d’imposer, au nom d’un pouvoir temporel impitoyable, une seule forme de croyance en Dieu, devait connaître son point culminant en 1685 lorsque Louis XIV, âgé alors de quarante-sept ans, décida de révoquer l’Édit de Nantes, de sorte que les protestants n’eurent que la solution d’émigrer hors de France.

Ainsi la monarchie française de droit divin, malgré l’évolution des esprits au siècle des Lumières, fut-elle incapable d’évoluer vers une monarchie constitutionnelle où le roi serait le garant de l’unité entre tous les sujets, quelles que soient leurs croyances ou leur absence de référence religieuse.

On ne peut qu’éprouver beaucoup d’inquiétude à l’égard du Proche-Orient où l’on voit se reproduire ce que l’Europe a connu : une guerre civile entre musulmans chiites et sunnites au nom du même prophète et du même Allah !

II – DU FANATISME À LA TOLÉRANCE

A – LA NOTION DE LAÏCITÉ

Les excès de la Révolution française avaient conduit à confisquer les biens de l’Église, et à contraindre les prêtres à prêter serment, tandis que les réfractaires étaient condamnés à la mort ou à l’exil ou jetés dans la Loire depuis les ponts de Nantes sur qui régnait l’abominable Fouché.

Cette hystérie antireligieuse était comme le contrepoint du totalitarisme catholique du temps de la monarchie.

Avec la Restauration, le pouvoir religieux naquit à nouveau se mêlant du temporel au point de tenter d’empêcher la loi de 1884, dite loi Naquet sur le divorce, et prétendant régner sur tous les aspects de la vie politique et civile.

1905 marque la séparation définitive de l’Église et de l’État.

Que dit la loi ?

Son article 1er dispose :

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Cette loi instituant la séparation des Églises et de l’État n’est pas une loi d’hostilité à la religion puisqu’au contraire elle assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes.

Quant à l’article 2 de la même loi, il dispose :

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Les seules exceptions concernent les dépenses relatives à des services d’aumônerie dans les établissements publics tels que les lycées, les collèges, les écoles, les hospices, les asiles et les prisons.

Et la seconde exception, c’est la contribution de l’État aux grosses réparations des monuments (maçonnerie, toiture, ravalement) dès lors que ces monuments appartiennent à l’État ou aux communes.

Cette loi de séparation des Églises et de l’État n’a pas pour objet d’interdire la pratique d’une religion, bien au contraire. Elle marque simplement, de manière décisive, la séparation entre ce qui est du domaine du religieux et ce qui est du domaine des lois de l’État.

L’État n’a pas de religion. Il n’en interdit aucune, mais il n’en favorise aucune. Le religieux ressortit à des choix personnels que chacun fait ou ne fait pas. Simplement, la loi de l’État prime la loi religieuse.

B – LES DÉCLARATIONS INTERNATIONALES

La Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’Organisation des Nations-Unies le 10 septembre 1948 dispose en son article 1 que :

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. »

Cet article précise qu’ils « doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Quant à l’article 18, il dispose :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

La Déclaration précise partout que nul ne peut être inquiété pour ses opinions, ni être contraint de faire partie d’une association, ni d’être discriminé dans ses droits en raison de sa religion. De même ne peuvent être interdits les mariages entre personnes qui ne partagent pas la même religion : elles ont les mêmes droits que tous les autres sans discrimination quant à leurs opinions. Au surplus toute personne a le droit de s’exprimer librement.

Cette Déclaration universelle s’impose comme socle juridique fondamental à tous les États de la communauté internationale qui sont membres de l’Organisation des Nations-Unies.

Un État qui pratiquerait le contraire, qui imposerait une religion comme religion d’État, ou en persécuterait une autre, serait hors la loi par rapport à la communauté internationale.

C – LA CONVENTION EUROPÉENNE DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME DU 4 NOVEMBRE 1950

C’est le troisième texte fondateur qui dispose, en son article 9 :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

Et le paragraphe 2 de cet article 9 précise :

« La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

C’est très exactement dans ce contexte juridique international européen et national que les problèmes ont été abordés en France à propos des rapports entre l’État et les religions.

III – JURISPRUDENCE EUROPÉENNE ET LÉGISLATION FRANÇAISE

Les questions qui se posent en France, par rapport aux religions, concernent plusieurs aspects de la vie en société : l’espace public, c’est-à-dire la rue, les palais de justice, les stades, les lieux d’enseignement, les hôpitaux, etc …

Ensuite, une distinction est faite entre les personnes privées et celles qui sont investies d’une fonction publique ; se pose aussi la question des éventuels régimes dérogatoires, notamment en matière vestimentaire ou alimentaire ; enfin que dit la loi du blasphème ou des discriminations fondées sur la religion ?

Le principe de laïcité dont nous avons parlé est un des fondements de la République française et, plus largement, de l’Europe elle-même.

1) L’espace public

Toute personne a le droit de porter dans l’espace public les insignes de sa religion : la religieuse bénédictine a le droit de porter son hijab catholique, comme une femme musulmane le sien. Un juif est parfaitement légitime à revêtir la kippa, même s’il n’est pas rabbin, de même qu’un bouddhiste peut se promener dans son costume traditionnel ou qu’un prêtre en soutane ou un évêque même avec sa croix pectorale.

La seule interdiction résulte de la loi du 11 octobre 2010 qui dit en son article 1 :

« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. »

Le niqab ou la burqa sont donc interdits en France dans l’espace public quel qu’il soit.

2) Les fonctions publiques

Une série de distinctions doit être faite entre la personne privée qui fréquente les stades, les hôpitaux, les palais de justice, les salles de spectacle, les bureaux de poste, les gares SNCF et les personnes qui y exercent une fonction publique.

En application de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, toute personne a le droit de fréquenter à titre personnel des lieux publics en portant les signes de son appartenance religieuse, du moment que ce port ne s’accompagne d’aucun acte de provocation ni de prosélytisme.

Ainsi, un magistrat ne peut pas s’opposer à ce qu’un juif assiste à l’audience, dans le public, avec sa kippa sur la tête ou une femme couverte de son voile de bonne sœur ou de son hijab.

En revanche, dès que la personne remplit une fonction publique dans le cadre des lois de l’État, elle n’a pas le droit de se distinguer par le port d’un signe religieux : c’est le cas de l’infirmière à l’hôpital, d’un avocat qui plaide en robe, sans kippa et sans hijab, d’un juge évidemment, d’un professeur d’université ou de collège, etc, etc, …

La neutralité républicaine impose à ceux qui sont dans une mission régie par l’État de n’afficher aucun signe montrant leur appartenance religieuse.

Ces principes de neutralité et de laïcité sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsqu’ils sont assurés par des organismes de droit privé, tel, par exemple, une crèche.

C’est ce qu’on a appelé l’affaire « association baby loup ».

3) Les écoliers et les écolières

La Cour européenne de Strasbourg a estimé que la France n’avait commis aucune faute en sanctionnant disciplinairement une élève qui avait refusé de retirer son voile en cours d’éducation physique et sportive ou qui avait refusé de se rendre à de tels cours.

La Cour européenne de Strasbourg a estimé légitime dans plusieurs affaires, y compris l’affaire Dogru du 4 décembre 2008, cette limitation de la manifestation d’une conviction religieuse car elle a pour finalité de préserver les impératifs de la laïcité dans l’espace public scolaire.

Ce qui est en cause, a dit la Cour, ce n’est pas une opposition aux convictions religieuses d’une personne, mais la préservation de la neutralité publique et le refus légitime de l’État de voir, au nom d’une religion particulière, une ou plusieurs personnes faire obstacle à l’application de la loi de l’État.

Parallèlement, un arrêt de 2007 de la même Cour de Strasbourg, rendu contre la Norvège, a condamné ce pays qui avait refusé de dispenser un enfant d’assister au cours obligatoire portant sur le christianisme, la religion et la philosophie, cours imposé pendant dix ans dans le système scolaire en Norvège.

En revanche, il n’en serait pas allé de même si le cours avait porté sur un enseignement concernant l’ensemble des religions monothéistes pratiquées dans le pays.

4) Les repas confessionnels

Les repas confessionnels sont réglés à la fois pour ce qui concerne les lieux accessibles à tous et les lieux de privation de liberté.

Toutes les lignes aériennes permettent, à condition d’être prévenues à l’avance, à toute personne végétarienne ou végétalienne, ayant par conviction religieuse des interdits alimentaires ou des contraintes de santé, de le signaler afin de disposer d’un menu conforme.

De même, les cantines scolaires prévoient des alternatives pour des élèves qui ne consomment ni porc, ni autre substance et qui peuvent donc se nourrir d’autres aliments.

C’est la seule exception car dans les établissements scolaires, les élèves n’ont pas le droit de porter des signes religieux ostentatoires.

Dans les lieux de privation de liberté, les détenus ont le droit d’être visités par les ministres de leur culte et de ne pas se voir imposer des aliments que leur religion leur interdit.

Reste nombre de difficultés qui doivent se résoudre de bonne foi dans un esprit de tolérance qui ne soit pas simplement celui de l’État, mais aussi celui des personnes revendiquant, à juste titre, la liberté religieuse.

IV – LA RÉPRESSION DES DISCRIMINATIONS ET L’IMMUNITÉ DU BLASPHÈME

A – LA RÉPRESSION DES DISCRIMINATIONS

Les lois de la République française répriment comme délits punis de peines d’emprisonnement les discriminations fondées sur l’appartenance ou la non-appartenance à une religion, à une ethnie, à une race, à une nation déterminée.

Les associations de lutte en faveur des droits de l’homme, comme la Ligue des droits de l’homme, la Fédération internationale des droits de l’homme, la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, SOS Racisme, le MRAP, etc … ont la faculté d’agir en justice contre les auteurs de telles discriminations.

Ainsi, les propos tenus sur quelque support que ce soit qui diffament ou injurient une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance à telle ou telle religion, école de pensée, etc … sont condamnés par les tribunaux correctionnels.

Il en va de même pour tous les propos tenus par écrit, sur internet, par oral, qui ont pour effet d’inciter à la discrimination, à la haine ou à la violence contre ces mêmes personnes.

Quelques exemples de condamnations méritent d’être retenus.

a/ L’Évêque schismatique excommunié, Mgr Lefèbvre, avait tenu des propos inadmissibles sur les musulmans. Il avait d’abord affirmé, de manière sentencieuse, qu’un musulman ne peut pas être catholique, ce dont on se serait douté sans son concours. Mais il avait ajouté :

« Il faut les empêcher d’avoir des lieux de culte ou de rassemblement car ils finiront par enlever vos femmes et vos enfants pour les placer dans des quartiers réservés à Casablanca ».

La diffamation était claire : elle imputait aux musulmans le crime d’enlèvement et de séquestration en raison de leur appartenance à la religion islamique. Il a été condamné. Ce fut pour moi d’ailleurs l’occasion de l’inviter, ainsi que ses fidèles assemblés dans la salle d’audience, à méditer la phrase du Curé de campagne : « Le malheur des malheurs est de comparaître un jour sans amour et sans repentir devant la face qui pardonne ! ».

b/ Philippe Bouvard et les grosses têtes.

Un journaliste, amuseur public de l’équipe de M. Bouvard, avait posé une devinette : « Qui vole avec de grandes ailes dans le dos ? Batman ; Qui vole de gratte-ciel en gratte-ciel ? Superman ; Qui vole de supermarché en supermarché ? musulmane » !

Ils furent bien évidemment condamnés.

L’avocate générale de la Cour d’appel, qui depuis fut présidente de la Commission de recours des droits de l’homme à l’ONU, lorsque le journaliste avait dit qu’il avait employé ce mot à cause de la rime, lui avait répondu : « Mais vous auriez aussi bien pu dire : cleptomane ! ».

c/ National Hebdo, Anne Sinclair et Philippe Alexandre.

À l’émission 7/7, Anne Sinclair avait reçu Philippe Alexandre et, comme c’était l’habitude pour son émission, avait avec lui commenté les évènements de la semaine. Jean-Pierre Stirbois, du Front National, venait de mourir. Interrogé à ce sujet, Philippe Alexandre a répondu : « La mort de quelqu’un est toujours triste pour ceux qui lui sont proches. Mais je ne puis oublier que M. Stirbois a été l’auteur de la dérive antisémite du Front National et je n’ai aucun commentaire de plus à faire ».

Dans son journal National Hebdo qu’il avait consacré à la mémoire de Stirbois, M. Brigneau avait écrit :

« Mais ta victoire, Jean-Pierre, tu vas l’avoir après un dernier crachat casher. Anne Sinclair, marchande de soutiens-gorge à TF1, juive mal assimilée de tendance socialiste, et Philippe Alexandre, marchand de bretelle à RTL, juif plus assimilé de tendance centriste, etc, etc … ».

L’atteinte commise envers eux l’était, à l’évidence, parce qu’ils étaient juifs. Elle m’avait d’ailleurs permis de rappeler à M. Brigneau qu’il avait revendiqué depuis toujours son appartenance à la milice à l’âge de vingt ans qui aurait pu le conduire à avoir une pierre tombale sur laquelle il serait écrit : « Mort pour les allemands », ainsi que l’avait décoché Pierre Dac depuis Londres à Philippe Henriot resté à Paris, selon une anecdote que vous connaissez ou que je vous raconterai.

d/ La caricature de Mme Taubira représentée en guenon.

La diffamation ou l’injure à caractère raciste aurait dû permettre la condamnation de la représentante du Front National en Guyane, s’il n’y avait eu une erreur de procédure commise à l’époque par les avocats qui s’étaient chargés de l’affaire.

Simplement, comme vous le savez, un diffamateur raciste ou antisémite ne peut s’exonérer de sa responsabilité en prétextant qu’il avait voulu faire rire.

En réalité, la victime ressemble à l’enfant qui, dans la cour d’école, est pris pour cible par des grands qui jouent aux quatre coins. On se l’envoie de l’un à l’autre comme un paquet, mais seuls les tortionnaires s’amusent.

C’est le propre des excès commis au nom de la liberté d’expression que d’avoir peu d’égard pour la personne humaine. Comme le disait Victor Hugo :

« Et tant pis si la chose est l’enveloppe d’un homme ! ».

La jurisprudence ne badine donc pas avec ces atteintes particulièrement graves.

De même, la loi réprime-t-elle comme délit la discrimination à l’embauche ou lorsqu’il s’agit d’attribution d’un logement, y compris de la part de personnes privées qui auraient l’attitude méprisable consistant à refuser de louer à quelqu’un en raison de sa nationalité, de la couleur de sa peau ou de sa religion.

La laïcité a précisément comme conséquence ce souci permanent de l’égalité des droits entre tous. À défaut de respecter cette égalité grâce à un sens aigu de la fraternité, la loi et les tribunaux y contraignent les réfractaires.

B – LE BLASPHÈME

À l’exception de l’Alsace Moselle, la législation française ne réprime plus le blasphème.

L’Alsace-Lorraine a, en effet, un statut particulier, hérité du concordat conclu entre Napoléon Bonaparte (qui n’était pas encore empereur) et le Pape Pie VII en 1801 qui n’a été abrogé ni par l’annexion allemande de 1870, ni en 1919 lorsque les territoires en question sont revenus au sein de la République française, ni en 1940 lorsque l’Allemagne a de nouveau annexé l’Alsace et la Moselle, ni enfin en 1945 quand, après la défaite des nazis, l’Alsace Moselle est redevenue française.

Mais, dans tous les autres territoires de la République, le blasphème ne constitue plus un délit pénal.

Un mot d’explication.

Pourquoi faudrait-il un texte spécial ? Précisément parce que le blasphème n’est pas la diffamation ou l’injure d’une personne ou d’un groupe de personnes, mais de ce qui est sujet de leur croyance, c’est-à-dire d’un objet qui ne peut être identifié à une personne vivante.

L’injure, la diffamation ou la discrimination envers une personne humaine ou un groupe de personnes humaines parce qu’elles professent une religion donnée, portent atteinte à ces personnes et leur causent une véritable souffrance alors qu’elles méritent le respect dans la fraternité et l’égalité qui sont le socle de la démocratie.

En revanche, l’objet immatériel d’une foi religieuse fait partie de ce qui ne peut être prouvé.

Quant aux personnages qui ont incarné une religion, comme les prophètes, Moïse, Jésus, Mahomet, même s’ils sont diffamés ou ridiculisés, ils ne disposent plus d’une action judiciaire pour se faire rendre justice : ils sont morts.

La loi ne permet pas de poursuivre une diffamation ou une injure proférée à l’encontre d’une personne humaine qui est morte. La seule exception c’est lorsque cette diffamation ou cette injure sont proférées pour nuire à ses héritiers. Et on ne saurait confondre avec des héritiers, au sens terrestre et charnel du terme, ceux qui honorent un mort en lui prêtant des qualités divines.

La liberté de penser et de s’exprimer comporte aussi le droit de caricaturer les objets de foi qui sont hors notre champ terrestre, ou d’ironiser à leur sujet.

L’affaire des caricatures de Mahomet a abouti à une décision du 12 mars 2008 rendue par la Cour d’appel de Paris qui mérite qu’on s’y arrête.

Le 8 février 2006, Charlie Hebdo avait publié plusieurs caricatures. L’une était censée représenter le prophète Mahomet tenant les propos suivants : « C’est dur d’être aimé par des cons … » suivie, en page 3 du même numéro, d’une caricature le représentant accueillant des terroristes sur un nuage en leur disant : « Stop ! stop ! we ran out of virgins ! », signifiant qu’il n’y avait plus de vierges disponibles et une autre caricature le représentant coiffé d’un turban détourné en une bombe au détonateur allumé.

S’agissait-il d’une atteinte diffamatoire ou injurieuse envers tous les musulmans ou d’une caricature s’en prenant à une religion, à ses dogmes et à ses pétitions de principe invérifiables ?

Le débat était donc de savoir si c’était l’ensemble des peuples musulmans qui était outragé ou simplement une fraction d’entre eux, ou encore exclusivement le prophète.

Pour le prophète, je l’ai dit : aucune poursuite n’est justifiée quoi qu’on puisse dire de lui comme de Jésus-Christ, de Moïse ou d’autres. Représenter le prophète avec, dans un turban décalé une bombe, ne vise pas l’ensemble des musulmans mais le prophète lui-même comme s’il prônait la violence terroriste. Pour autant, ce ne serait pas les personnes humaines qui seraient en cause mais le prophète lui-même.

Plus délicate était la question qui concernait l’accueil au ciel de personnes humaines à qui le prophète disait qu’il ne lui restait plus de vierges. Est-ce l’ensemble des musulmans qui se trouvaient ainsi atteints ? Évidemment non puisque c’est au nom de ce fantasme que les terroristes, se réclamant de l’Islam acceptent de se suicider. La caricature n’atteint pas l’ensemble des musulmans.

La question la plus difficile était celle qui concerne la première page où le prophète dit : « C’est dur d’être aimé par des cons ! ».

Cela signifiait-il que tous les musulmans sont des cons ?

La Cour a rappelé que le titre figurant au-dessus de la caricature disait : « Mahomet débordé par les intégristes ». Du même coup, aucune ambiguïté n’était permise : les « cons » n’étaient pas tous les musulmans.

On aurait cependant pu se poser la question de savoir si au sens de la loi un groupe de personnes visées au titre de leur appartenance religieuse, qui ne se confond pas avec l’ensemble des fidèles pratiquant la même religion, ne peut pas revendiquer la protection de la loi. La Cour a rejeté cette interprétation.

Concernant le dessin représentant le prophète avec une bombe, le Tribunal, le 22 mars 2007, avait jugé ainsi :

« … ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; … les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant du débat public d’intérêt général né au sujet des dérives des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique ».

De la sorte, la liberté de penser et de s’exprimer comporte aussi le droit de caricaturer les objets de foi qui sont hors notre champ terrestre, ou d’ironiser à leur sujet, à condition qu’ils n’expriment pas une volonté d’offenser ou de livrer à la haine ou au mépris l’ensemble d’une population donnée.

Pour autant, je ne considère pas à titre personnel qu’on doive parler de « droit au blasphème ». La fraternité en démocratie devrait, au contraire, inciter à prendre des précautions quand on touche à ce qui est sacré pour autrui. C’est une question d’éthique de la parole, sans qu’il soit besoin d’une loi qui réprime l’abus, lequel est consubstantiel à la liberté d’expression et n’est pas punissable dès lors qu’il n’atteint pas directement une personne humaine vivante.

CONCLUSION

Je pourrai continuer longuement à vous parler de toutes ces jurisprudences qui occupent dans mon bureau un pan de bibliothèque.

J’aimerais terminer par quelques réflexions plus personnelles.

Nos destinées éphémères d’êtres humains, réduits à vivre moins de cent ans chacun, se déroulent sur ce grain de sable que nous appelons la terre isolée dans un univers dont les confins sont à treize milliards et demi d’années-lumière, c’est-à-dire à une distance qu’il faudrait treize milliards et demi d’années pour la parcourir à la vitesse de trois cent mille kilomètres à la seconde (la distance terre-lune). Treize milliards et demi d’années en accomplissant à chaque seconde la distance terre-lune !

Cet univers est rempli de milliards de galaxies plus importantes que la nôtre. Elles-mêmes contiennent plusieurs centaines de millions de systèmes solaires avec des milliards de planètes.

Nous sommes au début de l’humanité intelligente.

Qu’est-ce que six millions d’années en effet par rapport à l’insondable infini du temps ?

Les dinosaures ont vécu de cent trente millions à soixante millions d’années avant Jésus-Christ, soit soixante-dix millions d’années. Nous sommes apparus cinquante-quatre millions d’années après leur disparition et nous n’avons pas vécu encore le dixième de leur destinée.

La création justifie donc un respect total à l’égard du maître du monde qu’on ne saurait nommer et, en même temps, une totale humilité.

Mais aussi respectable que soit chaque prophète, il ne peut être vraiment cru s’il prétend être le seul détenteur étant une personne humaine comme les autres, de la vérité que Dieu lui aurait dictée à lui seul.

J’ai le plus grand respect pour Moïse, Jésus-Christ et Mahomet. Ces prophètes ont enseigné la charité, l’amour de l’autre, la fraternité. Dès lors que le religieux veut s’installer comme le seul pouvoir, il manifeste le mépris de l’autre jusqu’à l’assassinat comme on l’a vu chez les catholiques à l’égard des protestants, comme on le voit aujourd’hui entre les sunnites et les chiites ou à l’égard des minorités religieuses qui ont le malheur d’exister là où le prétendu État islamique veut asseoir sa puissance.

Le Maroc, parmi les pays musulmans où la religion d’État inspire la législation, les rois successifs Hassan II et Mohamed VI ont donné des exemples de tolérance : ils savent se faire conseiller aussi bien par des juifs que par des chrétiens, ne les privent pas de lieux de culte et garantissent à tous leurs sujets comme aux étrangers une société apaisée et ouverte.

J’ai beaucoup d’admiration pour M. Boualem Sansal. Je ne puis négliger sa terrible phrase : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Je préfère vous livrer, pour terminer, la phrase de Michel de Montaigne, en pleine guerre de religions :

« Qu’est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures ? le régler et le monde à notre capacité et à nos lois ? nous servir aux dépens de la divinité de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plus départir à notre naturelle condition ? et parce que nous ne pouvons étendre notre vue jusques en son glorieux siège, la voir ramener çà-bas à notre corruption et à nos misères ? »

Puisse cette phrase sublime qui ne nie pas Dieu, bien au contraire, être enseignée aux enfants dès leur plus jeune âge pour les fortifier dans l’humilité respectueuse due à cette divinité, mystérieuse et impalpable qui nous échappe, et dans le culte de l’universelle fraternité.

Paris, le 16 avril 2016

Christian Charrière-Bournazel
Avocat au Barreau de Paris
Ancien Bâtonnier de l’Ordre
Ancien Président du Conseil National des Barreaux Français